mardi 16 mai 2023

Baxter VS Baxter : Où s'en vont les caravelles ? # Final

Ezekiel Messou, "Singer"- s.d - mine de plomb et encre sur papier  


 Où s'en vont les caravelles ?


jouez-moi !


L’école se préparait pour la kermesse de juin. Cette fin d’année scolaire coïncidait avec le retour de Maddy et de Jo Singer. J’avais guetté tout l’après-midi Marielle, qui répétait des chansons avec les deux classes du cours moyen. Comme j’étais au CM1, parmi les chœurs, Marielle faisait à peine attention à moi, sauf pour me rappeler que, de temps à autres, je chantais faux. C’est vrai, je n’avais pas son aisance ni sa magie corporelles, qui devaient être naturelles pour une sirène. Marielle devait sûrement avoir des écailles ! Elle était aussi insaisissable qu’une anguille et les faux jumeaux Blanchard s’arrachaient les cheveux pour la capturer. Et ils y mettaient du cœur, les vaches, surtout le plus terrible des deux, Frédéric. Nous répétions avec la mystérieuse madame Lange (mystérieuse, parce que toute habillée de noir), « l’oiseau et l’enfant », une chanson complétement inoffensive. Nous autres, faisions le refrain, Marielle Singer et Agnès Dieulefit chantaient les couplets. Marielle brillait également dans cet exercice – une voix claire, matinée d’un léger voile, comme on aurait dit un sanglot. Et puis, il y avait encore ses yeux : deux bonbons à la menthe glaciale qui vous ferraient, qui vous tiraient hors de la vie, cette vie, que jusque là, vous aviez cru si parfaite. A la pause, j’ai vu Fred Blanchard en faire des tonnes, chanter volontairement faux le moment où il était question d’un oiseau survolant la terre ; chose, qui de sa part, ne pouvait que la faire rire (il s’y prenait comme il fallait avec elle), mais aller jusqu’à l’enlacer de force, fallait quand même pas pousser mémère dans les orties ! Elle disait : arrête tout de suite ! Lui répondait : Non ! J’arrêterai seulement quand j'aurais eu mon bisou sur la bouche ! » 

Carlo Zinelli, sans titre - gouache sur papier - 1961


La chanson inoffensive et la chanson paillarde n°6 de la face B du disque de Papa se mélangeaient dans ma tête. Ou bien, je voyais tout blanc, ou bien, je voyais tout noir ! Ou bien, la vie me sourirait une fois pour toute, passée cette rude épreuve, ou bien, je sombrerais à jamais dans les culs-de basse-fosse de la jalousie. J’avais vécu cette journée comme un cauchemar éveillé. Nous avions continué de chanter mais je m’étais contenté d’ouvrir la bouche et de remuer les lèvres - comme ça, je chantais juste. A la cantine, comme j’étais d’humeur massacrante, j’avais écopé d’une punition du redoutable monsieur Lespinasse, le maître de Marielle. A la sonnerie, je ne m’étais pas fait prier pour décamper le premier et la semer en signe de désapprobation et d’adieu. Sur le chemin du retour, je me croyais rentrer seul, quand je compris qu’elle me suivait. Elle avait seulement oublié que dans les airs, c’était moi le plus rapide. Je fonçais en direction de la place où se cachait honteusement notre HLM, réplique de tous les autres. Comprendrait-elle une fois partie, que cette HLM avait été sa maison, à elle aussi ?


Quartier de l'Europe- Chateaubriand,  sorti de terre fin des années 60

      - Attend-moi Nono ! Mais, qu’est-ce que t’as ?  

-   T’as qu’à aller plus vite ! Et arrête de m’appeler comme ça, c’est Jean mon nom !

Au fond, pourquoi s’obstiner à la fuir. Après tout, n’avait-elle pas tenu à rentrer avec moi seul, à la maison ? Quand j’arrivais à hauteur de la piscine, je m’arrêtais sous le porche de Jérôme Pelletier, dit, Pétard à mèche et m’asseyais sur le perron de l’une des deux entrées de l’immeuble qui se faisaient face. J’avais décidé de l’attendre et je posais mon cartable. Elle faillit passer sans me voir, alors qu’elle s’était mise à courir en tenant les bretelles de son sac d’école. Enfin elle vint me rejoindre. Elle haletait.

- Ouf ! j’suis crevée ! Tu cours vite, dis donc… 

- Il n’a pas voulu te raccompagner Frédéric Blanchard ?

- Ah ! Alors, c’est pour ça que tu ne m’as pas attendu ! Tu es jaloux de Fred Blanchard !

- Non, t’es débile, je m’en fous des frères Blanchard !

- Ah ! Parce que tu es jaloux d’Hervé Blanchard aussi ? Non, Jeannot, je rêve !

- Je m’appelle Jean.

- Tu sais que Fred fait du judo, comme Tristan ? C’est pour ça, au fond, qu’il m’intéresse, parce qu’il me fait penser à Tristan. mais je l'aime pas. C'est mon frère qui me manque…

- Alors pourquoi il t’a pas raccompagné ?

- Il demandait que ça, mais monsieur Lespinasse lui a collé une corvée ! Il lui a fait effacer tout le tableau. Il y avait tous les problèmes de la semaine, plus la dictée. Avec l’effaçage, plus l’éponge, il va en avoir au moins pour une bonne heure ! 

(Nous rions)

- Tu sais Jean, hier, on a reçu une lettre de mes parents de Las Palmas. (un temps) Tu sais où c’est Las Palmas ?

- Bien sûr ! (Je m’étais documenté entre-temps), c’est dans les Iles Canaries. Las Palmas, ville principale, deuxième ville : Santa Cruz De Ténérife !

- Génial Jean ! Et moi qui croyais que tu mentais l’autre jour, que t’en savais rien. Tu caches bien ton jeu !

- Tu m’crois jamais ! Papa, il a un dictionnaire du tonnerre. Y a tout là-dedans (et je lui montrais ma tête).

- tu sais, mes parents ils écourtent leur voyage…

-   Quoi ? (Je n’ai pas compris sur le coup, je ne voyais pas ce qu’elle entendait par « écourter ») 

 - Ils veulent rentrer plus tôt, Jean. Papa veut faire le salon de l’habitat à Paris. Il dit que c’est important pour son métier. Il dit qu’il pourra gagner une nouvelle clientèle. Il dit

- Je m’en fous de ce qu’il dit. C’est quand qu’ils rentrent Jo et Maddy ?

- Après demain. Ils viennent nous chercher en passant, quand l’avion va atterrir.

- Tu seras pas là pour la kermesse ? Tu vas pas chanter « l’enfant et l’oiseau » après tout le temps qu’on a répété ?

- Mais, moi j’aimerais bien !

- Tu m’as dit que t’en faisais ce que tu voulais de tes parents !

- Oui, j’ai…

- C’est toi la menteuse en fait ! Tu te crois plus forte que nous, hein ! Plus forte que tout le monde !

  Je prenais mon cartable et je décampais, la rage au cœur. Je laissais derrière moi le porche de Pétard à mèche, je traversais le square, où habitaient les faux jumeaux Blanchard. Et je crachais par terre; oui, comme ça, je crachais sur leur vanité. Il fallait encore passer sous le porche de Stéphane Thomaseau, dit Tomate sans eau, et en face, de l’autre côté de la place, c’était chez nous. Marielle m’appelait et moi, je m’enfuyais encore. Mon cœur voulait sortir de ma poitrine. J’étouffais. Quand, je remarquais que la place n’avait plus le même aspect que ce matin, au départ pour l’école; que quelque chose avait changé. 

-         Marielle ! Viens voir, un chantier !


Josef Hofer, sans titre, mine de plomb et crayons de couleur sur papier - 2000



Un village de taules occupait une grande partie de la place. On avait déjà creusé une saignée dans le bitume, et le godet qui avait servi à la tranchée se reposait sur le trottoir. Sur le parking, le réverbère central  projetait son col de cygne sur une jolie bétonnière, dont les rotations infernales avaient conservé les couches argileuses des vomissements successifs du mortier. Elle était toute marbrée et culottée de taches. C’était beau. Enfin, notre place m’apparaissait comme la plus belle place du monde. Machinalement, je prenais la main de Marielle et l’entraînais dans une cabane qui n’était pas fermée par un cadenas. Je voulais l’embrasser à mon tour, avant qu'elle me soit enlevée. Je voulais lui rendre le baiser qu’elle m’avait donné dans la chambre de mon oncle. Ça sentait le goudron à l’intérieur, et le tabac froid. Il y avait un grand banc comme à l’école. Au-dessus du banc, Il y avait des vestes de bleu de travail suspendues à un porte-manteau de fortune, exactement comme celle que portait Papa la journée, même s’il ne travaillait plus à l’usine. Des cannettes de bière vides avaient roulé par terre. Sur une minuscule table en formica, il y avait une boîte de café Maxwell, à moitié vide, et des verres nappés d’un jus brun froid odorant. Marielle avait jeté son dévolu sur un transistor à piles, lui aussi couvert de taches. Elle regardait sur quelle fréquence il était branché.

-         Sur RTL, comme chez toi !

-         Qui est-ce qui va chanter les couplets à ta place, avec Agnès ?

-         Valérie Berteau. Elle l’a demandé à la maîtresse. Je ne suis même pas partie qu’elle veut déjà prendre ma place, la sale pute.

Choqué, je me retournais vers Marielle. Elle avait dit : « sale pute », des mots que je n’aurais jamais cru qu’il fissent partie de son vocabulaire. Elle venait d’enfiler une des vestes de bleu, maculée de taches de plâtre, dix fois trop grande pour elle, et qui lui tombait à hauteur de ses jolis genoux. Elle me plaisait beaucoup comme ça. Elle riait de son côté.

-         T’as vu la dégaine ? Met celle-là, toi ! Allez, fais comme moi, met-là !

-         Non, c’est pas à nous ça…Marielle !

Elle me força à la mettre. Je le fis de bon gré, parce qu’elle était heureuse. Du moins, je voulais le croire.

-         On est bien ici, il y a tout ce qu’il faut, même la musique. C’est super ! J’y resterais des heures. En plus, il fait frais là-dessous. On pourrait y dormir tous les deux. Il fait trop chaud chez vous, c’est vrai. La nuit, Diane et moi, on étouffe. Tu sais que moi, je dors toute nue ? 

-         Ah, oui ?

-         Tu ne me crois pas ? Bon fais voir un peu de quoi tu as l’air. Ouah ! t’es beau en ouvrier de chantier !

Elle me prend les mains et nous nous mettons à danser n’importe comment, une danse qu’elle venait d’inventer : la danse des ouvriers de chantier.

-        Tu t’imagines Nono, heu je veux dire Jean, pardon – Tu t’imagines la grosse Valérie Berteau chantant « Moi, je ne suis qu’une fille de l’ombre qui voit briller l’étoile du soir » ? C'est pas grave ! On chante l’oiseau et l’enfant tous les deux. Tu reprends le couplet d’Agnès ? Tu te rappelles, à partir de «  comme l’oiseau bleu survolant la terre… ». On chante.

-         Non !

-         Si, chante, chante avec moi Jean !

-         Non !

-         (des larmes lui viennent) Si, il faut que tu chantes Jean, chante avec moi Jean, il  le faut !

-         Non, non ! Et pis t’as raison, je chante faux. Je fais rien de bien comme toi, je suis un nul. Je ne fais même pas de judo, comme ton frère chéri !

-         (elle essuie ses yeux d’un revers de manche).  Mais alors, qu’est-ce que tu veux ?

Tranquillement, sans attendre ma réponse, elle va s’assoir sur le banc, déboutonne la veste de travail, remonte sa petite robe d’été sur le haut de ses cuisses, qui s’écartent doucement, comme des ciseaux. Petit à petit, ses deux saphirs, qui pèsent chacun 22 carats, s’enfoncent dans mes yeux charbon.

-         Alors, vas-y, tripote moi !               

                                             

J C Pardou, "OUI" Feutre et correcteur sur bristol - 2000

 

Sept heures ont sonné à la pendule. J’ai grimpé sur ma caisse pour m’accouder à la fenêtre ouverte de la cuisine. Je suis tombé du lit, comme dit Papa et, depuis la fenêtre, je contemple le chantier. Il est encore tôt, quelques ouvriers sont déjà au travail. Je n’ai pas manqué un seul matin, depuis que Marielle et Diane sont parties. Man dit que ça fait un vide dans la maison. Je ne sais pas pour le Boub, mais pour moi, ça me fait un plus grand vide encore dans le cœur. J’observe le chantier. Mes yeux se fixent sur la cabane. Et mes yeux se troublent. Ils s’embuent comme les carreaux de notre fenêtre l’hiver, quand Man fait cuire les légumes pour la soupe. Deux ouvriers viennent de sortir de la cabane – ils ont leur veste de bleu de travail sur le dos. Ils vont, le clop au bec – puis, brusquement, ils s’arrêtent. Le premier, le plus grand, allume la cigarette du second, qui lui saisit les mains qui tiennent le briquet et les rapproche de sa bouche, pressée de fumer le tabac. Je me convaincs que ces deux vestes sont celles que nous avions passées pour la danse des ouvriers de chantiers, il y a plus d’une semaine et que, sur l’une d’elle, sèchent encore les larmes de ma pauvre Marielle. La porte de la cabane est restée entrouverte et le gros cadenas doit pendre encore au crochet du verrou. Je regarde les ouvriers s’éloigner pour rejoindre les autres, plus loin, sur le chantier; et l’odeur si forte qui imprégnait toute la cabane, l’autre jour, me parvient. Cette odeur persistante de goudron et de tabac froid, c’est l’odeur de tous les hommes. Man est arrivée derrière moi, m’a pris sous les aisselles, m’a soulevé de ma caisse, et m’a reposé sur le carrelage. Elle a refermé la fenêtre parce qu’elle avait froid.

Jamais, nous ne les avons revues. Jamais plus, nous n'avons eu la moindre nouvelle des sœurs Singer. 



Jouez-moi !



  

Crédits : Luciano Berio, Cathy Berberian, Bertrand Belin

samedi 6 mai 2023

Baxter VS Baxter : Où s'en vont les caravelles ? #7


Zenaida Sebriankova -Le déjeuner des enfants - 1914 -Gallerie Tetiakov Moscou


 

Où s'en vont les caravelles ?


Jouez-moi !




Depuis que nos fausses cousines sont chez nous, on se compte huit à table. Man a donc décidé de faire dîner les enfants avant les grands, comme elle dit, dans la cuisine, sous son autorité suprême. Mais Richee ne veut plus être assimilé à des mioches comme nous, parce que depuis peu, il croît et fleurit comme une fleur de pissenlit. « Il mue » dit Man, c’est à dire que sa voix est en train de changer, qu’elle est descendue, comme lorsqu’on fait passer un 45 tours à la vitesse d’un 33 – ça ralenti la cadence et ça ralentit la voix. Mais c’est beaucoup moins marrant que le contraire. Le Boub et moi, on a piqué le disque paillard que Papa avait caché dans la penderie et on l’a écouté en cachette, dans la chambre sur le Schneider de Man. J’ai placé le bras sur la 6ème piste de la face B. Quand le saphir est venu caresser le microsillon et que « La grosse bite à Dudule » est sortie du couvercle de l’électrophone de Man, j’ai aussitôt basculé la manette qui indiquait 33, sur 45. Et mon frère et moi on a rigolé comme jamais. On a rigolé comme des marionnettes, et on n’a jamais pu s’arrêter. Pendant les devoirs, on a rigolé, en prenant le bain, on a rigolé (le Boub venait mourir de rire jusqu’à la porte de la salle de bain pour réactiver mon rire, quand il jugeait que je ne riais pas encore assez), on riait comme des garçons qui auraient été privés trop longtemps de rire ; on riait comme des orphelins du rire. On riait nerveusement, maladivement.


Le disque (vinyle) que Papa planquait dans la penderie


A table, on riait encore à s’en étouffer, dans le col de la robe de chambre. Quand Marielle et Diane nous demandaient pourquoi nous rigolions si bêtement, nous nous regardions le Boub et moi, et à la vue de nos visages cramoisis, nous nous relancions pour une bonne séquence. On commençait sérieusement à agacer Man, ainsi que Papa, qui avait tenu à la seconder pour l’autorité. Il disait toujours : « Toi Colette, tu as une autorité factuelle, quand chez moi, c’est naturel ». C’est alors que Papa reconnut, parmi nos rires, les suffocations indescriptibles de Tonton, qui ouvrait largement la bouche comme Bobby le phoque en quête d’un hareng, et nous montrait son incisive, seul vestige d’une trop longue vie de mastication. Les filles, dans leurs robes de chambres soyeuses et laquées s’étaient empourprées à leur tour, mais moins parce qu’il régnait à l’intérieur de la cuisine une chaleur de haut fourneau, que parce que c’était l’heure à laquelle, comme tous les soirs, les petites sœurs Singer accueillaient leur vague à l’âme comme on se laisse envahir docilement par une fièvre morbide. Le moment du repas du soir leur rappelait inexorablement l’absence de Maddy et de Jo. Man, qui depuis une bonne heure faisait cuire toute une palanquée de patates dans sa cocotte-minute, avait transformé la vapeur d’eau en une mer de nuages, et la cuisine prenait sous nos yeux les allures d’un refuge de montagne.

-         Va ouvrir la fenêtre Miloute ! (c’est comme ça que Papa appelait Tonton Michel) plutôt que de rire comme un idiot. Tu sais même pas pourquoi tu te marres.

-         Bah ! Si j’ sais Claude !

-         Alors dis-le !

-         Bah, j’sais pas

-         T’es encore pire que les mômes…


Le prisonnier de Bâle: Sans titre, sculpture en mie de pain, peinture, colle forte - entre 1928 et 1934

Après avoir mis les pieds dans le plat, Papa voulait mettre la main à la pâte. Il posa un pot de gros sel sur la table à la suite d’une motte de beurre de baratte que Man avait achetée plus tôt au marché, chez Maryse, et de l’autre il se servit un canon de vin qu’il m’avait envoyé chercher à la tireuse, chez Leclerc. Man demanda à Tonton qui s’était renfrogné, s’il pouvait sortir le pot de crème épaisse du frigo. Tonton répondit, « si on veut ! » et il s’exécuta. Nous salivions tous à l’idée de déguster quelques bonnes patates en robes des champs, saupoudrées de ciboulette, divine recette dont nous raffolions, quand Man voulut se saisir de la cocotte bouillante avec un tire-jus éculé et morveux de Tonton (qu’elle avait pris pour un torchon) pour la déposer sur un dessous de plat télescopique. La brûlure fut imparable, et  Man avait  jeté la cocotte comme elle avait pu, au hasard, bien loin du dessous de plat. Les patates avaient atterri dans un fracas du diable, ce qui donna l’occasion à Papa de s’illustrer.

-         Aïe dong ! Tu t’es encore brûlée les pattes, hein Colette ? Pourquoi tu te sers jamais des maniques Paul Bocuse que je t’ai offertes pour Noël !

-         Parce que je m’en sers déjà pour cirer tes godasses, minable !

Marielle respectait Man, mais elle ne pouvait résister à ses réparties imprévisibles. Elle avait esquissé un léger sourire qui en appelait d’autres. Man, s’était entre-temps soigné sa main brûlée avec une bande Velpeau imbibée de vinaigre de vin qu’elle avait fixée avec une épingle à nourrice. A la voir comme ça,  avec sa  main momifiée ainsi que son ventre enveloppé de son légendaire tablier de bougnat, on pouvait dire qu’elle présentait bien. Comme elle s’était mise en joie à la vue des petites sœurs ravies à l’idée de déguster une telle merveille, qui devait surtout s’accompagner de fines tranches de jambon de pays que Man allait acheter chaque samedi chez Gérard, le boucher.

Nunki Bartt "Chausson - prospectus" - Poscas sur toile 2012 - Collection G.M Baxter 




-         Attention, c’est chaud ! dit Man. Faut souffler dessus, avant !

Diane lança, un « bravo Tati Colette ! », avant de se lever comme pour souffler sur un gâteau d’anniversaire. Une bourrasque s’engouffra dans la cuisine chauffée à blanc. C’était Richee qui venait de faire son entrée en traînant des savates.

-         Qu’est-ce qu’y a à manger c’soir Man ?

-         Y a des pommes de terre en robes de chambre, mon Richou !

Nous les entendîmes rire jusque tard dans la nuit. Elles en pleuraient dans leur lit, étreignaient leur polochon pour étouffer leurs rires, car jamais elle n’aurait voulu faire de peine à Man. Elles attendirent patiemment que le repas se termine pour sortir de table avant de se précipiter vers leur chambre et de se prendre dans les bras pour se laisser aller. Marielle me dit le lendemain, à l’école, qu’à force de rire, elles avaient pissé dans leur pyjama. Jamais, auparavant,  elles n’avaient vu ni entendu choses pareilles.


Henry Darger, 167 at Jennie Richee, entre 1930 et 1972



Jouez-moi !




Crédits : Luciano Berio, Cathy Berberian, Johnny Halliday, Fabrice Lucchini

Relecture : Snow Rozett

 

lundi 1 mai 2023

Baxter VS Baxter : Où s'en vont les caravelles ? # 6





Jouez-moi !







Où s'en vont les caravelles ?




Maddy avait fait un rêve. Dans son rêve, Marielle devenait une grande championne de natation. Et comme elle ne rêve jamais à la légère, elle avait inscrit d’office ses deux filles dans le meilleur club de la région, une académie qui fabrique les champions de demain : les Enfants de Neptune.

Une fois entre les mains des meilleurs entraîneurs, prétend-elle, elle améliorera sa technique et optimisera sa pénétration dans l’eau. C’est ce qu’elle croit Maddy, qui fût elle-même une excellente nageuse, d’après les souvenirs de Jo, qui en effet, l’a connue quand elle défilait en maillot de bain dans le cadre de Miss Maine-et-Loire  –  Cette force de pénétration  ira, selon Papa, à l’encontre de toutes les règles nautiques que nous pouvons imaginer. Autrement dit, toujours selon Papa qui ne l’avait jamais vu à l’œuvre mais qui se rangeait toujours à l’avis de Jo quand il s’agissait de Marielle la sirène, quand bien même, sur une distance de 100 mètres, Marielle nous laisserait, mettons, deux longueurs de bassins d’avance, nous aurions à peine le temps de brasser l’eau du petit bain pour produire le bouillon nécessaire à accueillir nos âmes dans une solution de chlorure et de colombins.  Elle aurait déjà la breloque autour du coup quand le maître-nageur tenterait de nous ranimer, nous, les petits et même Richee qui n’avait même pas son deuxième triton , lequel Richee, s’étant pris de passion pour le commandant Cousteau et son bathyscaphe, se présentait tous les mercredis sur le plongeoir numéro 4 (près des douches des « dames ») dans son slip rouge calypso, avant de sauter jambes repliées pour produire une bombe qui éclabousserait un groupe de jeunes filles qu’il convoitait.

Giovanni Bosco - sans titre-feutre sur carton 2007 



Le Boub et moi sommes, il faut le reconnaître, bien plus prudents que Richee. Nous empruntons l’échelle du petit bain en descendant échelon après échelon,  80 cm de fond pour bien nous habituer à la faible température de l’eau. Et nous attendons en grelottant. Nous attendons Marielle, qui pour une fois, a préféré nous suivre à la piscine du quartier, plutôt que de rejoindre les Enfants de Neptune avec sa sœur Diane. Cette petite piscine toute ronde, où nous allons tous les mercredis après-midi pour faire n’importe quoi, sauf pour nager. Le Boub vient de tenter, sous les yeux de deux grosses dames à bonnet incrusté de fleurs en relief, un poirier audacieux. Il essayait de garder l’aplomb de ses jambes quand, se noyant sans doute, la figure, qu’il espérait nous proposer, échoua lamentablement, et il alla s’avachir sur l’une des grosses dames, les pieds devant. Il était en train de se faire passer un savon, quand je l’ai vue, elle, sortir des douches, en sautillant méthodiquement dans le pédiluve.

Une piscine Tournesol quelque part en France


Elle apparaît dans un maillot de bain une pièce, bleu marine, avec deux fins liserés blancs courant sur la ligne des hanches. En imprimé à hauteur du bassin, une série de losanges blancs en incrustation. Le maillot de bain sombre, qui souligne nettement sa silhouette juvénile, contraste avec la pâleur de sa peau. Elle porte sur la tête un bonnet de bain gris clair bien ajusté sur les oreilles. Trois losanges bleus, comme une héraldique, sont floqués de chaque côté du bonnet. 

Marielle ne s’inquiète pas de la foule qui a investi le bassin. Elle passe le clair de son temps à nager en apnée, au fond, près du sol carrelé, bien en dessous de la cressonnière et du ballet nerveux des jambes serpentines.


-            T’avais promis que tu nous ferais voir comment on fait un virage sous l’eau, comme les vrais champions, hurle Bouboule, pour se faire entendre.

-         Oui, je vous montrerai ça toute à l’heure. Mais avant, faut me montrer comment vous nagez tous les deux. Je veux voir si vous avez fait des progrès depuis la dernière fois, d’accord ? Commençons par le plus simple, la brasse vous savez faire ?

-         Bah ! tiens, répond le Boub fièrement, et il ajoute, mais je préfère le crawl !

-         Et toi Jean, tu sais ?

-         Oui, la brasse, oui. Mais ça s’arrête là.

-         Tu parles ! il nage comme un chien !

-         Va chier Bouboule !


Marielle ne peut jamais s’empêcher de rire quand on se prend le bec. Ça l’amuse toujours, et ça suffit à nous calmer, du moins, à ne pas en venir aux mains. Sa seule présence faisait de nous des garçons plus fréquentables. Elle nous propose de partir devant. Elle, fermera la nage. Mon frère, sûr de lui, s’immerge le premier dans le jus d’enfant, et moi, sans manquer de jeter un dernier coup d’œil sur elle, qui ressemble avec son bonnet de bain gris métallique à une créature abyssale, je gigote prudemment vers le grand bain, essayant de me faire un passage parmi l’armada des baigneurs immobiles. Je m’applique car je la sens toute proche derrière moi quand, en un éclair, elle vient à ma hauteur.

-    Jean, tu ne sais pas faire la brasse coulée ?

-    Non ! mais, c’est quoi la brasse coulée ?   C’est quoi Marielle ?

Sans répondre, la voilà qui plonge à pique grâce au mouvement secret de ses fesses, que j’ai juste le temps de voir disparaître. Et ses pieds vont suivre, en observant un léger moulinet avant de quitter la surface dans juste ce qu’il faut d’écume pour justifier qu’elle était là, trois secondes avant. J’attends qu’elle remonte ; je regarde devant, je fais un tour sur moi-même, je regarde derrière. La sirène a disparu. Je regarde devant moi à nouveau, j’aperçois à quelques distances, Bouboule qui en termine avec sa longueur. Je vais regagner le bord du bassin. De là je pourrais mieux la voir rejaillir. Mais il y a tellement de monde dans l’eau qu’elle peut réapparaitre n’importe où, sans que je m’en aperçoive. Je me soulève à la force des bras pour reposer sur mes coudes au bord du bassin. Les yeux me brûlent et je crois les soulager en suivant la mosaïque bleue du carrelage qui miroite, quand je sens quelque chose qui me frôle sous la surface et s’agrippe à ma taille. Je n’ai pas le temps de comprendre ce qui m’arrive, quand je me retrouve le slip baissé sur les genoux, le cul nu. Le corps fuselé de la créature abyssale s’arrache soudainement de l’eau, tel le diable sortant de sa boîte - mais le diable sait il nager ?




Me vient alors cette image surprenante : le commandant Cousteau sortant de son bathyscaphe sans son précieux bonnet. Je remonte mon slip comme je peux. Je ne suis pas un enfant de Neptune, moi, encore moins un des hommes d’équipage de la Calypso. Elle est là, près de moi sur le bord, adoptant ma position, battant légèrement des jambes à la surface. Elle souffle.

Je me replonge soudainement dans le bel après-midi d’hier, dans la chambre de Tonton qui a un électrophone stéréo. Nous avons dû nous hisser tous les deux sur le lit géant de mon oncle, si haut, qu’une fois assis, nos pieds ne touchaient plus terre. Nous écoutions le disque de Luis Mariano que je tenais à lui faire entendre. Je voulais l’entraîner dans la chambre de Tonton pour écouter « le chanteur de Mexico ». Je voulais me retrouver seul avec elle. Marielle écoutait attentivement en souriant, la grande pochette du disque sur ses genoux blancs, regardant attentivement le visage de Luis, quand elle tournait son visage vers moi pour me dire que je lui ressemblais, et qu’elle le trouvait beau. Moi, je ne voyais que les oreilles de Luis qu’il avait aussi grandes que les miennes, et toutes aussi décollées. C’était la seule ressemblance que je voyais entre nous. C’est quand elle s’aperçut que je me troublais, qu’elle m’embrassa à la dérobée.



-         Ouf ! Je crois bien que j’ai battu mon record. J’ai bien dû passer plus d’une minute sous l’eau, non ?

Je ne trouve rien à lui dire. Je vais plutôt regarder de l’autre côté, en direction de la ligne d'eau n°4. De là je verrai le Boub se tenir à la barre du plongeoir pour reprendre son souffle, ce sacré Pierrick qui n’aura pas mis longtemps à couvrir les 25 mètres, malgré la foule. Je verrai Richee se réjouir d’une pareille aubaine, et grimper encore  sur le plongeoir n°4 (sous le haut patronage de La Coustaille*, comme l’appelle Papa), au-dessus d’un Bouboule éreinté, qui protestera quand il comprendra que son frère s’apprêtait à lui tomber dessus en larguant la plus grosse bombe de sa vie.

-         Tu m’as cherchée ? Dis-le !

-         J’ai eu peur que tu t’es noyée. Mais pourquoi t’as fait ça ?

-         Pourquoi je t’ai déculotté ? J’en sais rien. Quand j’étais au fond, tu vois, j’ai trouvé que c’était encore toi qui avais les plus belles fesses de la piscine.

-         T’es complètement siphonnée, toi !

-         Oh ça, oui !


Jouez-moi !

           Crédits : Luciano Berio, Cathy Berberian, Luis Mariano, Wes Anderson, Bill Murray

 

* Le commandant Cousteau