lundi 21 mars 2022

Radio Baxter #6 Fin


Gérard MANSET          LUMIERES        1985

"On avait le ciel, là-haut, tout pointillé d'étoiles, et on se couchait sur le dos pour les regarder, et on se demandait si elles avaient été fabriquées, ou si elles étaient juste ." 
     Mark Twain, les aventures de Huckelberry Finn, 1884




Manset, finir pêcheur




4


- C’est asteure-ci qu’tu rentres Nono ? Où est-ce que t’étais ?
- Bah tu sais bien, j’étais à la bibli, j’travaillais !
- Ah ! tu travaillais mon coco ? Eh ben, je peux te dire que ta mère t’a attendu pour aller faire les courses une heure durant ! Que c’était ton tour, mon garçon, pas celui de tes frères, et comme y avait que Richee à la maison (Bouboule étant parti au foot), elle l’a réquisitionné à ta place, alors que c'était déjà son tour la semaine dernière. Que tu vas te faire laver la tête deux fois parce que, manque de pot, Richee avait prévu d’aller au boulingue avec ses copains. Que je crois l’avoir entendu jurer qu’il allait, hem ! Comment déjà, hum ! Oui, te niquer ta race ! C'est bien ce qu'il a dit
- Au moins, ça lui aura évité de casser le parquet ! Tu sais, moi aussi P’pa, je suis allé au ravitaillement ; j’ai fait le plein, du coup !
- Quand c’est ton tour Nono, faut que tu y ailles, t’as compris ? Ecoute, pour Richee, j’veux bien plaider en ta faveur pour qu’il t’épargne, mais pour ta mère ! Alors là, Je crois, décidément, que t’es foutu mon gars
- J’avais un TPG à faire avec les gars de la classe, des maths en plus ! Tu connais mes lacunes en la matière… Je m'étais associé aux meilleurs de ma classe…un dix-huit assuré, au moins !
- J’regrette mon fils, mais y fallait que tu y ailles… Tu vas en prendre plein ta musette !

 Sauf, mon petit papa que ma musette, comme tu dis, elle est déjà pleine, et y a certainement que du bon dedans, crois moi. Y a pas que le pain et le vin dans la vie, mon p'tit père, y a les fleurs aussi ! Je passe par la cuisine, sérieusement ébranlé à la pensée d’affronter les foudres de Richee ; comment j’ai pu oublier ÇA, nom de dieu, les courses chez Leclerc ! Sur la table en formica, je découvre un bout de papier plié en quatre. Je le déplie et constate que Man a encore oublié d'emporter sa longue liste de courses (la pauvre, elle doit être furax à l'heure qu'il est), ce qui plaide largement en ma faveur contre Richee ; moi, j’aurais fait en sorte de ne pas la laisser l’oublier. Je jette un œil sur la liste : Pâtes, œufs, pommes de terre, pâté de foie, yaourts, 1 Pack de lait, 5 litres de bière Valstar ! Vin à la tireuse : 8 bouteilles ! Alors là ! Mon vieux papa, si perdre deux heures de sa vie consiste, pour l’essentiel, à te rapporter ton vermifuge hebdomadaire, tu pourrais le faire toi-même ton plein. Rien qu’à l’idée de se pointer devant la tireuse dévolue au Grand Ordinaire, cette puanteur de vinasse aigre, j'en vomirais. Dommage Papa que tu n’aies pas qu’un fils unique, en l’occurrence Bibi, je t’aurais guéri de tes graves penchants pour le rouquin et la bibine en tachant à chaque fois d’oublier le jour des courses. 



   
Pierres Soulages Peinture 16 avril 1975

                                                                             

Pour obtenir la lumière la plus acérée, la plus violente, ne faut-il pas, d'abord, amonceler des quantités de ténèbres autour d'elle, afin de l’ensevelir puis, grâce à  des fentes, à des meurtrières pratiquées dans la masse noire, la faire violemment rejaillir ? Faut-il impérativement en passer par-là, toujours ? L’album de Manset m’est resté en travers, c'est vrai, il m’est tombé des bras. D’abord, rien de positif dans les paroles. C’est un des disques les plus sombres qu’il m’ait été donné d’entendre, un des plus pessimistes aussi, un album prophétique, un disque que Jean-Jacques Rousseau n’aurait sûrement pas dédaigné, s’il avait eu sous la main mon Schneider-valise monophonique MS 8717 qui ne me quitte plus. Il prêchait avec sa voix funambule dans un désert qui nous comprenait tous, sans exception. L’atmosphère qui s'en dégageait, plus bucolique qu'urbaine, me ramenait vers le François d’Assises et les onze fioretti filmé par RosselliniDes prédictions, comme autant d'oracles avec des accents rimbaldiens. Oui, le rossignol chantait encore dans le carnage - "Où sont passées les lumières qui nous guidaient -  Nous avons perdu la lumière, l'étoile - Le monde a tourné sans nous, sans nous attendre - Les ténèbres sont partout, couvertes de cendres - Découpons le monde à coup de rasoir pour voir au cœur du fruit le noyau noir - La vie n'est pas la vie, la vie n'est pas ce qu'on nous fait croire - Levons le drap du désespoir" -  Et que dire du bestiaire ? Une véritable apocalypse des animaux. Des chiens, beaucoup de chiens, un lion, des mollusques, des vipères, des fourmis, des villes peuplées d'animaux qui marchent sans bruit. Celui qui chantait autrefois "Animal on est mal !" préparait soigneusement son arche et quand on écoute, aujourd'hui, ce disque inclassable, on se dit que Manset avait déjà tout (entre)vu. D'une certaine manière, le beau pays de France s'était enfin trouvé son Song Writter et, tout comme Cohen et Dylan, il aurait partout ses disciples, les enjoignant, à travers ses chansons, à regarder sans voir le calendrier qui tombe en poussière, à être pauvres un jour, à finir pêcheur, dans l'espoir  de se détacher de tout. 


                                               6                

J'écoutais pourtant, au fil des jours, cette musique somptueuse; je l'écoutais presque religieusement. Le piano, en maître, décochait des arpèges colorés en étoile, soutenant l'édifice de cette musique architecturale, comme une clef de voûte soutenant les claveaux. Un ensemble d'instruments à cordes tempérait le zèle d'une guitare tantôt fiévreuse, tantôt lumineuse et apaisée, qui dialoguait avec l'orchestre attentif, tout en variant son propre langage. Des voix, écho spectral d'une maîtrise d'enfants, chantaient à l'unisson, pour offrir aux arches musicales qui parcouraient certaines chansons, le calme inquiétant du point d'orgue. Les voix d'enfants étaient toujours inquiétantes, surtout dans la musique lyrique et religieuse, sauf peut-être, quand Mireille Mathieu faisait chanter les petits chanteurs à la croix de bois dans " Mille colombes". J'écoutais Lumières, même quand Papa était à la maison. J'avais ma propre technique pour éviter qu'il me dise comme à Richee, quand il poussait le volume trop fort sur Motorhead : "- Dis donc Richard, tu vas le baisser ton zinzin, oui ou merde !" Contrairement à mon frère aîné, je mettais le volume au plus bas, comme si le son devait sortir uniquement du saphir, et je m’approchais au plus près du couvercle de mon Schneider valise MS 8717. Un jour que j’étais en prière, c’est-à-dire à genoux devant l’électrophone, l’oreille collé au baffle, je ne m’étais pas aperçu que mon père était derrière moi. Il avait l’air de regarder mes dessins que j’avais fait sur la table qui me servait de bureau. Je lui demandais si c’était encore trop fort pour ses vieilles oreilles (je me souviens très bien que la chanson qui tournait c’était : Finir pêcheur), quand remuant un peu la pile de mes dessins et dégageant une légère moue d’approbation, il me demanda tout simplement – Qui c’est qui chante ça, Nono ? c’est pas le même qui chante « il voyage tout seul » ? - Heu, tu veux dire plutôt : qui voyage en solitaire ? Oui c’est le même Papa, c’est Gérard Manset; Tu l'aimes bien Manset, hein, tu veux que je le mette plus fort ? Papa répondit qu’il préférait comme ça, parce que ça ne l’empêchait pas de réfléchir, et que : « - sinon, tes dessins sont rudement bien torchés pour ton âge », c’était ses mots à lui. Au collège j'avais bien essayé d'en parler au grand Mick, de Gérard Manset, mais le grand Mick n'avait, à l'époque, que d'oreilles pour Renaud. Il m'avait dit que pour lui, Renaud faisait le boulot de Verlaine avec des mots de bistrot. Il n'avait pas tort pour le bistrot; Question picole, la Closerie des Lilas valait bien le Procope.

                                              

« La vie est une tragédie quand elle est vue en gros plan, mais c’est une comédie en plan d’ensemble.» Voilà ce qu'il dit Chaplin dans la biographie de Bertrand Solet. Et je pense à ma propre famille, surtout à mes parents qui excellent pour donner le la - Je pense à Papa et sa soulographie, à Man et ses accès de crise de nerfs, et à Tonton enfin, et son goût crazyhorsique à se travestir en femme. Faut-il s'en affliger ou en rire ? Je préférais songer à ce pauvre Huck et à son fumier de géniteur, qui l'avait claquemuré dans un taudis au milieu du bayou, et je me disais qu'au moins, j'avais de la chance; j'avais un toit au dessus de ma tête et de quoi me remplir le cornet au moins trois fois par jour. Evidemment, je m'étais ramassé une volée de bois vert par Man, elle m'avait interdit de sortir après les cours; j'avais promis à Richee, en guise de réparation, d'assurer ses deux prochains tours de pleins des courses. Incrédule, il m'avait fait une nouvelle proposition : - trois tours à ma place ou j'te frite. J'avais répondu - aucun et je te paye le boulingue la prochaine fois. Il s'était marré : - Bon, mon p'tit gars, trois tours de courses avec le prix du boulingue en plus, et j'te tue pas. J'avais dû céder, m'en sortant à bon compte. Papa avait bien dit que je ramasserais et il ne s'était pas trompé.



                                                                                                  INTERLUDE


7 

Enfin la nuit. Après le souper, je veux encore me plonger dans le roman de Mark Twain. Papa est venu me revoir dans la soirée pour me consoler, à sa manière, des représailles endurées et pour me demander un petit service : lui ramener de la bibliothèque (la prochaine fois que j'aurais un TPG à faire avec les copains), un ouvrage dont il aurait grandement besoin, bientôt; un ouvrage récent qui coûte un bras. Il veut faire l'économie de 190 francs. Je l'ai prévenu qu'une bibliothèque n'était pas une librairie et qu'on ne trouvait pas tout, encore moins les livres les plus récents. Je lui avais fait caresser l'espoir que si jamais ils ne l'avaient pas, je pourrais toujours le consigner sur le registre des suggestions d'achats. Il m'avait donné un bout de papier plié en deux, où il avait écrit de sa belle écriture, "L'avocat chez vous" , aux éditions de Vecchi. 



                                                                                                                          Dominic A , "Manset"


Je suis au lit, tout habillé, couché sur le dos et je regarde les dessins au plafond que forme la lumière des réverbères quand elle trouve une issue magique à travers les contrevents en pastique. Elle imprime, partout sur les murs, des formes géométriques mystérieuses, comme autant de langages de la nuit qu'il me faut décrypter. Je suis encore en retard pour le prêt des livres et du disque de Manset à la bibliothèque. Cinq jours dans la vue ! Je n'ai pas vu le temps passer. Demain, samedi, je falsifierai la date de retour affichée sur la cartonnette bleue. Et je mettrai un point d'honneur à saloper le métier davantage que je ne l'ai fait la dernière fois; je veux dire que je ferai en sorte de me faire démasquer au premier coup d'œil par la belle Corinne Forest, la suppléante du Walhalla, qui, je l'espère, me détestera encore plus. J'ai pour la perfection une haine viscérale. Je ne vois pas pourquoi j'aurais intérêt à réussir mon coup. Si je faisais, dès demain, un faux parfait, ce genre de faux où on y voit que du feu, elle ne s'en rendrait pas compte, elle classerait les documents comme étant revenus, un point c'est tout. Je n'aurais aucune chance d'avoir des mots avec elle, alors que, si je fais un faux hideux qui frôle la supercherie, la qualification de cette odieuse contrefaçon subira une surenchère - de "grossier", je passerai à "gougnafier", et au moins, j'aurai l'aplomb de regarder Corine Forest dans ses grands yeux pervenches et je lui dirai : "Oui, c'est vrai, c'est moi !", et quand elle me demandera des explications mes justifications seront interminables. Comme j'ai hâte.

 J'ai lu un passage de "Huckelberry Finn" qui m'a bouleversé ce soir, après le bain et je voulais le partager avec quelqu'un avant d'aller dormir, avant de me réveiller demain matin pour repartir joyeusement vers le Walhalla

Je tremblais, parce que je devais trancher, à jamais, entre deux choses, et je le savais bien. J’ai étudié ça une minute, en retenant plus ou moins ma respiration, et puis je me dis :

"C’est bon, alors j’irai en enfer" […]

C’étaient des pensées terribles, et des paroles terribles, mais je les ai prononcées. Et je les ai laissées comme ça ; et j’ai jamais plus pensé à me réformer. J’ai repoussé tout ça de mon esprit ; et je me suis dit que j’allais reprendre le chemin du mal, ce qui était bien dans mon caractère, pasque c’était comme ça qu’on m’avait élevé, et que l’autre chemin était pas pour moi. Et pour commencer j’allais me mettre au travail et j’allais voler Jim de nouveau, pour le sortir de l’esclavage ; et si je trouvais quelque chose d’encore pire, je ferais ça aussi ; puisque, comme j’étais dedans, et que j’y étais jusqu’au cou, autant que j’aille jusqu’au bout.




                                                                                                    




Fin












mardi 8 mars 2022

RADIO BAXTER # 5 Début


"Lumières"            Gérard Manset          1985 

 


   "Nous étions si jeunes, si jeunes et si fiers, comment vous dire…"



                                                                    "Y a une route " Gérard Manset  1974




Mon année 1984 n’est pas celle qu’a anticipée George Orwell, 35 ans plus tôt. Elle m' apporte, comme jamais auparavant, un regain de joie et de liberté. Je distingue, néanmoins, l'année scolaire 1984-1985 de cette année solaire 1984, qui a vu, parmi les évènements majeurs qui l'ont jalonnés, l'équipe de France de foot, conduite par Michel Hidalgo, remporter son premier titre international au Parc des Princes. Le solaire m'apporte toutes les joies de ce monde, contenues dans la musique, la poésie (qui contient tout), autant que dans la rêverie, le dessin, et dans cet évènement tout à fait nouveau, aux effets incoercibles, qu'est le cinéma de la nouvelle vague. Le scolaire ne m'a jamais apporté que revers de fortune, doutes quant à de réelles capacités à m'intégrer dans le système, sans parler de cette scoliose fixée qui ne m'a jamais quittée. Mais en 1984, je ne suis pas encore le jeune homme sombre et timide (quasi psychotique), qui se profile à l'horizon, non, je suis encore l’animal doux, grégaire et enjoué, confiant, entouré de la fine fleur du collège - les meilleurs camarades du monde, je vous dis – les Box, les Muse, les Jane, les grands Mic ! Tiens, et tous des aventuriers du latin-grec, ce qui me les rend encore plus héroïques à mes yeux; même si, dès qu'ils vont en latin-grec, moi je vais moisir en perm, autrement dit, gésir dans le sous-vide. C'est pourquoi, je, soussigné, J C Pardou, le dernier des pinglards, déclare déborder d’allégresse et d’amour pour les as du collège des eaux troubles; pour eux, les Mauduiz, les grands Mick, les box, les Muse, les Jane… 






Aux confins de ces eaux troubles, on peut trouver, en cherchant bien, une bibliothèque, située à l’ouest du quartier, une bibliothèque annexe, la seule de la cité-citerne. Je n’ai qu’à traverser la double avenue, trois porches, un jardin public et on y est : Au Walhalla, rue de Tourcoing. Nous avons mis le temps, mon frère Pierrick et moi, avant d’y foutre les pieds au Walhalla. Voilà ce qui arrive quand on n’a pas jugé utile que tu ailles en latin-grec ! Pourtant, en primaire, nous avons été des visiteurs plus que consentants des bibliobus, où se mélangeaient l’odeur de la sueur des livres des collections roses et vertes, salies par des milliers de petites mains excavatrices de crottes de nez, et celle, encore plus inoubliable, de la cire des planchers d'autocar. C’est lui, Box, qui me convie, un mercredi, à la bibliothèque annexe pour, dit-il : "m’apprendre à jouer aux échecs" - le pauvre ! Il ne pouvait pas imaginer à quel point je suis délesté de la moindre abstraction géométrique. En Gym déjà, sur l'agrès, je n'ai jamais su faire une équerre correcte. C’est lui, le Box, avec le V de la victoire sur son pull tricoté par la grand-mère de Lann Bihoué, qui m’a donné ma chance, un samedi après-midi, alors que je n’avais rien à faire, et que je m’emmerdais ferme, seul, dans le salon, alors que Papa, penché sur sa grille, tentait de rejoindre le minotaure, force 4, dans son labyrinthe cruciverbiste. Puis quand Box a jeté l'éponge (au sujet des échecs), j’y suis allé sans lui au Walhalla, arpenter, fouiller, renifler, ratisser les rangées de livres, et surtout, les bacs des vinyles, jusqu’au jour mémorable où je présentai à Madame Lecogarde,  bibliothécaire en chef de l’annexe de la rue de Tourcoing, ma sélection du jour la plus anthologique. Ce jour-là, Madame Lecogarde, calfeutrée dans son châle en alpaga, permanente en place, dodeline de la tête de gauche à droite, comme si elle réfutait ce choix implacable et judicieux, qui marque d’une pierre blanche la fin de l’histoire des enregistrements d’emprunts des documents écrits et sonores par le biais d’un magnétophone à cassettes; le plus mémorable d’entre eux étant à mettre au crédit d’un fonctionnaire, jeune et adipeux, employé à la bibliothèque centrale, face à la Loire.

 l'Anecdote

La Loire fait ses remous habituels; mettons qu'elle rote les alluvions qu'elle charrie depuis la nuit des temps. J'accompagne mon copain de probatoire des Beaux-arts de Tours, Philippe Kilon, dit Kiki, jusqu'au rez de chaussée de la centrale;  200 longs mètres à faire sous le plomb. Il veut, sans plus tarder, trouver un bouquin de Boris Vian qu'il n'a jamais lu: "Je voudrais pas crever", et cette poésie noire que renferme ce recueil lui convient à merveille, tant Kiki aime les écorchés vifs, comme plus tard Artaud, qui finira par le détruire . Nous crevons, malgré  les fenêtres ouvertes pour faire courant d'air - Faut dire qu'en ce mois de septembre 1987, le Celsius a fusionné avec le Fahrenheit. Nous nous présentons à l'accueil, mais faut encore faire la queue. Alors nous avons tout le temps pour observer le gros type derrière son bureau qui est chargé de l'enregistrement des documents. Il est bien trop couvert, en plus, son pull en laine présente quelques taches de gras qui se regardent mal. Il transpire, il souffle; à peine s'il peut parler assez fort dans le micro, à être intelligible. Cet enregistrement est le seul moyen de savoir où sont passés les livres et les documents sonores, une fois sortis. C'est notre tour. Kiki se présente, satisfait, avec son magot. Il tend l'ouvrage et sa carte d'abonné au gros type qui surnage dans sa sueur, et qui les attrape, et qui actionne la touche pause du magnétophone - Il se penche vers l'appareil :
"- C'est Philippe Kilon, (pause) c'est 11 rue du Bourg (pause) c'est 41350 à Vineuil, (pause) C'est V 4755 PF, c'est (pause)
Il est violacé, il peine à reprendre son souffle, il est parti trop vite, sans mesurer l'effort, comme ces chevaux fougueux qui, fatidiquement, refuseront l'obstacle.
"- C'est Boris Vian, c'est…
Il s'effondre, c'est pas possible… et pourtant nous percevons Philippe et moi un léger souffle
"- C'est : " j'voudrais pas crevéééhh !"




Fin de l'anecdote


2
Il y a quelques bonne femmes sans âge qui épluches "Femmes modernes" assises sur des poires orangées. Peut-être vont elles, comme ma mère, plus volontiers vers la rubrique du sexologue Adjul Puncharah, et ses conseils pratiques prônant l'harmonie du couple, que vers les fiches culinaires ayurvédiques du même gourou ? Sur une table d'étude, un bonhomme est sérieusement plongé dans le journal local, à la page nécrologie, cherchant, peut-être, une connaissance du quartier qui aurait eu la bonne idée de claquer avant lui. En attendant, il vient de faire l'économie de 3F, 50, le prix du journal. Un jeune requin s'est mis en chasse, louvoyant parmi les allées qui séparent les rayonnages, toujours à l'affut, car il a encore faim, même s'il s'est déjà mis sous la dent : "Les aventures de Huckelberry Finn », la suite de « Tom Sawyer » de Mark Twain (dont on ne rate jamais, Pierrick et moi, un seul épisode de l’adaptation japonaise pour le dessin animé), ainsi qu’une nouvelle biographie consacrée à Charlie Chaplin, son cinéaste absolu. Tout à sa besogne, il se dirige vers le dessert du requin: la Musique ! Il faut ses deux mains pour fourrager dans un bac de vinyles, pas moins !, alors il pose ses livres sur le bord du bureau de Madame Lecogarde qui, comme tous les samedis, est secondée par Mademoiselle Forest et ses yeux pervenches, et ses cheveux en volutes auburn qui tombent en cascatelle sur ses épaules. Madame Lecogarde n’aime pas que je vienne empiéter sur son bureau si bien rangé, ce dont je n’ai que faire, parce que je tremble de joie à l'idée de dénicher le disque qui me fera oublier cette triste évidence : celle que je ne pourrai jamais me faire aimer de Corinne Forest, même si la différence d’âge entre elle et moi (mettons sept ans), ne m’impressionne pas du tout, puisque je déjoue, déjà, à mon âge, les lois de la génétique, arborant du haut de mes quatorze ans, un : d'une belle forêt de poils pubiens noir de jais, et de deux : un fin duvet d'une moustache brune qui pour peu que je la laisse pousser, me fera ressembler à mon idole.




Cette virilité apparente, je l’emploie à défriser les disques avec le rythme du brocanteur chatouillé par une sévère envie de pisser. J'en suis à la lettre G; trop vite, beaucoup trop vite. Mais je tombe sur un disque de Genesis, que j'ai découvert dans le capharnaüm de l'oncle Michel. Est-ce si curieux que je sois encore plus sensible à la composition des pochettes, des layouts, qu’au produit des artistes et à leur notoriété ? « Duke » avec Phil Collins au chant ou : quand les planètes s'alignent, quand les titres sont sublimés par une pochette conçues par un artiste comme Lionel Koechlin


 

- Je continue, I comme Iron Maiden, J, comme Judas Priest : même combat : voix de guerriers pictes, armés de cimeterres et de scramasaxes en guise de guitare. K, comme Kool and the Gang, photo sirupeuse, une vraie poisse ! K, comme Kid Créole and the coconuts...la soupe est servie mais il n'est que cinq heures ! Me voici à la lettre M - Je sors, amusé, ce disque dont le titre phare fait fureur en ce moment: "Pass the dutchie", ou "passe la marmite" en gaulois; le tube des Music Youth, un groupe de dub anglais, composé uniquement de jeunes adolescents, à l'instar des Popies qu'écoutaient, avant nous, nos frères et sœurs ainés. Je te remets ces lardons dégraissés en juste place, à M comme MERDE



M, toujours, M comme MYSTERE - M comme Manset. Oui, je connais ce nom, je le connais grâce à ce tube qui passe le soir sur les grandes ondes. Papa, au coucher, laisse son transistor allumé sur RTL ; c'est une habitude ; il ne peut pas s'endormir sans. Moi et Pierrick, nous partageons la même chambre que Papa, pour notre malheur. Il y a trois chansons  que notre père aime, semble-t-il : " Le lac du Connemara", mais ce n'est pas ici notre affaire, "Il est libre Max" d'Hervé Christianni et "Il voyage en solitaire" de Gérard Manset. Comment je le sais? Parce que quand Papa dort, nous, on dort pas, ou peut-être que mon frère si, mais pas moi; c'est impossible, parce qu'il ronfle en stéréo; comme un DJ somnambule des oreilles, il remixe les chansons avec ce qu'on qualifierait aujourd'hui de réverbe, sauf quand bizarrement, ces chansons, presque jumelles, passent la nuit à la radio. Incroyable ! Il cesse de ronfler, juste le temps d'un titre, donc, c'est que dans son subconscient, il l'écoute, autrement dit, c'est qu'il aime ce qu'il entend ! C'est la seule explication possible ! Et puis, il y a autre chose ; Y a Roland aussi, mon frère cuisto, qui nous concocte des casettes de son cru à chaque fois qu'il revient de Suisse, où il bosse comme apprenti saucier dans un bel établissement de Zurich. A chacun de ses passages à la maison, il nous refile des cassettes, des trucs nouveaux, et comme il reste toujours un peu de place sur la bande, il bourre, et j'ai remarqué que presqu'à tous les coups, deux ou trois chansons de Manset  servent à combler les trous ; par exemple, après "Communiqué " de Dire Straits, deux ou trois chansons de Gérard Manset, Je me souviens de : "un homme étrange", et surtout, de ma préférée entre toutes : "y a une route". Peut-être que le but de Roland, était de nous faire pénétrer, en douceur, dans le royaume de Manset ?




3
 J'ai le disque entre les mains. Si on veut faire plus énigmatique en matière de pochette, on ne fait pas mieux ! Au cœur d'un aplat jaune de Naples, un carré de la même couleur et dans ce carré, une photo méticuleusement déchirée, celle d'un premier communiant ou bien d'un enfant de cœur, qui sait; un bandeau, en haut à gauche, gris foncé comme un brassard de deuil, où on peut lire en lettres capitales : LUMIERES
On conviendra qu'on a fait mieux comme pochette de disque, mais le mystère l'emporte sur mon indécision. Et puis, il y a la présence maternelle de la mère Lecogarde ainsi que celle, absolument aphrodisiaque, de la suppléante, Mademoiselle Forest, dont je reste sous l'empire -  j'embarque dans ma moisson : "Lumières" 

J'approche du bureau de prêt où Madame Lecogarde m'attend tête en avant, toujours animée d'un va et vient constant, vous donnant cette impression désagréable qu'elle va se dévisser, à l'instant même, sous vos yeux. Je me poste à la droite du bureau où se tient Corinne Forest; je peux ainsi l'observer du coin de l'œil, m'imprégner de son odeur, voir comment elle habite ses propres vêtements. Je sais qu'elle m'en veut parce que j'ai trafiqué une fois ou deux les cartonnettes des dates de retours, tellement j'étais en retard et risquais un blâme. J'avais gardé trop longtemps le double album de Thiéfaine "En concert", j'avais soutenu mordicus, sous ses beaux yeux, que je n'avais jamais bidouillé la date de retour ! Elle avait qualifié mon travail de faussaire d'extrêmement "grossier". J'étais en train de repenser  à ce délicieux moment quand j'ai surpris la main gauche de Corinne Forest venir visiter l'échancrure de son corsage et jouer avec sa chainette en or. Putain ! Je découvre qu'elle ne porte pas de soutien-gorge, que l'une des deux aréoles d'un brun violacé apparaît au contact d'un pan de son corsage blanc nacré, libre des deux premiers boutons, moi, très ému à l'idée que le voile léger est venu s'accrocher paresseusement à ces deux éminences jumelles, comme un feu follet accroché à la canopée d'une forêt vierge. J'essaie de détacher mes yeux, quand Madame Lecogarde doit m'arracher les livres des mains. Elle enregistre vite fait la biographie de Chaplin, de sa voix ferme, un peu perchée, puis elle le place sur le côté, le côté de Corinne Forest. Maintenant c'est le tour du livre de Mark Twain. Elle ne se méfie pas. Son expérience parle :

 -  C'est Jean-Claude Pardou, c'est 4 place Rocroi, 37100 à Tours, c'est - c'est RT 53704, c'est Mark [Touen]. C'est ?- C'est Hukelkel non ! C'est Hukelbukelbe,  c'est…
Corinne Forest se lève et se retourne d'une traite vers la fenêtre du Walhalla, agitée par des tremblements convulsifs:  elle craque, laissant Madame Lecogarde, seule, avec ce va-nu-pieds de Huckelberry Finn. Je constate que ses fesses valent bien ses seins; rondes et petites, toutes petites.
-  C'est Mark [Touen] et c'est, c'est Hcokelkle Hockele kele Berifinn... Houkaléberiff...

Elle n'y est jamais arrivée.

Je reprends le chemin de la maison, hanté par le souvenir frais et fugace du joli mamelon de Corinne Forest, la suppléante du Walhalla, et j'essaie de penser à toute autre chose, par exemple aux deux fils du fleuve Mississipi : Tom et  Huck et  aux nouvelles aventures qui nous attendent, "là-bas, dans l'île", quand je me retrouve, je ne sais comment, au beau milieu du jardin public, où déjà, les prémices végétales d'un printemps précoce pointent et dardent  effrontément


Un jour être pauvre, G. Manset  Lumières


A suivre…