SAMI
MOKDAD
1
Qui n’a pas rencontré Sami
Mokdad n’a aucune idée de ce qu’est la Grâce. Sami nous est apparu pendant
l’été, au cours d’une colonie de vacance à Cheillé, tout près d’Azay Le Rideau.
C’est par pur hasard que j’ai fait sa connaissance, alors que nous étions des
gosses âgés de 11 ou 12 ans. C’est pour cette raison que je me permets
d’affirmer que quiconque n’a pas rencontré Sami Mokdad pendant cette
période si courte mais si aventureuse de la vie, ne trouvera jamais le chemin
de la grâce.
Pour contenir la grâce, il faut
un château. Mettons-le au cœur de la forêt de Chinon ; C’est encore plus
beau si ce château a été construit sur les terres d’un ancien fief « Le
manoir du Maupas » ! Et déjà, le conte se nimbe d’un orbe mystérieux.
C’est un domaine dont le Maître acquiert, très tôt, des terres et un moulin. Au
XVI ème siècle, on lui flanque, en contrebas de la tour, une fuye, c’est à dire
un joli pigeonnier courtaud et gras. Voilà le château de La Ploquinière. C’est
un lieu de rassemblements d’enfants défavorisés depuis 1874, année où ont été créé
les premières caravanes scolaires. Puis ce fut le temps des préventoriums, fut un temps encore un lieu de rassemblement de cheftaines, puis une colonie de vacance classique. C’est
dans ce pigeonnier, qui servait désormais de réserve à outils et de garage à
vélo que j’ai parlé pour la première fois à Sami Mokdad ; disons que je
n’avais pas trouvé mieux pour l’aborder que de lui demander : « tu
fais quoi ? » chose qui tombait sous l’évidence : il changeait la
clavette d’une manivelle sur un vélo endommagé, comme on enfile ses chaussettes
le matin. Comment vous le décrire ? Vous parler du trait lumineux de Milo
Manara, ou bien peut-être, devrais-je faire allusion aux personnages des romans
d’éducation allemands, comme ceux de Mann ou de Musil, préférant, de loin, évoquer
Törless et Jacob Von Gunten plutôt que Tonio Kröger et Tadzio ?
Mais non ! Ca ne va pas. Mokdad est un nom qu’on
psalmodie avec le cœur et Sami avait le type oriental, c’est à dire le teint hâlé
et le nez légèrement épaté, comme l’ont la plupart des natifs du croissant
fertile. Il aura surement dû me parler d’un grand père né au Liban, dans une
petite ville de pêcheurs. Je l’observais, moi, collé dans l’embrasure de la
vieille porte, lui, tout absorbé par sa mécanique. Il avait des gestes
sûrs et précis. Il était grand pour son âge, avec un visage rayonnant et des
boucles blondes… une silhouette élancée. Il n’avait pas frotté ses mains pleines
de cambouis à son pantalon comme je l’aurais fait, moi, mais pris son temps
pour dégotter un chiffon et un bidon de térébenthine pour achever définitivement
son travail. Il m’avait dit : « - C’est fait. Mais il est bien
trop petit pour moi. Il te conviendrait mieux à toi. Viens, on s’en va ! L’équipe des grands
organise un match. » Sur le chemin du terrain improvisé, il m’avait
demandé avec quelle équipe j’étais, parce qu’il ne m’avait encore jamais vu à
la colonie. Je pensais que c’était normal de ne pas m’avoir remarqué, pour la bonne
raison qu’un garçon comme moi n’avait rien de remarquable, c’est tout. C’est
comme le prestige, ça ne se commande pas. Lui, je l’avais déjà repéré sans jamais oser l’approcher. Je lui répondis que j’étais dans
l’équipe de Simon, le mono à la montre à quartz (chose que était encore rare en
ce temps) - Tu sais jouer au foot, au moins ? Si n’importe quel mecton
m’avait posé cette question, je l’aurais envoyé sur les rosiers comme disait
mon patriarche ; mais c’était lui qui me la posait : Sami Mokdad. Chose,
cependant, à ne jamais demander à un minime. Mon frère et moi jouions tous les
jours, à n’importe quelle heure, sur n’importe quelle surface, et à force, nous
étions devenus re-dou-tables, moi avec ma pointe de vitesse et mon jeu de tête tout
britannique et Le Boub, mon frère, avec ses dribbles couillonnants et ses
tacles glissés sur mesure. Mais c’est par cette question anodine que je pénétrais
aveuglément au cœur de la nébuleuse fantastique mais rassurante créée par Sami
Mokdad.
Le premier fait marquant qui
me fit croire que ce gars-là devait sûrement venir d’ailleurs eut justement lieu
au cours de l’une de ces parties sauvages de balle au pied. Je ne jouais pas ce
jour-là (prétextant un genou douloureux) afin d’observer Sami et son style privilégiant
l’esquive et le va et vient à te rendre chèvre. La partie était déséquilibrée, tant
« les grands » et parmi eux leur chef « Mammouth », ne
pensaient qu’à allumer les plus jeunes avec le ballon ; certains l’avaient
déjà pris dans le ventre, d’autres dans la gueule, et leurs rangs se décimaient
à vue d’œil. Quand, stupeur générale ! Le ballon vint à être projeté à
l’extérieur du parc du château, profitant d’un trou dans un grillage éculé pour
atterrir au fond d’anciennes douves. La profondeur du trou accusait bien six
bons mètres. Un petit zélé s’enhardit en criant « je tente ma
chance ! » et s’y engouffra sans se méfier. A peine avait-il franchi les
premiers buissons d’épines qu’on l’entendit rouler bouler en braillant et on le
vit remonter en se tenant la guibole autour de laquelle il avait enroulé un
mouchoir pouilleux. Autant dire qu’il fut méprisé et rembarré par la plupart
des joueurs, car il était revenu sans ballon. C’est à ce moment précis que nous
avons tous entendu Mammouth dire : - Sami, s’te plaît ; va nous le
chercher !
- Non !
- Sami, mon Sami, s’te plaît !
« Mon Sami s’il
te plait ! » Comment ce gros lard pouvait-il s’imaginer obtenir la moindre
faveur de Sami et que pensez-vous de celle d’aller chercher le ballon au fond
des douves à six bons mètres sous l’esplanade du château ? Il n’avait qu’à
bouger son gros cul et descendre lui-même le chercher son ballon, s’il y tenait
tellement ! Mais non, Sami nous gratifia d’une moue dubitative (qui lui restera
toujours), avant de disparaître, à son tour, dans le trou. Il ne fallut que
quelques minutes pour que le ballon revienne rouler sur le terrain comme s’il avait
retrouvé son chemin tout seul. Lui, était remonté bien après, si bien que nous nous
étions tous inquiétés et Mammouth le premier. – Sami, Sami, t’es là ? T’es
encore vivant ? Réponds merde ! On avait entendu un léger souffle,
puis il nous était réapparu, la face bien griffée par les buissons d’aubépines.
Tout le monde avait applaudi et « Mammouth », qui n’en revenait toujours
pas d’un tel self-control, avait pété très fort, comme à son habitude, pour
célébrer l’évènement (c’est pourquoi on l’appelait Mammouth, à cause de la
déflagration qui sortait, à volonté, de son cul, et qui rappelait les pétards
du même nom qu’on s’achetait par dizaines à l’épicerie). Sami avait seulement
fait un léger signe de la main pour annoncer qu’il quittait la partie et
s’était éloigné en direction des dortoirs.
Après son départ, nos corps
étaient restés en suspension. Nous étions désœuvrés, en attente de
quelque chose qui ne venait pas ; que la partie reprenne, par exemple ;
mais elle ne reprit pas. Quelques-uns regardaient encore dans la direction qu’il
avait prise avant de tourner au coin de l’aile du château en espérant que,
peut-être, il réapparaîtrait. D’autres restaient là, la tête baissée, tout en
passant près du ballon, sans y faire attention, puis se mettaient à shooter dans
les marrons qui jonchaient le sol. Deux, parmi les plus jeunes, faisaient la
brouette, l’un empoignant les guiboles de l’autre comme des brancards et
l’autre avançait, se servant de ses mains comme d’une roue, en poussant des
cris de faune. Mammouth, lui, avait fait mine de frapper très fort dans le ballon, puis
s’était rendu tout près du trou, par lequel Sami était passé, puis il était
resté planté là pendant une éternité.
J’étais toujours assis sous le marronnier vénérable, fixant le ciel. L’air du soir qui montait, semblait
s’être figé à quelques mètres du sol et les ailerons des martinets commençaient
de fouetter tout le vide qu’avait laissé Sami en partant, entamant un ballet
gracieux, tantôt en formation serrée, tantôt se dispersant sur le dos. La
grosse cloche avait sonné l’heure du dîner et nous nous étions longtemps
rassemblés en silence devant le réfectoire quand la colonie des martinets noirs
s’était déjà mise à table depuis longtemps, sans autre cérémonie que celle de
leurs cris d’alarme.
2
Les colons allaient souvent
marcher en troupe dans la vallée du Maupas. La marche en forêt et son
corollaire (édification d’une cabane, course d’orientation, identification des
espèces sylvestres et l’incontournable gamelle) constituait la principale
distraction d’extérieure que l’équipe d’animation avait à proposer aux enfants.
Quand la chaleur était insupportable on allait se jeter dans l’Indre qui ne
coulait pas loin. C’est au cours de l’une de ses promenades, près du ruisseau
du Doigt, que j’eus cette discussion décisive avec Sami Mokdad. Il était maussade
depuis plusieurs jours, depuis cette conversation téléphonique qu’il avait eue
avec son père, dans le bureau du directeur, Felix de Fréjus
-
Dis Sami, t’habites où ?
-
A Elbeuf, en Normandie.
-
C’est loin ?
-
Très loin d’ici. Mais une fois que la colo sera
terminée, je n’y retournerai pas.
-
Tu vas aller où ?
-
On va déménager. Mon père cherche une maison
dans la région de Tours. C’est pour ça que je suis ici, parce qu’il n’a pas le
temps de s’occuper de moi.
-
Et ta mère, elle est pas avec lui ?
-
Non. Elle est restée avec mon frère et ma sœur
à Elbeuf. Ils sont en instance de divorce, tu comprends ?
-
Oh oui ! Je connais ; mes parents
aussi, y se sont séparés. Au début, tout allait bien tant qu’y zétaient plus ensemble. On était bien mon
frère et moi à Amboise avec ma mère. On rigolait. Puis un beau jour,
patatras ! Ils se refoutent ensemble ! Re-déménagement – retour à la
case départ. Et nous on croyait avoir fait nos adieux aux copains de Tours pour
toujours. Du coup, plus de copains d’Amboise. Mon p'tit frère et moi on voulait pas partir. La honte quand on s’est retrouvés dans la cour d’école deux ans
après. Qu’est-ce qu’on a pleuré mon frère et moi.
-
C’est la vie ! Mais au moins, tes parents
se sont réconciliés, eux. C’est courageux je trouve, après deux ans de
séparation.
-
Tu parles, Charles ! Ils ont remis
ça !
-
Comment, ça ?
-
Ça leur manquait trop de se foutre sur la
gueule.
Pause
-
Tu passes en quelle classe ?
-
En cinquième.
-
Comme moi. Tu sais déjà dans quel collège tu
vas aller ?
-
Pas encore, mais mon père s’en occupe. Et quand
mon père s’occupe de nous placer quelque part, ça ne traîne pas en général. Il
aimerait m’inscrire dans un bon collège avec de bons profs ; il veut le
meilleur pour moi. C’est quand même un
comble !
-
Moi j’en connais un, un bon collège !
-
Lequel ?
-
Le mien, c’est le meilleur !
-
Tu m’as dit l’autre jour que t’habitais les
« Eaux Troubles ». C’est dans le même quartier qu’il est ton
collège ? Parce que ça risque de ne pas plaire du tout à mon père, les
eaux troubles.
-
Mais non ! On l’appelle comme ça pour
rigoler, mais c’est pas son vrai nom. C’est le prof de maths qui lui a donné ce
nom, parce qu’il savait pas qu’il existait avant d’y arriver. Son vrai nom
c’est le quartier de L’Europe. C’est grand l’Europe, c’est le prestige ;
ça peut plaire à ton père, ça, le prestige ?
-
Sûrement, sûrement… Et ton collège, il a aussi
un surnom ?
- Aucun. C’est le collège La Bruyère, c’est tout. Il est pas grand mais il a deux amphithéâtres ! C’est bon pour le prestige ça ! Ça en rajoute !
-
De toute façon, c’est pas moi qui décide, alors inutile de rêver.
La nuit venue, dans le grand
dortoir des garçons, je n’avais cessé de penser à ma discussion avec Sami au
bord du ruisseau du Doigt. Et j’étais rassuré. Finalement, Sami était comme
nous, je veux dire comme tous les
enfants de mon quartier. Et s’il était à la colonie de la Ploquinière, c’est
que lui aussi, était un enfant défavorisé, malmené, comme nous autres, par
cette chienne de vie ; autant dire : une victime de l’incompétence de
ses géniteurs. Notre conversation avait été interrompue par Simon, le moniteur
à quartz, qui avait insisté pour que nous l’aidions à récupérer les chasubles
qui avaient servi à départager les deux équipes d’une chasse au trésor où il
s’était agi de retrouver le soutien-gorge de Patricia, la monitrice de Sami, lequel,
tout naturellement, n’avait pas traîné pour mettre la main dessus en premier,
bien qu’il fut caché sur la grande chemise hawaïenne de Simon, qui n’avait pas
hésité à l’enfiler comme l’aurait fait une femme, pour éviter une boursouflure
qui aurait trahi sa présence. Comme je m’étais empressé de lui demander comment
il s’y était pris pour le trouver avant nous tous, et par quels indices il y
était parvenu, il m’avait simplement répondu que Patricia portait le même
parfum que sa mère. Je pensais que son odorat était au moins aussi puissant que
celui de ma chienne Britt ; quand à Patricia, sa jolie monitrice, elle
avait félicité Sami en lui caressant ses beaux cheveux couleurs de miel, lui disant d’une part, que comme détective, il
en imposait autant que Sherlock Holmes et Miss Marpple réunis, et que d’autre
part, dans un domaine plus prosaïque, il irait très loin.