jeudi 22 juin 2023

Là où le Doc est un cador

Là où le Doc est un cador, à n'en pas douter, c'est sur la logistique. Pour cette nouvelle expédition Baxter§Baxter destination Eymoutiers en Haute-Vienne, objectif espace Paul Rebeyrolle, il n'avait rien laissé au hasard : pique-nique gratiné (tomates fraîches, poivron, thon, oignons, frometon et tutti quanton), hébergement chez de vieux amis rescapés de l'élevage de chèvres des années 70, pauses stratégiques en pays creusois, dont la première fut fixée pour des raisons connues de lui seul à Pontarion, entre Guéret et Bourganeuf. Le village avait été victime quelque temps plus tôt d'une tornade dont les séquelles étaient visibles avec les bâches bleues qui recouvraient certains toits, et en particulier celui du château médiéval. Nous nous lestâmes de café dans l'unique taverne de l'endroit. On y pouvait lire d'anciens numéros de Charlie Hebdo, acheter des semences diverses et de la littérature régionale (j'ai failli craquer pour un Du rififi à l'ehpad, assez prometteur), et à côté de nous des pneus neufs laissaient penser que ladite taverne était sans doute le centre névralgique du commerce en cette bourgade de Haute-Marche. Bref, venons-en à la trouvaille du jour : un tableau posé devant nous sur le rebord du mur nous interpella.


La photo ici est presque trompeuse : elle tend à estomper la vétusté de la toile, complètement élimée, rongée au bord inférieur (on n'y distingue donc plus aucune signature). Le patron nous assura l'avoir trouvée dans son grenier, et ne rien savoir de plus sur sa provenance. Il me sembla qu'il s'agissait d'une vue des ruines de Crozant, ce qu'il me confirma. Comme l'on distingue la rivière Sédelle sur la gauche, on peut être à peu près certain que cette toile a été réalisée avant 1926, date de l'inauguration du barrage d'Eguzon, alors le plus puissant d'Europe, alimentant Paris en électricité. Tout simplement parce que le barrage a fait monter le niveau de l'eau et que la Sédelle n'apparaît plus du tout sous la forme de la rivière torrentueuse qu'elle avait alors, et qu'évoque George Sand dans Le péché de Monsieur Antoine   (1874) :  "la montagne qui porte la vieille forteresse tombe à pic de chaque côté, dans deux torrents : la Creuse et la Sédelle, qui se réunissent avec fracas à l'extrémité de la presqu'île, et y entretiennent en bondissant sur d'énormes blocs de rochers, un mugissement continuel ". 

 Vue actuelle du site de Crozant. Photo : Armand de Foucault (Wikipedia)

Bon, nous n'avons pas fait acquisition du tableau (m'est avis que le patron l'eut lâché pour quelques dizaines d'euros), et parfois je le regrette un peu. Nous avons repris notre route, après avoir attendu que le Doc retrouve son sens de l'orientation (en sortant de la petite rue où nous nous étions garés, il avait carrément rebroussé chemin - il faut dire que déjà, en sortant de chez lui, du Moulin Barbaud, il s'était lancé dans la mauvaise direction - la logistique, oui, l'intuition géographique, non).

Nous atteignîmes donc Eymoutiers à l'heure où les estomacs commençaient à se rebeller, traversâmes la bourgade sans coup férir et nous retrouvâmes au camping municipal où nous pique-niquâmes à l'ombre sur de belles tables en bois dont on nous apprit un peu plus tard qu'elles étaient comme de juste réservées aux campeurs (encore rares à ce moment de l'année, ceci soit dit à notre décharge). Comme mon objectif n'est pas de vous narrer par le menu le détail de nos pérégrinations, je coupe court à toute digression et j'en viens tout de suite à Planchemouton.

Planchemouton c'est ce tableau immense (4,20 x 18 m) que Paul Rebeyrolle (né en 1926) a réalisé en 1959 à Eymoutiers même. 
Il reçut alors le Premier Prix de la première Biennale de Paris. A l'origine, c'était un  travail de commande destiné à l’escalier du Palais des Beaux-Arts.  On peut l'admirer dès l'entrée du musée. Curieusement, je n'en avais pas de souvenir précis contrairement à d'autres oeuvres du peintre. Il  est pourtant saisissant, on pourrait passer des heures à se perdre dans ses paysages mouvants, rugueux, chaotiques. Michel C. Thomas écrit  : "Rebeyrolle est en mission de reconnaissance, comme ces soldats qu'on envoie en éclaireurs avant de livrer bataille. Il peint une guerre, la guerre des couleurs contre la ligne. Vieille guerre, guerre larvée. Delacroix, déjà : "Je suis à ma fenêtre, je vois un beau paysage et l'idée d'une ligne ne me vient pas à l'esprit." Et Goya avant lui : "Où trouvent-ils ces lignes dans la nature ? Moi, je n'y vois que des plans qui reculent, des reliefs et des enfoncements." Rebeyrolle peint la houle, les chambard des couleurs qui sont dans les reliefs et les enfoncements dont parle Goya et où l'on va, en fouaillant la nature, chercher des pigments." (Rebeyrolle ou l'obstination de la peinture, Gallimard, L'un et l'autre, 2009, pp. 53-54)



Planchemouton, c'est le nom aussi de la grange où il a peint le tableau (vingt-quatre panneaux de bois assemblés) et de la petite rivière qui passe au pied de l'espace avant de rejoindre la Vienne un peu plus loin, c'est là que Rebeyrolle demandera qu'on répande ses cendres.

Planchemouton (détail)

Saute-mouton. Je fais l'impasse sur la suite, la montée vers Faux-la-Montagne, l'auberge de la Feuillade, la soirée à Royère-de-Vassivière, la nuit dans le chalet prêté par Christian, l'homme du Doubs, merci à lui, et j'en arrive au lendemain, où nous allâmes, par une petite route méandreuse à travers les collines couvertes de forêts, jusqu'au lac de Vassivière et son île où est installé le Centre International d'Art de de Paysage

L'étrange visiteur


Des expos vues cet après-midi là, je ne dirais rien (alors qu'il y aurait bien sûr tant à dire, mais je laisse de l'ombre). Après un ultime pique-nique (où nous eûmes enfin droit à l'ouverture des sachets de chips amenés par le Doc), nous prîmes un dernier pot avant de se séparer au bar proche de la passerelle qui conduit sur l'île. La thématique de la déco était toute portée sur le chemin de fer. C'est là que je vis l'affiche suivante :


La boucle était bouclée. Nous pouvions remercier, Nunki Bartt et moi,  nos hôtes, le Doc pour les chips et le reste, nos compagnons de voyage, Jacques et Géraldine, les esprits des bois et des eaux pour leur bonté, et je savais que j'aurai au retour plaisir à retrouver dans la mémoire du smartphone l'énigmatique Botchio, cette sculpture Fon en bois du Bénin à l'impénétrable regard.




vendredi 9 juin 2023

Radio baxter # 10 : Derrière la porte rouge

                                                                          

Derrière la porte rouge                                             1985 - 1989



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Le nouveau monde



A R. P Nesterenko



Où vas-tu comme ça Bartt, et combien de fois auras-tu franchi ce pont dans un sens comme dans l’autre ? Combien ? Mille, deux mille fois ? Tu viens juste de franchir le pont. Tu es encore bien jeune malgré tout ces franchissements du fleuve, qui en cette année de froid exceptionnel, vient de geler. Bartt, tu as déjà tellement traversé ce maudit pont Wilson, par tous les temps, en toutes saisons, que tu fais déjà plus vieux que ton âge. Eh ! Jeune Bartt de 16, 16 ans et demi, sais-tu que les hommes s’écroulent tout comme les ponts ? Sais-tu que ton père va bientôt mourir ? 



Mais qu’est-ce que tu attends pour traverser ? Ca fait déjà une paye que tu arpentes le trottoir en regardant de l'autre côté. Qu’est-ce qui te retient ? Enfin, tu traverses, en te faufilant entre les voitures qui rongent leur frein, à l'heure de pointe, dans le froid cruel de l'hiver 1985. Il est bientôt 5 heures et la nuit tombe sur la ville gelée. Tu montes la rampe pyramidale du 1 quai d’Orléans*; quinze marches, imitation marbre, glissantes, qu'il faut gravir jusqu’au portail d’un immeuble cossu, imposant, répondant à l’appétit féroce de la « dame au chapeau vert » d’en face : la grande bibliothèque. Dix marches jusqu'au hall, avec l'illusion que tu pénètres dans un palais, illusion qui te quittes aussi sec, après avoir franchi une porte banale au fond du  vestibule ; qui conduit où ? A un local à poubelles, à une cave ? (Irais-tu rejoindre une fille, jeune Bartt ? Ce serait plutôt de ton âge, comme tu viens d’entrer au lycée.) C’est à l’invitation d’un garçon de seconde, tout comme toi, mais d'une autre classe, que tu as bravé ta timidité maladive. Qu’est-ce qui a fait que ça a tout de suite marché entre vous, quel est le mot, la formule qui aura mis le feu aux poudres ? Ton fanzine de BD, que tu vends pendant la récréation, sous le blouson, dont certains articles l’auront séduit, à cause de ce ton acerbe et décalé : ta marque de fabrique ? Peut-être, mais maintenant, tu y es, et tu descends l'escalier de l’entresol, aux murs pénitents ; tu descends dans les nouvelles fondations qui feront de toi ce que tu es maintenant, dans les catacombes d'une vie sublime qui fut jadis la tienne, Bartt, et qui n’est plus (sinon tu ne la relaterais pas). Et tu vas rendre une première visite à ce gars étrange :  R.P Nesterenko, lycéen et poète. Tu descends pas à pas, pizzicato, dans cette espèce de cave où tu n’as été foutu de trouver la minuterie. Tu n’y a plus rien vu, une fois que la petite porte s’est refermée derrière toi. Mais soudain, tu entends ; tu entends, dans ce qui te paraît le lointain, une espèce de musique. Et tu te fies à cette musique lointaine que tu perçois avec la plus fidèle des acuités. Tu descends lentement l’escalier qui fait un angle, te souvenant de ses indications : Tu verras, une fois au sous-sol, il y a trois portes : il y en a une, c’est les chiottes, et les deux autres, c’est les chambres. - Tu peux pas te tromper, ma porte à moi, je l’ai peinte en rouge, pour la distinguer de celle du voisin et de celle des chiottes. – Uniquement pour ça ? - A ton avis ?

 

Jouez-moi !


Bartt faisait mine de déplacer quelques objets sur une étagère pour mieux faire mine de les remettre à leur place, ensuite ; des objets curieux et inutiles, mais fantastiques, qu'il aurait aimé dérober, tous. c’était peut-être pour mieux se concentrer ( sans avoir à affronter son regard), sur ce qu’il entendait, cette musique qui sortait du magnétophone, celle-là même qui l’avait conduite jusqu’ici. Bartt n’avait pas conscience (comment l’aurait-il eue ?) que cette musique l’accompagnait déjà, à l'instant même où il avait entrepris de faire le chemin de chez lui, quatre kilomètres plus haut, jusqu’à cette chambre en sous-sol. Que cette musique le comprenait déjà.

Paul Klee  portrait d'un homme jaune  1921



- Qu’est-ce ce que tu écoutes ?

- La radio.

- C’est la radio, ça; quelle station ?

- France Musique. On vient d'annoncer une grande révolution dans la musique, tu sais ?

-       Ah bon ?

-      Oui ! on va rejouer Vivaldi, Bach, Berlioz, sur des instruments d'époque; ça risque de changer la donne, camarade ! 

La grande révolution, Bartt, en ce qui te concerne, c’est que tu n’avais jamais entendu d’autre musique que celle des hits-parades qu’on écoutait chez vous, à la radio, depuis que tu étais né; et que tu n’avais jamais cru qu’une autre radio, diffusant une autre musique, complètement inconnue de toi, pouvait exister. R.P Nesterenko écoutait cette musique jour et nuit, comme il enfournait ses gitanes internationales. Ce chemin, Bartt, jusqu’à cette chambre en sous-sol, tu le referas maintes fois en espérant entendre encore une fois cette musique. Il te fallait seulement descendre cet escalier plongé dans le noir absolu, chaque fois que tu ne trouvais pas la minuterie, ou que tu l'oubliais. Il te fallait descendre encore plus bas dans les fondations de ce qu'allait être, bientôt, LA VIE SUBLIME.


Jouez-moi !
                                                                          
                                                                                   

Crédits : Hubert Félix Thiéfaine, César Frank
Relecture : Snow Rozett


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* Aujourd'hui, avenue André Malraux