mercredi 26 avril 2023

Baxter vs Baxter : Où s'en vont les caravelles ? # 5

 


Yuji Tsuji  Ma ville vue par le cœur 2 , stylo à encre sur carton 2003




Jouez-moi !


Où s'en vont les caravelles ?



-             Man,  qu’est-ce que c’est des noces de porcelaine ?

-      Ça veut dire que Maddy et Jo sont mariés depuis vingt ans.

-      Et vous, depuis combien de temps vous êtes mariés avec P’pa ?

-     Ah ! tu sais mon chéri, ce n’est pas facile à dire, mettons… Ça fera 28 ans en avril qu’on est mariés !

-     Et on dit comment pour 28 ans de mariage, Man ?

-    Je n’en sais rien ! Je connais juste les noms pour les chiffres ronds. Pour les 30 ans, je crois qu’on dit les noces de perle, mais entre nous mon Nono, je crois pas qu' on arrivera jusque-là avec ton père.

 Papa venait d’entrer dans la cuisine suivi d’une salve de pets  sonores salués par tonton qui rigolait :  tiens, y va y avoir de l’orage ! Papa demanda à Man : T’es prête Colette ? Faudrait y aller, Jo veut  être en avance à l’aérodrome. Je finis d’habiller les gamins Claude, tu vois pas ? Et puis, tu pourrais t’excuser quand tu fais ça, surtout devant les mômes, sinon ils finiront par t’imiter plus tard. Mais il n’y a pas de mal à se soulager ! Colette ma chérie, apprends qu’il me fallait prendre acte de ce que mes intestins avaient à me dire et faire remonter plus haut !

Quand la veille, à table, Maddy, excitée par le Vouvray (qu’ils avaient apporté pour fêter leur départ), avait prononcé ces mots magiques : les Iles Canaries , je n’avais pas laissé passer l’occasion de crâner devant Marielle, en affirmant que je savais où c’était, que j’avais vu ça un jour dans le dictionnaire de Papa. Elle n’avait pas insisté. Sans doute, elle avait eu raison. Il n’était jamais très difficile de passer pour un sot à ses yeux. La seule chose qui nous sauvait, le Boub et moi, dans les situations délicates, c’était cet aplomb insolent que nous mettions dans le mensonge ; un don surement made in Papa. 

Hans Jörg Georgi : Sans titre sans date , maquettes en carton de boite à chaussures 


"Caravelle", encore un mot que j’ignorais. C’est Jo qui venait de le balancer au moment où Man faisait flamber l’omelette norvégienne. Papa m’assure que c’est un type d’avion, comme il y a des DC-10, des Boeing ou des Tupolev. D’accord, mais Caravelle, c’est quand même bien plus joli que  DC-10. On doit pouvoir aller loin avec un avion pareil, glisser sur la crème fouettée des nuages et survoler le grand désert du Sahara ! Toutes les Caravelles devaient surement rejoindre le désert ! Papa qui avait entendu cette envolée lyrique, avait simplement remis mes pendules à l’heure en m’expliquant que je devais confondre les mots "caravelle" et "caravane", en ajoutant que ce don, sûrement made in Man, était plus qu'inquiétant. Le lendemain, Papa avait aidé Jo, qui avait la gueule de bois, à descendre les bagages, lesquels, pour la plupart, appartenaient à Maddy. Jo l’avait pourtant prévenu de ne pas emporter autant d’affaires, qu’à l’aéroport, il y avait un poids à ne pas excéder, mais le fait était là ; cinq grosses valises et un Vanity étaient en souffrance sur le trottoir. Une querelle s’engagea entre eux, trois fois rien, juste le temps pour le Boub et pour moi d’apprendre de nouveaux gros mots, tels que « vieux bidet » ou « gigot de sept heures » ou mieux, « petite bite » - mais tout le monde était tellement joyeux (Man la première), qu’ils s’étaient vite rabibochés en se visitant mutuellement la bouche, encore une chose extraordinaire et scandaleuse qu’ils avaient en rayon dans leur grande surface de l’amour, quand  la superette de Man et de Papa affichait déjà : « Fermeture définitive ».

Porté par ces effusions, Papa s’enhardit et propose à Jo de les emmener jusqu’à l’aérodrome ! Il s’apprête à enfourner une des valises roses  dans le coffre de sa Simca 1300 automatique quand Jo lui fait gentiment comprendre qu’ils ne pourront jamais tous tenir « là-dedans », qu’ils voulaient profiter du trajet pour faire quelques recommandations aux filles, relatives au séjour qu’elles auraient à effectuer chez nous. Que nous n’avions qu’à passer devant et qu’ils suivraient à bord de leur Taunus grise métallisée, aux sièges rouges kino, vu que Jo ne savait pas comment aller à l’aéroport.

Sur la route

-  Vingt ans de mariage, soupire Man, et un voyage de noces prévu depuis deux ans, tu t’imagines Claude ? C’est ça l’amour !

-  Autant te dire que Jo n’a pas dû chômer depuis qu’il est sur la route ! reconnait Papa

-  Il a dû en vendre des Moulinex ! lance le Boub, narquois.

- Boub, tu dois faire erreur, glousse Papa, en cherchant à passer la troisième - Moulinex, c’est l’ennemi. Jo, lui, vend de l’Electrolux, et il tient à ce qu’on ne l’oublie pas ! Mes chers petits, si Jo avait la charge de vendre des Tupolev  ou des  Caravelles, plutôt que des machines à coudre et des casques chauffants pour mémères, eh bien, ce n’est pas un voyage aux Canaries qu’il se devrait d’offrir à sa femme, mais plutôt un aller-retour sur Mars, c'est moi qui vous le dis ! ». Man, excédée, pria fermement Papa d’emmancher parce que Jo nous collait au cul.

Yuji Tsuji, Ma ville vue par le cœur 6, Stylo sur carton blanc 1997


Proportionnellement aux performances de Jo, ce qu’avait dit Papa était logique mais il se corrigea aussitôt, en réalisant que c’était logistiquement impossible, vu que les ricains avaient essayé récemment de retourner sur la Lune, et que ça s’était très mal passé ! Alors, envisager d’aller sur mars, même pour un type de sa trempe, même pour les beaux yeux de Maddy, il ne fallait pas y compter.  Le Boub fit cette curieuse remarque en retour, affirmant que Jo était tellement fort que, s’il le voulait, il pourrait vendre un aspirateur sur la Lune, et que plus tard, il aimerait beaucoup lui ressembler, remarque qui avait tellement vexé Papa, qu’il avait laissé sur place Jo et sa Taunus Kino.



 Jouez-moi !


Crédits : Luciano Berio, Cathy Berberian, Alain Baschung




A suivre …

jeudi 13 avril 2023

Baxter Vs Ertxab : Où s'en vont les caravelles ? # 4

 

Morton Bartlett, sans titre, entre 1936 et 1965 - Tirage argentique - 10 x 12,7 cm





Jouez-moi !







Où s'en vont les caravelles ?



Ce fameux soir que nous avions, avec Diane, ma cadette de quatre ans, terminé un jeu de stratégie, soldé par une raclée sans appel, j’étais remonté, humilié par son triomphe modeste, dans la chambre qui jouxtait la salle de bain du second étage, appelée la salle de bain verte. Quand je me crus arrivé à hauteur de cette salle d’eau (comme nous disions à la maison), un aquarium avait remplacé la pièce, qui abritait les jeux de Marielle et de Tristan, qui prenaient leur bain ensemble dans l’incrédulité et la joie clanique. Elle criait comme une sauvage en l’insultant et lui, en redemandait. J’imaginais l’eau du bain sérieusement baratée par deux dauphins entamant une parade nuptiale. Je descendais, à dix ans, dans les arcanes houleux de la jalousie. J’étais jaloux de Tristan, le frère aimé de Marielle. Je n’avais plus qu’une idée en tête : rentrer chez moi, pour revoir Bouboule, Richee et die kleine, mes semblables. Je m’enfermais dans la chambre pour laisser aller mes larmes et ma rage aussi, car j’étais scandalisé par les mœurs pratiquées par les Singer, dans ce cube maudit qui transformait les enfants charmants en gamins vicieux et pervers ! 

Morton Bartlett, sans titre, entre 1936 et 1965 -tirage argentique 12 x 9,7 cm 


Je ne voulais plus sortir de ma chambre et refusais même de dîner (de peur de devoir finir les restes). Alertée par mon brusque changement d’état, Maddy, qui s’en était inquiétée, me demanda des explications. Je répondis que l’œuf en gelée m’avait certainement rendu malade, à moins que ce ne soit la faute des crevettes, car je n’avais pas l’habitude de manger ce genre de nourriture, et j’avais depuis, d’énormes douleurs de ventre. Je mentais et ajoutais que j’avais tout vomi dans les WC bleus, nom que leur avait attribué les Singer. Sans s’en indigner, ni me faire de reproche, elle décida que je garderais la chambre après avoir pris un bon bain qui nettoierait les miasmes de l’intoxication. Diane, qui était montée avec Marielle et Tristan pour prendre de mes nouvelles, insista auprès de sa mère pour prendre le bain avec moi, ce qui l’« amuserait beaucoup ». Je suppliais Maddy de rester seul dans la baignoire verte, mais rien n’y fit ; elle me trouvait si peu dégourdi, qu’elle m’assura que de me baigner en compagnie de Diane aurait des effets bénéfiques sur ma construction, qu’il n’y avait pas de mal à ça, qu’aucune morale au monde ne réprouvait cet acte si naturel et si innocent, puisque de toute évidence, nous n’étions que des enfants. Nous pratiquons tous le naturisme dans cette famille, ce qui nous rapproche et nous évite de nous juger trop sévèrement,  car connaître le corps de l’autre, c’est commencer de connaître son âme, mon petit garçon ! avait-t-elle conclu, par ce genre de charabia que Papa aurait lui-même qualifié de couillonades.  Ainsi, sur des encouragements appuyés de la petite bande,  je finissais tout nu dans la  salle de bain verte, déshabillé sans ménagement par Maddy, sous les yeux de Marielle, qui avait même applaudi en chantant «  il est des nôtres !.. », puis m’étais retrouvé dans  la baignoire avec la petite Diane qui s’était mis en tête de me laver les pieds avec une brosse à dents. A la sortie du bain, Maddy me sécha les cheveux en un temps record avec le turbo silencio de chez Electrolux que Jo venait de recevoir, avant de me vêtir d’une somptueuse robe de chambre, cousue dans un tissu moiré, qui avait appartenu autrefois à Tristan. En sortant, je tombais nez à nez avec Marielle qui avait attendu tout ce temps devant la porte. Lorsqu’elle me découvrit, enveloppé dans cette robe de chambre qu’elle avait si souvent vue sur le dos de son frère, elle trouva qu’elle m’allait très bien, et qu’il fallait que je la garde. Evidemment, je refusais pour le principe (parce que Man nous avait élevés comme ça, en nous enjoignant à nous faire tout petit, à ne jamais déranger ni réclamer, car nous étions sûrement indignes des cadeaux que l’on pourrait nous faire), mais tous furent d’accord pour que, dorénavant, cette robe de chambre me revienne. C’est même Tristan, que j’avais détesté toute la journée qui, me remontant le col sur les oreilles, en me fixant avec ses yeux myosotis, avait prononcé ces mystérieuses paroles : « Tâche d’en être digne et porte là, comme je l’ai portée jadis, comme un roi », paroles qui avaient emporté l’adhésion des filles (y compris Maddy), en provoquant un rire général, excepté le mien, puisque je n’avais encore rien compris aux traits d’esprit de ce diable de garçon.

Vahan Polodian vêtements décorés - entre 1966 et 1982 

Tout avait changé avec ce bain. Je me réconciliais avec le palace et avec l' imprévisible Marielle ; même avec Tristan; je me réconciliais avec ma vie, bien que je pressentais sans trop y penser, que mon avenir comportait déjà de sérieuses zones d’ombres et de turbulences, et que, si l’on m’offrait sur l’heure, l’occasion de le fuir, j’emporterais ma belle Marielle, et je ficherais le camp avec elle, sans tirer ma révérence !

 Mais, comme il m’aurait plu de passer encore quelques heures avec eux, ce soir à table, à bavarder, puis à faire toutes sortes jeux de société, dont une armoire était pleine, dans la pièce que les Singer avaient baptisée : la salle des jeux tranquilles, quitte à me rendre ridicule encore une fois. J’en avais presque oublié mes mensonges de l’après-midi, si bien, que je m’étais encore puni moi-même, Maddy, considérant qu’il serait préférable que je garde la chambre, à cause des vomissements que j’avais mentionnés. Elle craignait une intoxication, bien qu’il n’y ait à déplorer aucun autre malade dans la maison. Elle m’avait promis, en guise de consolation, un plateau repas devant la télé, c’est-à-dire, un bouillon de poule, suivie d’une petite part de riz au lait industriel. Je n’avais jamais cru possible qu’on puisse regarder la télévision confortablement installé au fond de son lit. C’était le confort se parant du confort. J’étais servi ! Bien calé au creux du lit, étuvant sous un édredon énorme, je regardais Scoubidou en me tordant de rire, quand Maddy entra dans la chambre, sans frapper, avec un petit livre à la main pour m’annoncer que l’extinction des feux était imminente. Honteux de m’être laisser surprendre, je me recomposais aussitôt cet air contrit indispensable au malade. Elle m’avertit qu’il faudrait bientôt songer à faire dodo, mais qu’auparavant, afin d’oublier mes petites souffrances de la journée, elle tenait à me lire une histoire, ou plutôt, une fable. Je connais la chèvre de Monsieur Seguin, avais-je dit bêtement. Doucement, elle écarta les doigts de sa main gauche et les promena  dans mes cheveux.

-  Ce n’est pas un conte que je vais te lire Jean, mais une fable, une fable de Jean De La Fontaine, si tu veux bien.

- Je veux bien ! 

C’est alors que Maddy attrapa son petit livre, l'ouvrit à la fable intitulée : La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. J’écoutais jusqu’au bout, parce qu’elle n’était pas bien longue et m’endormais paisiblement, non sans m’être interrogé longuement sur la morale de cette fable. 




    Pascal Maisonneuve, "l'éternelle infidèle" sculpture de coquillages, entre 1927 et 1928 



   Jouez-moi SVP
    

 



Crédits : Luciano Berio Cathy Berberian Jack White 
Relecture : Snow Rozett 



 

lundi 10 avril 2023

Baxter VS retxaB : Où s'en vont les caravelles ? #3


Henry J Darger, The Vivian girls in "les royaumes de l'irréel"


"Ce que vous, les petites filles, osez faire me ferait frissonner de peur"

Henry J Darger 


Où s'en vont les caravelles ?



jouez-moi !



Marielle se penche pour appuyer sur la touche du petit magnétophone de Richee. La musique commence et elle appelle en premier le plus grand qui ne se fait pas prier, puisque c’est lui qui est désigné pour faire sauter le bouton de son short. C’est l’époque disco du garçon, on entend la voix de Barry Gibb qui entame un langoureux miaulement sur « More than a woman ». Elle se tortille, elle se dandine, à genoux sur le lit qui se met à grincer, ce qui déclenche chez nous un rire nerveux. Marielle réclame notre sérieux, même si elle ne peut s’empêcher de rire elle aussi. Pour Marielle, le jeu est plus sacré que la vie. Maintenant, elle pointe son index vers Pierrick, dit « le Boub », lui commandant de baisser doucement le short sur ses cuisses blondes. On jurerait que notre cadet a fait ça toute sa vie, tellement il y met du cœur. Quand c’est mon tour, Marielle s’est déjà retournée, entraînée par la musique, pour nous offrir ses fesses moulées dans la culotte blanche.  Allez, à toi Jean ! Je fais ma part et je ne laisserais cette part à personne. Il ne faut pas que mes frères devinent que je suis amoureux de Marielle, qui est la seule à avoir compris. Cependant, puisque nous voilà mis à l’épreuve tous les trois, et que je suis le seul à m’en indigner et à en souffrir, je sais que je dois faire comme mes frères, participer autant qu’ils le font, que je ne peux pas me défiler sinon, je serais banni et me retrouverais seul, sans eux, et surtout, sans elle. «  A toi Richard ! », ordonne-t-elle. Richee empoigne un bout de la culotte qui court sur le creux de sa hanche. Il rit comme un dément. Et ce ricanement affreux trahi son inexpérience en la matière, lui qui nous avait toujours fait croire qu’il avait peloté des tas de filles, le menteur ! Il n’est pas plus avancé que nous.  La musique ne joue plus. Elle a coupé les Bee Gees jusqu’au sifflet. Sa culotte a rejoint le short sur les minces chevilles. Nous avons bien travaillé. C’est ce  grand bruit en bas dans le couloir qui met fin à tout ça. Une porte d’entrée qui claque, die kleine qui rentre plus tôt du collège et monte quatre à quatre l’escalier qui mène aux chambres. On se disperse comme des rats, sachant très bien à quelle place die kleine doit nous trouver. Mais comment Marielle, presque nue, avait-elle pu faire aussi vite que nous pour sortir de la chambre de Richee ? Où avait-t-elle trouvé le temps de se rhabiller et sortir sans être vue, comme  ça ?

Henry Darger "at Jennie Richee - elles tentent de s'échapper en s'enroulant dans des tapis"

Elle n’était jamais sortie. Elle s’était tranquillement enroulée sous les couvertures, sans paniquer, et lorsque die kleine était entrée, croyant trouver Richee à ses devoirs dans sa chambre, et qu’à la place, dans son lit, elle avait trouvé Marielle couchée, la petite avait simplement expliqué qu’elle était malade, que Diane, sa sœur, avait dû lui transmettre sa grippe et que Richee, très gentiment, s’était proposé de lui laisser sa chambre, que ça ne lui était égal de faire ses devoirs ailleurs puisque, de toutes façons, il n’y comprenait rien. Quand, prise de compassion, die kleine avait posé le plat de la main sur le front de Marielle, elle avait trouvé qu’effectivement, la pauvre chérie montait en température. Le stratagème avait si bien fonctionné, qu’elle fut contrainte (avec l’accord de Maddy) de rester deux jours chez nous, car Man n’avait pas voulu la laisser partir dans son état – Richee, prié d’aller dormir dans notre chambre, sur un vieux matelas  avait à peine protesté (Man avait salué son geste généreux). Marielle eut droit à un dîner au lit sur un plateau, avec une part plus grosse du délicieux gâteau yaourt de Man, et des caresses amoureuses sur sa chevelure blonde. On put même entendre depuis notre chambre, la chanson de Juliette Greco, que Man me réservait toujours lors du coucher : « un petit poisson, un petit oiseau ». Man me demanda, de la part de la petite malade, si je voulais bien lui céder mon doudou favori pour la nuit, parce qu’elle l’aimait bien. J’acceptais sans conditions, imaginant que lorsqu’elle tiendrait Billy dans ses bras, c’est bien moi, et pas un autre de mes frères, qu’elle serrerait contre son cœur.


Le Palace avait tenu toutes ses promesses. Un cube à trois étages, une façade couleur abricot qui se voyait depuis la levée de la Loire. Plus gros que toutes les maisons alentours, il s’imposait. Tel l’avait voulu Jo pour Maddy, et Diane et Marielle, les deux sœurs Singer, prenaient davantage de valeur à mes yeux, maintenant qu’elles figuraient dans ce nouveau décor, un décor écrasant pour un enfant qui vivait à Chicago (c’était le nom que l’on donnait au quartier de La Verrerie) - Le Palace, avec ses deux baignoires et ses deux waters, n’avait été créé que pour nous éloigner l’un de l’autre.

Ezekiel Messou "sans titre", stylo à bille sur papier, coll Lausanne Art Brut


Je ne vins qu’une fois au Palace, sur l’invitation de Marielle. Ce fut pour moi l’occasion de faire quelques expériences culinaires inédites, comme celle de me planter devant une moitié d’avocat farci aux crevettes, me demandant comment il fallait s’y prendre, ou bien, celle d’avaler un œuf en gelée ; à vomir. Pendant ce court séjour au Palace, Marielle s’était montrée distante avec moi, Tristan, le frère adoré que je voyais pour la troisième fois, prenait toute la place. Quand elle s’adressait à moi, elle ne me parlait plus le langage de l’amour, ce langage qui nous était si familier l'un à l'autre, mais dans un tout autre langage, qu’aucun enfant, à ce jour, n’avait encore employé : le langage du reproche. Pour elle, je n’étais pas assez digne à ses yeux, elle m’en voulait de ne pas avoir apprécié la gelée de l’aspic, cet œuf enrobé que Maddy avait pourtant acheté chez le traiteur, spécialement pour moi. Il faut savoir qu’à la différence de Man, Maddy était une bille en cuisine, incapable de distinguer le cuit du cru. Mais que me voulaient-elles à la fin avec leur cube abricot farci de baignoires à pieds de loup et ses waters auréolés d’un abattant rose en gelée ?

 

Jouez-moi  !




Crédits :  Luciano Berio  Cathy Berberian  Bee Gees

Relecture : Snow Rozett 



A Suivre…

dimanche 2 avril 2023

Baxter VS retxaB : Où s'en vont les caravelles ? #2

 

Aubrey Beardsley How Sir Lancelot was known by Dame Elaine - 1893




Jouez-moi !


Où s'en vont les caravelles ?



C’est lors d’une récréation que Marielle m’apprend, en chantant (heureuse ou malheureuse, elle chante souvent ce qu’elle veut dire), qu’elle va déménager de la rue Nationale pour une maison toute neuve, que son père fait bâtir depuis deux ans déjà et dont la construction va s’achever bientôt, à la limite du Loir et Cher, sur un coteau surplombant la Loire, au bout d’un village arraisonné par les vignes. Il conserverait le magasin, à condition d’en confier la gérance à quelqu’un, quelqu’un comme lui, qui aime les aspirateurs à traineau et les machines à coudre électroniques, qui tiendrait le magasin Moderne, tandis que Jo lui, repartirait sur les routes comme au bon vieux temps de sa jeunesse, car il fallait en vendre des aspirateurs à traineau "Booster" pour payer les traites du Palace. Je suis proche du K.O, alors qu’elle jubile dans la description délirante de sa nouvelle maison. Je n’écoute plus. Je suis sûr qu’elle va quitter définitivement notre école, que le Palace, si proche encore, sera toujours trop loin pour moi, que j’en mourrai. Elle joue machinalement avec le lobe de mon oreille droite et, avec une moue exquise, m’assure que rien ne changera, qu’elle avait déjà fait promettre à Mady et à Jo qu’elles finiraient leur année scolaire ici, à l’Ecole du Clos, avec nous, les petits frères.

« Tu sais, j’en fais ce que je veux de mes parents. »


Thomas Gainsborough " Daughters with a cat"- 1760 (?)


Il m’a fallu trente années pour comprendre comment Man avait réussi un tel coup. Le déménagement express, la destination ; vous verrez, c’est une surprise !  (comme si on avait envie de jouer sachant que de toutes façons, on perdait à tous les coups), Papa qui nous rejoindrait, plus tard, quand on sera installés. La Verrerie, ce paquebot géant échoué entre la campagne et la forêt, l’appartement spacieux, en duplex, avec trois chambres pour tous les gosses de Man, avec une terrasse :  il y a même un préau, comme à l’école  avec en prime la chienne Britt, pour faire passer la pilule : c’est un épagneul, elle a son pétigré !  Elle  croyait en savoir des choses, Man.

Tout ça, comment elle aurait pu le trouver toute seule, sans être aidée ? Elle savait à peine prendre le train ! On n’avait pas encore ce téléphone providentiel qui lui aurait facilité ses recherches depuis là-bas. Alors comment ?

Jo et Mady lui ont trouvé ce logement qui nous conviendrait à merveille ; c’est à cause de Mady et de Jo que nous sommes venus dans cette ville, les rejoindre. Ma mère et Mady étaient si liées qu’elles pouvaient très bien échanger des lettres, et quand il lui avait fallu parler des mauvais traitements, du manque d’argent, des insultes, des volées, Man n’avait pas dû manquer d’émouvoir Maddy, qui n’aimait en rien Papa, cet alcoolique ! Et Maddy aurait confié à contrecœur ses petites à ce porc, à ce poivrot  de Papa, celui-là-même qui un jour, s’était écrié en voyant arriver le petit Bouboule à la maternité (lui qui aurait tant aimé avoir une fille) : « Encore un mâle ! »

 C’est cet homme-là Maddy, qui accueillit tes filles dans notre appartement, sans jamais réfréner la joie constante qui l’enveloppait, mais qui dévastait son cœur. Cet homme-là Maddy, qui demanda toujours après qu’elles fussent parties, des nouvelles des petites princesses, ô ! 

Le quartier de la Verrerie dit "Chicago" à Amboise, dans les années 80


Elle est venue à la Verrerie, passer la journée de dimanche, sans Diane, souffrante qui est restée au chaud. Nous sommes dans notre grande chambre, le Boub, elle et moi. Elle nous montre comment on peut écrire à l’envers à l’aide d’un miroir quand, depuis la chambre voisine, Richee l’appelle pour lui montrer ses derniers dessins de dragons et de têtes de mort. Alors que nous effectuons les exercices qu’elle nous a donnés à faire en l’attendant, j’entends Richee glousser, mais ce n’est pas le rire de Richard. Il ne rit jamais comme ça. Il rit souvent comme un idiot, mais jamais comme un débile. Marielle, avec une voix très ferme, nous commande de venir les rejoindre dans l’autre chambre. C’est Boub, qui prend l’initiative de se lever le premier. Moi, j’adhère éternellement à la moquette de la chambre, déjà contaminé par ce mauvais présage qui s’imposera longtemps à moi quand il s’agira d’elle : «  Il ne faut pas y aller. »

Elle était là, dans la chambre c’est vrai, dans la chambre de Richee. Pourquoi était-elle sur le lit de mon frère, je ne sais plus. Nous avait-elle appelés, Richee était-il déjà près d’elle au bord du lit quand nous entrâmes ? Nous, sans consistance, absorbés dans sa lumière. Dans les orbites de ses yeux, deux argus dont l’affolant va et vient signifiait ou notre délivrance ou notre destruction.


Hans Bellmer les petites acrobates 76 x 56 cm 


Crédits : Benjamin Britten 
Relecture : Snow Rozett




A suivre