vendredi 26 mars 2021

La cyber diffusion baxteriène présente : Unicorn 15





Un récit d'anticipation signé maestro & nunki Bartt



                               Quinzième épisode                                       

     

La bulle avait tellement enflé que la licorne amorça un léger recul mais, retrouvant sa nature sauvage, elle donna un grand coup de corne dans cette sphère magique qui la séparait de Jasmine. Quand elle éclata, la Tremblay se retrouva toute engluée et elle éclata elle aussi, mais d’un pur rire de cristal. La licorne se rapprocha tout doucement cette fois, comme l’aurait fait un faon farouche, et s’allongeant tout près du fuselage des jambes de Jasmine, elle posa délicatement sa tête sur ses genoux de sirène. Comme elle la caressait bien, tantôt sur le toupet de sa tête, tantôt dans sa barbiche emmêlée. La bête se rencognait, ruant avec ses pattes arrière, pour venir bien plus près du corps de la belle, afin de s’offrir davantage aux caresses. Et le décor, ou peut-être la lumière du décor, changea soudainement, mourant de toutes ses couleurs dont l’automne l’avait paré. Un disque d’un grand rayon s’était formé au sol, dans une déclinaison de gris et de noir, tranchant cruellement avec le vert vif et les bruns à la lisière du cercle. 



Le direktor avait dû s’accroupir pour ne pas basculer, sonné par le vertige, quand plus haut, au-dessus du gîte d’Unicorn, ils avaient vu apparaître un nouveau cercle, dix fois plus petit que le premier, d’un infra noir profond, venu parachever cette parallaxe énigmatique. Était-elle sortie de l’imagination seule de la licorne, ou bien était-ce la résultante de plusieurs facteurs combinés, comme la présence en ces lieux des deux créatures : la licorne et la femme ? Du comportement irrationnel de Jasmine ? Des deux choses à la fois, ou de cet endroit insolite qu’était Itar ? Nul ne pouvait le dire, mais une chose était sûre : c’est que c’était rudement beau. Le direktor Papiak avait seulement prononcé ces mots, étranglé par l’émotion : « Mais c’est mon cirque ! Unmöglish ! Le docteur Faber avait pensé : cette bestiole, quel artiste quand même ! » et Jasmine adossée à la hutte, grattant l’encolure de la légende vivante, s’était rembrunie en revoyant le dessin de Chuca avec son ciel irréversiblement noir.








"To stalk, c’est, très précisément : « chasser à l’approche », une façon de s’approcher en marchant, une démarche, presqu’une danse. Dans le « stalk », la partie du corps qui a peur reste en arrière et celle qui n’a pas peur veut aller de l’avant. Avec ses poses et ses frayeurs, le stalk est la démarche de ceux qui s’avance en terrain inconnu."

La bête ne bougeait plus. Elle semblait assoupie, ivre des caresses prodiguées par l’intrépide danseuse qui, revenue à un point de clairvoyance, chercha sa lampe torche dans le creux de ses seins pour communiquer à nouveau avec ses compagnons.

- Que dit-elle Lars, qu’est-ce qu’elle veut qu'on fasse maintenant ?

- Une seconde, Med ! "Ve-nez … tout-de – tout-de-suite… elle rou- elle roup-ille." La licorne s’est endormie Med, Descendons, szybko !

Med, plus vif, bien que plus gros, avait sauté dans le vide pour saisir la corde au vol, et en l’attrapant, il lui avait donné beaucoup de gîte alors, quand Lars voulut l’attraper à son tour, il sauta comme un trapéziste suicidaire qui aurait oublié de compter le nombre des vas et viens du trapèze. Il s’accrocha en catastrophe aux guibolles du dompteur. Il n’était plus question pour Med et Lars d’entrer dans la danse, ils fonçaient tout droit vers la hutte, courant comme des dératés, du moins le croyaient-ils, parce que leurs mouvements étaient foutraquement contrecarrés, interdits de fluidité. Ils stalkaient, comme des crabes filant rejoindre la mer, sans pour autant contrôler le moindre de leurs mouvements. Parfois, le hasard de leur trajectoire les faisait se rejoindre et ils couraient enfin parallèlement, mais en se livrant à un furieux carrousel. Lars encourageait Med avec des « Du nerf Med, mordious ! » alors que lui-même se déportait vers l’arrière et Med, tout en zigzagant, ricanait comme un idiot, de le voir lui, Lars Faber en personne, jouer curieusement du bassin dans un petit bois perdu du centre de la France. 

Ramenez le drap sur vos yeux, entrez dans le rêve… A la découverte de cette chose merveilleuse qu’ils avaient juste là, à portée, ils tombèrent à genoux, autant parce qu’ils étaient épuisés d’avoir été contraint dans leur course, autant parce qu’il se dégageait de cette épiphanie sauvage une sérénité désarmante. ils n’eurent plus qu’à s’abandonner à la contemplation. Qu’auraient-ils pu faire d’autre ? Jasmine leur souriait et s’était mis un doigt sur sa bouche, non pour les exhorter au silence, mais pour les inviter à chuchoter à nouveau. Lars remarqua que la licorne dormait les yeux "vifs", ce qui arrive parfois chez certaines espèces très anciennes. Sa longue corne était posée sur les cuisses de Jasmine, et elle figurait dans l’imaginaire des deux hommes une rapière qui protègerait l’accès au pourpoint, une épée de chevalier preux, tenue au clair, pour parer à une éventuelle attaque. L’intrépide était bien gardée. Lars regardait autour de lui. Et, jetant un œil dans la hutte d’Unicorn, il y découvrit, parmi des centaines d’objets hétéroclites juchant le sol, son paquet de Mélange spécial ! « - J’ai déjà fait l’inventaire Lars; vos cigarillos y sont aussi, Med ! – Et vous, elle ne vous a rien pris ? demanda Faber – Oh si, bien sûr ! Ma boîte de Cardinal. – je ne connaissais pas cette marque ! - mes tampons hygiéniques, andouille» ! Ils furent consternés en découvrant que la bestiole ne vivait que de rapines.




 A peine les deux hommes, un moment plus tôt, avaient franchi les limites du cercle circassien (tel que l’avait baptisé Med), que le direktor perdit toutes ses couleurs : le bleu de son manteau, le brun profond de ses yeux  avait viré au noir. Son teint de peau avait à présent la blancheur cadavérique de l’acteur de films muets et ses cheveux blancs déjà, se remplirent d’une lumière encore plus intense. Faber constata que rien au contraire, dans son aspect général, n’avait changé, mise à part un détail comique : Jasmine n’avait pu s’empêcher de se moquer quand elle les vit débarquer à la tanière d’Unicorn. Toutes les couleurs, de sa mise à sa physionomie, étaient saturées, à croire qu’un démiurge facétieux s’était servi d’un logiciel de retouche photographique pour en exagérer les couleurs. Ses cheveux, blond châtain d’ordinaire, étaient rouge-cerise, son teint rose manga et ses yeux étaient irisés de phosphorescences violettes. « Restez tranquilles les gars, et attendons la fin du jour ! ». Le diamètre du cercle noir, au-dessus d’eux, montrait des signes d’inconstance, grandissant et s’amenuisant. Ils comprirent que ce ciel était la représentation schématique des battements de son cœur. Tout autour d’eux n’était qu’un enchantement, un opérateur aussi doué qu’Henri Alekan n’aurait pas mieux fait, pensait Lars, lui qui semblait tout droit sorti d’une comédie musicale de Stanley Donen. La lumière était parfaite, rassurante. Le blanc et le noir se distribuaient harmonieusement sur la moindre parcelle d’un feuillage, sur la plus infime aspérité d’une roche, sur le simple pli d’un vêtement. Jasmine, attentive au moindre mouvement d’Unicorn, lui flattait toujours l’encolure, et la bête comblée d’aise, s’était mise à ronfler ; faiblement d’abord, puis de plus en plus fort, déclenchant chez Lars et Med un fou rire contagieux qu’ils essayaient d’étouffer en enfouissant leur visage dans les feuilles mortes qu’ils avaient rassemblées en petits tas. 







                                






A SUIVRE…

mercredi 17 mars 2021

la cyber diffusion baxteriène présente : Unicorn 14

 


Quatorzième épisode



Quand Faber plongea, à quatre pattes, à l’intérieur du tipi de Kiki l’indien, il ne trouva rien d’autre qu’un bout de papier à l’endroit même où s’était déroulé leur conciliabule. Il s’était rapproché du dresseur, et lisait le message, à voix haute : « Mes amis, vous venez déjà de faire une bonne chose. Félicitations ! J’ai moi-même un acte crucial à accomplir. Je vous en prie, ne l’empêchez pas ! Je vous souhaite un excellent appétit. P. S : Je vous propose pour la suite de correspondre en morse avec une lampe torche. Signée Jasmine. » Fou de rage, il jeta le bout de papier au feu.
- Oh ! La petite garce, elle ose nous faire ça !
- Elle nous a doublé Lars, sans aucun doute. Je comprends mieux pourquoi ce trou, maintenant.
- Non, mais vous avez vu ça Med ; Elle se fout de nous, par-dessus le marché. Bah ! Les femmes, allez leur faire confiance !
- Bon, vous faites comme vous voulez Lars. Ruminez, ruminez, mais moi je vous dis que ce bon fumet  m’invite plutôt à …comment dites-vous déjà en français ?
- A se taper la ru… la cloche ?  
- C’est ça, à me taper la cloche; pour les cloches (. . .)

A peine avaient-ils mangé leurs patates cuites dans l’esprit maori, qu’ils entendirent tinter, à trois reprises, une clochette, du côté du sud, là où gîtait la licorne. Dare-dare, ils regagnèrent  leur poste d’observation et les deux compères scrutèrent un horizon morcelé où les yeux devaient se frayer un passage dans un champ de vision trompeur, comme dans les anamorphoses de Georges Rousse.
- Dites donc Lars, je n’arrive plus à mettre la main sur mon paquet de Davidoff !
- Vous la voyez Med ?
- Comme je vous entends, cinq sur cinq ! Mmm, ces petites patates farcies à l’ail et aux champignons, pyszne ! Adressons-t-elle en pensée tous nos compliments pour ce repas de négus. (Un rot soutenu) Abdullah !
- Adressons-lui, Medved, on dit « adressons-lui.»
- Mmm, décidément, le français est une langue de rétrogrades et de phallocrates.
                                                                 


Les deux compères observaient scrupuleusement Jasmine qui était venue s’installer tranquillement devant le gîte d’Unicorn. Il avait la forme et la taille d’une termitière ; mais, à y regarder de plus près, on pouvait remarquer que sa structure faite d’accumulation d’écorces et de branches disposées en faisceaux, avait tout l’aspect d’une construction humaine. Jasmine avait adopté la position birmane pour faire zazen, et s’étant tournée dans la direction du camp, elle pouvait très bien voir la cime exubérante du chêne tortueux, sans pour autant apercevoir les deux hommes. De temps à autres, elle envoyait des signaux lumineux avec sa lampe torche. Faber avait commencé à déchiffrer le message qu’elle leur communiquait. 
- Qu’est-ce qu’elle dit Lars ?
- Etes-vous, vous ra-bi, bi-bochés. Etes-vous rabibochés. Elle nous demande si nous sommes réconciliés, Med.   
- Ha ! Ha ! « rabiboché » ! le français est quand même une langue de mandrins et de trouvères. « Rabiboché » Ha ! Ha !
 


Faber s’apprêtait à renvoyer le signal d’un « oui » définitif, quand ayant vu quelque chose bouger dans son champ de vision, il décala ses jumelles de deux points vers l’ouest de sa ligne de mire, et vit, qui sortait des buissons, un drôle d’animal, à peine effrayé, plutôt curieux même, se dirigeant prudemment vers Jasmine. « - Med, nom de dieu ! Voyez-vous ça ? Là-bas, à 11 heures. Et le dresseur décala légèrement sa longue vue, dont il dut refaire la mise au point, car la lorgnette du général n’était plus de la première jeunesse. - Co to jest ? Mais c’est un bouc, un p’tit bouc tout crasseux ! – Un caprin certes, Med, mais pas un bouc, c’est un chamois, avec une tête de chien, à première vue. » L’animal était de bonne taille sans être aussi grand que le bouquetin des montagnes, plutôt vilain, mais sans être dénué de grâce, et sa corne unique qui lui sortait d’un puissant rostre noir et luisant, en guise du chanfrein, était disproportionnée par rapport à l’ensemble de son corps, car cette "dent" prolongeait la longueur de l’animal d’une bonne moitié, au moins, de son enveloppe charnelle. La créature s’ébroua confortablement, à la manière du chien, en commençant par secouer sa courte queue de chèvre, et l’ondulation se propageait tout le long d’une échine d’équidé, jusqu’à une tête chauve. La vitesse qui l’animait était prodigieuse. Faber pensa que seule sa corne pouvait empêcher que son pelage ne lui sorte du mufle, comme on ôterait un pullover. Jasmine était amusée, sans s’être imaginée vraiment, qu’à trente pas à peine, se tenait la créature de toutes ses passions. Car Unicorn était l’animal de sa vie, l’animal pour lequel elle était venue au monde. La bête se mit à tourner sur elle-même, à la manière d’un chihuahua excité. Était-ce de joie ? Sans aucun doute, car après cette manifestation de contentement, elle s’arc bouta, joignant ses sabots de caprin, avant de s’approcher vivement de Jasmine. Elle lui fit une belle révérence. Puis, elle se mit à faire des bons de côté, comme pour aller de l’avant. Elle progressait exactement comme Jasmine l’avait décrite à ses compagnons : en dansant ! Et sa danse avait quelque chose d’un insouciant comique. Une question s’imposait : La licorne n’avait-elle jamais eu d’autres prédateurs que l’Homme, sachant qu’elle avait traversé les âges, et ceci bien avant qu’il n’apparaisse ? Et fallait-il s’inquiéter en retour, que de prédateur, l’Homme puisse devenir une proie, car depuis l’affaire de l’ « Athéna », la danseuse intrépide était sûre que cette créature pouvait en venir à bout grâce à un pouvoir magique et féroce.



« Savoir que nous sommes mortels revient à dire que la vie est perdue d’avance, quoi que nous fassions pour l’éviter. Si les animaux étaient sûrs d’être mortels, ils quitteraient leur niche écologique et adopteraient la station debout. »

Elle avait changé de position pour l’accueillir, assise légèrement de travers, en rassemblant ses jambes du côté gauche, exactement comme cette sirène qu’enfant, elle avait vue sur un rocher dans le port de Copenhague. Mais n’étant pas de marbre, Jasmine commençait à accumuler du stress au fur et à mesure que l’autre approchait. La peur était palpable alors, fouillant dans la poche de sa combinaison, elle prit quelques gommes qu’elle se fourra dans la bouche pour se détendre. Elle mâchait compulsivement quand la créature virevoltait autour d’elle, exécutant d’impossibles pirouettes, se cabrant, effectuant des bonds sur place, et toujours plus haut. Elle fut bientôt à quelques centimètres de Jasmine qui pouvait sentir son souffle chaud au contact de son visage.





Faber, muni de ses jumelles numériques, décrivait méthodiquement à son ami, à voix haute, les caractéristiques physiques de l’animal en présence : « - (…) Longueur de l’animal, à vue d’œil (sans la corne), 155 cm, 83 cm au garrot, pelage laineux, probablement variable, longue barbe de poil de jarre sur l’échine, muscle horripilateur très développé, cou large et court, ganache – Langsam ! Langsam ! Lars quoi ! - Vous notez Med ? Oui, oui, la ganache, elle est comment sa ganache ? – elle est courte. - Mufle en bec de canard, naseaux extrêmement dilatés. Oreilles discrètes et bien placées, Pinceau pénien (…) Mais qu’est-ce qu’elle fout, bordel ? » Estimant que la bête avait trop vite franchi sa sphère intime, Jasmine, instinctivement, avait fait une énorme bulle de chewing-gum rose qui les séparait l’une de l’autre. Mais Unicorn, loin d’en être effrayée, poussait son mufle horrible vers la bulle odorante qui enflait crescendo sous le souffle continu de la danseuse.     
- Non ! Mais elle est complètement siphonnée ! Quelle gamine ! Notez, pinceau pénien absent ! Ni mal ni femelle, hermaphrodite. De mieux en mieux ! 
- Ha ! Ha ! Quel clown cette Jasmine, dobrze, dobrze ! Un numéro superbe, imaginez Lars : « La Belle, la Bulle et la Bête». J’achète ! 
- Je peux vous dire Med que si on s’en sort, je lui fais creuser un tunnel jusqu’à la rue de la Lune !









      







A SUIVRE 

     

mercredi 10 mars 2021

La cyber diffusion baxteriène présente : Unicorn 13











Comme les cris se rapprochaient dangereusement du camp, on instaura une cellule de crise. Pour la première fois, Jasmine émit l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de plusieurs licornes. Mais, pourquoi ne les voyait-on jamais, puisqu’elles étaient aux portes du monde des maîtres, des savants et des poètes ? Dans le minuscule tipi de Kiki l’indien, ils s’étaient accroupis en tailleur, fortement penchés vers l’avant, (surtout Jasmine, la plus grande des trois), et leurs fronts se touchaient par moment. Ils chuchotaient, et déjà, la femme reprochait aux hommes leur conduite irresponsable, venue briser une si belle entente. Elle s’en indignait. Aussi, pour retrouver la cohésion et l’équilibre vital du groupe, indispensable pour la suite de leurs aventures, elle les somma de se débarrasser une bonne fois pour toute de leur acrimonie, en allant creuser une fosse plus loin, derrière le camp, un trou dans lequel ils enfouiraient leur animosité sans nulle autre pareille. Le direktor s’étonna d’une telle idée, en prétextant qu’il y avait plus urgent à faire, mais Faber, effrayé à l’idée de perdre Jasmine, regarda le dresseur Papiak droit dans les yeux et dit : « Nous le ferons pour nous tous, car nous sommes indivisibles. » Papiak baissa simplement les yeux, en signe d’inclination. « - C’est entendu ! Maintenant, écoutez-moi tous les deux. La légende d’Unicorn, comment Guillaume Le Clerc de Normandie, dans son bestiaire divin, nous narre sa capture par les chasseurs, exactement comme dans la chanson de Thibaut de Champagne. Vous comprenez ? 



Le dresseur, qui manifestement, semblait comprendre, haussa le ton. – Proszę bardzo, Panna Tremblay ! Vous n’allez pas remettre ça sur le tapis, vous n’allez pas nous faire avaler que vous êtes encore vierge, surtout un joli petit lot comme vous ? - Medved a raison, Jasmine, si je puis me permettre, car si la légende dit la vérité, vous vous mettez dans un bien drôle de pétrin et nous autres aussi ! Pas question de vous faire prendre ce risque, je regrette, mais c’est non ! Jasmine, au bord des larmes ne put contenir un rire qu’elle couvait depuis la mise en route de son quiproquo. – Vous êtes vraiment innocents tous les deux, mais je vous aime bien. Non, vous vous égarez messieurs ! C’est grâce à cette odeur de cuir qui embaume tout mon corps que je l’attirerai jusqu’à son gîte. Je la crosserai comme ça. Elle ne pourra pas résister, et elle viendra, croyez-moi ! ». Lars admit (admira) la première partie du plan de Jasmine, mais il ne voulait pas savoir ce qu’il pourrait advenir ensuite, parce qu’il en avait peur. 
Il avait décroché les deux pelles pliantes amarrées de chaque côté de son havre sac. « - Que voulez- vous qu’on fasse avec ça, avait objecté le direktor, on ne pourra pas creuser bien profond ! – C’est juste histoire de marquer le coup, mon vieux ! » La chaleur autour du camp avait le goût des hauts fourneaux. Nus jusqu’à la taille, ils enfonçaient leur pelle dans le podzol, un coup chacun, comme des forçats, grognant, renâclant, crachant dans leurs mains comme ils l’avaient vu faire. Leur sueur, leur identité primitive, était comme les eaux des deux grands fleuves amazoniens qui se rejoignent, sans pour autant se mélanger. Ils mirent ainsi au jour une jolie cavité, où des strates de poussières d’os succédaient à d’autres strates, garnies d’anciens sites de boucheries et de roches calcinées. Le direktor, se racla la gorge pour cracher une glaire dans le trou. Il s’alluma un de ses cigarillos préférés et rejeta triomphalement la première bouffée, la plus généreuse.






- On fait quoi maintenant Monsieur le poète ?
- Jasmine a demandé que nous enterrions la hache de guerre, non ? Alors, on rebouche !
- Kurwa mać ! (…)
- Dites Med, j’ai le sentiment que Jasmine est en train de changer, qu’elle cherche plus de stabilité dans sa vie, sinon dans son cœur ! Au début, quand je l’ai connue, c’était une véritable girouette métaphysique !
- Ne soyez pas hypocrite, Larsitek. Dites plutôt que c’était une girouette sexuelle, mon garçon ! Elle a fait des strikes dans tous les corps de ballets de la planète ! Islamabad, Paramaribo et même Port Moresby en Papouasie Nouvelle Guinée. Dans un tabloïde, On l’a vu aux bras de trois danseuses transgenres à Taipei, alors vous savez, cher docteur, la métaphysique ! Non, croyez-moi Lars, ce qui compte dans la vie pour Jasmine, c’est le palmarès !
- Et alors, Medved, tout le monde peut changer, non, si le jeu en vaut la chandelle.
- Ce qui signifie que  le « je », c'est vous, et que vous verriez d'un bon œil que je tienne la chandelle, n’est-ce pas ? je me doutais déjà, chez-vous, à Paris, vous minaudiez, « et Jass’ par-ci, et Mimine par-là ! ». Vous cachez bien mal votre jeu, mon jeune ami !
- Pas du tout, mais qu’allez-vous vous imaginer là…Bon, après tout, je pense que ça ira bien comme ça ! Faisons comme si la hache était enterrée là, à trois pieds sous terre, d’accord ?
- Mmm ! Vous savez Lars, je me suis marié cinq fois dans ma chienne de vie, parfois avec de sacrées panthères, sinon quelques tigresses, mais jamais, jamais l’une d’elles ne m’aura forcé à creuser un trou, comme ça, pour rien,  pour « la symbolique », kurwa !
- Je comprends Med ! A croire qu’elle exerce sur les hommes un pouvoir sans limites, et dangereux, comme ces terribles nixes dont elle me rebat les oreilles. Mais tombons d’accord sur la valeur symbolique et sacrificielle de notre acte, voulez-vous ? A présent, votre main, Lars !
La lumière avait shunté. Faber consulta sa montre et s’aperçut qu’elle était arrêtée. Comme il demandait l’heure au direktor, l’autre sortit de sa poche sa vieille tocante, et constata qu’elle ne fonctionnait plus. Il la secoua, tapota sur le cadran, mais rien n’y fit. « A quelle heure votre montre s’est-elle arrêtée Medved ? - A  la demie. – A la demie de quelle heure ? – De cinq heures. Dlaczego ? » Pour la première fois, leurs montres étaient au diapason, maintenant que le temps s’était arrêté dans le bois d’Itar. Les cinq minutes qui les séparaient au départ de Paris, venaient d’être comblées. Medved Papiak s’était montré, une fois de plus, des plus fatalistes. « - Bien des choses nous échappent en ce monde et nous échapperont encore, Monsieur le poète. »

 « 36° C, est le point qui, dans la nature, s’est toujours avéré le plus favorable, une sorte de seuil magique, comme celle des mammifères, des dauphins et des thons au meilleur de leur activité. 36 °C, tous les malheurs des hommes venaient de ce que, à un moment donné, ils s’étaient écartés de cette norme, s’étaient échauffés et vivaient en permanence dans cet état fiévreux. » 



Un filet de fumée blanche serpentait au-dessus du camp. Il ondulait depuis un foyer de pierres provenant d’un muret écroulé qui ceignait un ancien bocage. Jasmine avait arrangé ce joli foyer comme on bâtit un fortin. La fumée exhalait des odeurs de champignon et de pomme de terre. Un feu discret couvait. Des papillotes de feuilles d’érable cuisaient sous la cendre. Ils découvrirent des restes de fanes d’ail des bois qu’elle avait dû éplucher et jeter au feu, raffinant davantage les odeurs de cuisson. Leur nez était aux anges. Ils apprécièrent ce geste d’amitié d’autant plus qu’ils estimaient qu’après un tel effort, une bonne collation leur était due. Comme ils ne la voyaient ni dans l’arbre, ni autour du camp, ils s’étaient imaginés que Jasmine se reposait dans le tipi.
- C’est vraiment très gentil de votre part Jasmine !
- C’est vrai Panna, quelle délicate attention, j’avais vraiment une faim de… pèlerin, moi.
- Vous avez déjà dîné Jasmine ? Ho Ho ! Jasmine ?




                               




A SUIVRE






 

jeudi 4 mars 2021

Itinéraire pour Cesarea (17 /19 et demi)- Rien de mal ne m'arrivera


 

Rien de mal ne m’arrivera

17

« Rien de mal n’arrivera »  recouvre des poèmes écrits lorsque Bolano a rejoint Barcelone et ses environs. Leur forme est courte. Pourtant la boîte à sens est bien ouverte.

139

 

Le camping "Estrella de mar" à Casteldefells

L’argent

J’ai travaillé seize heures au camping et à huit heures  

du matin j’avais 2200 pesetas bien que j’en aie gagné  

2400 je ne sais pas ce que j’en ai fait des 200 autres

je suppose que j’ai mangé et bu des bières et des cafés crème

au bar de Pepe Garcia au camping

et il a plu toute la nuit du dimanche et toute

la matinée du lundi et à dix heures je suis allé chez

Javier Lentini et j’ai touché 2500 pesetas pour une

anthologie de jeune poésie mexicaine qui

paraîtra dans sa revue et j’ai décidé deux

cassettes vierges pour enregistrer Cecil Taylor

Azimuth Dizzie Gillipsie Charlie Mingus

et manger un bon steak de porc

à la tomate et aux oignons es des œufs frits et écrire

ce poème ou cette note qui est comme un poumon

ou une bouche transitoire qui dit que je suis

heureux parce qu’il y avait longtemps que je n’avais pas eu

autant d’argent dans les poches

 

Azimuth
(…)

(sans titre)

 

Tous les commerces étaient fermés aujourd’hui

et de plus je n’avais que 50 pesetas

Trois tomates et un œuf

Et rien d’autre

Et  softly as a morning sunrise

Coltrane en direct

Et j’ai bien mangé

Des cigarettes et du thé à portée de main.

Et de la patience dans le compas

Du soir venu.

 

(sans titre)

 

Paris rue des Eaux          Il dit qu’il aimait

de plus en plus la poésie

Nous avons vu un film hollandais

Nous avons mangé en silence dans sa petite chambre

Des fromages          Du lait            Des livres de Claude Pélieu

J’ai dit que j’étais fatigué et que je n’avais plus d’argent

C’est l’heure de rentrer

Un plafond rouge et total

Mais pas pour faire peur aux enfants, a-t-il murmuré

Automatic Pilot | Claude Pélieu, Mary Beach | First Edition

            La rue des eaux dans le XVIème à Paris est une curieuse rue faite de plusieurs tronçons dont l’un est un passage très étroit. Elle est tout près des réservoirs d’eau de Passy, réservoirs dont on ne voit que les murs et dont l’eau est à l’air libre.

           La pauvreté force à des régimes d’efficacités. Dans ces mêmes années là j’ai connu à Angers un type qui s’appelait  Arturo.  Arturo, d’étudiant espagnol inscrit  en France était devenu ancien étudiant espagnol, immigré avec papiers en règle, et  il  survivait en distribuant des journaux. Toujours affamé il se nourrissait de lait et de pain en quantités impressionnantes. Arturo aurait pu dire : « Mais pas pour faire peur aux enfants ». Doux, timide et solitaire, il était lui aussi  sous un plafond rouge et total : « On y va tous ou on n’y va pas »  dit-il fermement, un jour. Sa famille était madrilène, sûrement de petite bourgeoisie. Il avait des sœurs plus âgées que lui mais ne montrait pas le moindre désir de retourner en Espagne. Il aurait pu être veilleur au camping « Estrella de Mar» de Casteldefells. Mais à l’encontre de ceux de Bolano, les poèmes d’Arturo restaient comme des fumées blanches dans son esprit.    

            Claude Pélieu, poète et artiste fut le passeur de la culture « Beat Generation »  vers la France en traduisant Burroughs par exemple. Son écriture était une poésie  de  combat contre l’« écrit enfermé dans les chiottes culturelles / écrit médiatisé décoré châtré corps et âme. »

        "Pas pour faire peur aux enfants". Bien entendu, et nos anciennes peurs enfantines ne sont pas perdues. Catherine Steff m'a envoyé un texte à propos du roman "Anomalie" d'Hervé Le Tellier  et je fais "raccord" pour le citer en son entier:

"Ce 4 janvier dans le train, c’est une certaine inquiétante étrangeté qui domine. Impression d’un glissement imperceptible, d’une modification du temps, de l’espace. L’année est nouvelle mais ce qui entame le temps que nous vivons relève d’autre chose que de la chronologie. Le rituel des fêtes de fin d’année a laissé apparaître l’artefact, sous le masque. L’Anomalie.

Pourtant le train n’est pas tombé dans un trou d’air, comme le boeing 787 du vol AF 006 Paris New York, du roman d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie.

Mais, parmi tous les matins du monde, ce matin du 4 janvier apparaît soudain comme fendillé, craquelé. Nouvelle année, résolutions, vœux espoirs, grincent. Il y avait eu déjà le Glissement de temps sur Mars, de Philipp K.Dick. Il y a eu La Modification de Michel Butor, dans un train Paris-Rome. Il y a eu une amnésie d’identité pour un Corvin d’Ambre qui ne se reconnait plus après une étrange traversée de l’espace-temps, dans les Neuf princes de Roger Zelazny….

Les exemples abondent dans la littérature.

Dans la contingence de notre actualité quelque peu déboussolée par le Covid, l’ Anomalie de Hervé Le Tellier parvient à fissurer réellement les apparences, et vient très à propos interroger la disjonction qui résulte de l’immixtion du réel, et qui fait dire à une de ses personnages : le vrai pessimiste est celui qui sait qu’il est trop tard pour l’être.

Le réel dans ce roman, a un temps d’avance. Et c’est d’un effet assez sidérant, probablement singulier, qui va chercher pour chaque lecteur ce qui résonne pour lui de cette disjonction.

Toute idée d’une vérité qui pourrait se prévaloir du réel est dissoute, volatilisée. Chacun se retrouve avec ses fictions projetées, ou remémorées, dans des espaces parallèles, ou tout est pareil mais rien n’est semblable, et tout est vrai, ou faux, sans que cela n’ait vraiment d’importance, juste un reflet, un instant, sur le fragment d’un miroir brisé. C’est la même mais c’est pas la même, disait en pleurs la petite fille devant une voiture flambant neuve qui jamais ne lui restituerait ce qui était resté accroché à l’ancienne voiture des premiers voyages . Objet du père au temps où le père avait une consistance telle qu’il pouvait faire surgir un monde, pour un enfant. Ce père-là leur avait fait traverser l’Europe pour aller sur d’autres rivages, l’espace d’un été, au volant de la vieille voiture. La voiture neuve n’a pas résisté au trou d’air qu’a constitué la disparition de l’autre.

Alice de l’autre côté du miroir, la petite fille en pleurs, sont comme ce boeing, qui surgit de nulle part : le même, mais pas le même. Pour la petite fille c’est la découverte fulgurante des semblants. Tout n’est qu’apparence. L’Autre donne à l’expérience une forme contingente, instable, qu’on aime à l’occasion, mais qui nous trompe. Il faut s’y faire, la réalité est multiple. Seul le réel est consistant, mais il reste insaisissable, il est ce dans quoi on se cogne, toujours par surprise, le réel, c’est nos trous d’air . On en ressort changé.

Hervé Le Tellier nous fait saisir ça de façon fulgurante. Ses onze personnages, dédoublés, dupliqués, March et June, sont tous plus vrais que nature. Toutes les variations sur le thème y sont convoquées, du père au pire, du jeu de l’amour et du hasard à la tragédie, de la duplication à la disparition, les uns sont abasourdis, ne s’en remettront pas, les autres s’en servent avec jubilation, certains y adhèrent instantanément, d’autres ne peuvent pas admettre ce qui en effet, était jusqu’alors inconcevable, impossible …"

 

Photo Catherine Steff