Huitième station : L'épisode cévenol
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"L'épisode cévenol" Techniques mixtes sur toile 80 x 100 cm
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Papa était à table avec la petite,
et Maman commandait pour la troisième fois au bébé de ranger ses joujoux avant
de transgloutter le potage au butternot, quand, sans coup férir, l’épisode
cévenol est survenu. Le vent avait mugi dans tout le hameau, bouléguant le seul
réverbère de la rue, en s’amusant à défriser le petit bosquet derrière chez eux.
Mais, plutôt qu’un déluge de flotte, comme il est de coutume de tomber dans la
région, (ce qui aurait contribué à délayer la soupe trop farnatée de Maman), plutôt
qu’une affreuse mouscaille qui pouvait transformer le pays en une buanderie banale, il
se mit à pleuvoir des lettres de l’alphabet. A début, les lettres tombaient en
pluie fine dans l’assiette de la petite, tellement, qu’on aurait dit un
saupoudrage de vermicelle alphabétique, ce qui les amusait beaucoup, elle et
son papa, mais ensuite, c’est tombé dru, à plein régime et la mouscaille s’était
transformée en un chagate délirant. « Berk ! disait la petite, ça me
rappelle trop le tapioca de Mémère » Papa, intraitable, avait répondu « Justement, en souvenir de Mémère,
mange-là quand même ! » Papa
s’était servi un verre à moutarde de vin à ras bord, histoire d’attendre maman qui
s’occupait toujours de bébé. À présent, des monceaux de lettres jonchaient le
plancher et recouvraient entièrement la table. On ne voyait plus ce qu’il y
avait dans les assiettes. Dehors, à la place d’un ciel baveux et d’une
obscurité implacable comme il s’en produit souvent pendant les épisodes
cévenols, il régna, dans la maison, la clarté merveilleuse des photocopieurs à
la tâche. Cet épisode dura soixante jours. C’est le plus long jamais enregistré
dans les annales météorologiques. Un jour, l’aiguille du baromètre remonta, et le
temps vira au beau fixe. Le bébé ne savait toujours pas ranger ses jouets, et
il avait toujours de la merde au cul, mais il savait déjà lire avant même de
savoir marcher, A sept ans, la fillette dévorait « La Légende Dorée »
de Jacques De Voragine et écrivait des poèmes dans la langue de sa grand-mère maternelle,
à savoir : le finnois. Maman avait corrigé sa dyslexie en inventant un
nouveau langage articulé sur le principe des cris des manchots empereurs, et
Papa avait construit, de ses propres mains, une immense bibliothèque murale en
colimaçon. La veille des premières précipitations lettriques, quelques
privilégiés avaient pu suivre sur la toile, une communication du président de Notre si Belle Nation. Sur un ton
déterminé, voire menaçant, le président dévoilait, dans sa globalité, le plan ambitieux
d’une grande ré-alphabétisation du pays. Il avait précisé qu’il souhaitait, je
cite : « retrouver le premier rang qui était le nôtre, la
première place qui nous revenait de tout temps ». C’est pourquoi, dans la
moindre zone de non-droit, le moindre hameau en zone blanche, le moindre bois
où pourrait se planquer l’empêcheur-de
tourner-en rond, il ferait tout ce
qui est dans son pouvoir pour inoculer une bonne fois pour toute le virus de la
civilité, du devoir, de la dignité, de l’abnégation et de l’obéissance sans
réserve, due aux Supérieurs de Notre si
Belle Nation ! Et en pointant son index droit devant la
caméra-prompteur, il avait achevé son discours par ces paroles de fer :
« J’irai te chercher où que tu sois, pinglard de mes deux, et te ramènerai
à la raison ! Vive la Société Civile, vive Notre Si Belle Nation ! »
J’ai toujours été dans le lourd
secret des dieux. Alors, quelque temps avant cet épisode cévenol, en prévision
de la catastrophe, j’avais acheté une petite tente, ou plutôt un tipi, destinés aux gamins, alors que je n'avais même pas de lardon. Ainsi, m'y réfugiant, j’ai pu
réchapper de cet épisode cévenol sans précédent et venir vous le rapporter le
plus raisonnablement du monde.
Il fallait ressortir ce tipi, Nunky. En 1990 j’ai utilisé cette tente pour une mise en scène de « Kiki l’indien », pièce de Joël Jouanneau. Kiki polarise son entourage par une initiative personnelle. Le fait qu’il se réfugie dans son tipi coïncide métaphoriquement avec un une autre aventure. Kiki part et son voyage de plusieurs années renforce le pouvoir étrange que sa famille attribue à Kiki : les mots. Des mots, il en a toujours Kiki, et ça énerve sa sœur autant que cela force son admiration. Cela l’énerve parce-que Kiki porte des regards impertinents sur sa vie. La métaphore portée par Kiki le pousse à se révolter contre le général Custer et son armée. Les munitions de Kiki proviennent de son tipi et ce sont des lettres qui deviennent « mots ». Un épisode cévenol inversé.
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