dimanche 30 août 2020

Quatorze stations jusqu'à Cakya Mouni 8



Huitième station : L'épisode cévenol

"L'épisode cévenol" Techniques mixtes sur toile  80 x 100 cm  


Papa était à table avec la petite, et Maman commandait pour la troisième fois au bébé de ranger ses joujoux avant de transgloutter le potage au butternot, quand, sans coup férir, l’épisode cévenol est survenu. Le vent avait mugi dans tout le hameau, bouléguant le seul réverbère de la rue, en s’amusant à défriser le petit bosquet derrière chez eux. Mais, plutôt qu’un déluge de flotte, comme il est de coutume de tomber dans la région, (ce qui aurait contribué à délayer la soupe trop farnatée de Maman), plutôt qu’une affreuse mouscaille qui pouvait transformer le pays en une buanderie banale, il se mit à pleuvoir des lettres de l’alphabet. A début, les lettres tombaient en pluie fine dans l’assiette de la petite, tellement, qu’on aurait dit un saupoudrage de vermicelle alphabétique, ce qui les amusait beaucoup, elle et son papa, mais ensuite, c’est tombé dru, à plein régime et la mouscaille s’était transformée en un chagate délirant. « Berk ! disait la petite, ça me rappelle trop le tapioca de Mémère » Papa, intraitable, avait répondu  « Justement, en souvenir de Mémère, mange-là quand même ! »  Papa s’était servi un verre à moutarde de vin à ras bord, histoire d’attendre maman qui s’occupait toujours de bébé. À présent, des monceaux de lettres jonchaient le plancher et recouvraient entièrement la table. On ne voyait plus ce qu’il y avait dans les assiettes. Dehors, à la place d’un ciel baveux et d’une obscurité implacable comme il s’en produit souvent pendant les épisodes cévenols, il régna, dans la maison, la clarté merveilleuse des photocopieurs à la tâche. Cet épisode dura soixante jours. C’est le plus long jamais enregistré dans les annales météorologiques. Un jour, l’aiguille du baromètre remonta, et le temps vira au beau fixe. Le bébé ne savait toujours pas ranger ses jouets, et il avait toujours de la merde au cul, mais il savait déjà lire avant même de savoir marcher, A sept ans, la fillette dévorait « La Légende Dorée » de Jacques De Voragine et écrivait des poèmes dans la langue de sa grand-mère maternelle, à savoir : le finnois. Maman avait corrigé sa dyslexie en inventant un nouveau langage articulé sur le principe des cris des manchots empereurs, et Papa avait construit, de ses propres mains, une immense bibliothèque murale en colimaçon. La veille des premières précipitations lettriques, quelques privilégiés avaient pu suivre sur la toile, une communication du président de Notre si Belle Nation. Sur un ton déterminé, voire menaçant, le président dévoilait, dans sa globalité, le plan ambitieux d’une grande ré-alphabétisation du pays. Il avait précisé qu’il souhaitait, je cite : « retrouver le premier rang qui était le nôtre, la première place qui nous revenait de tout temps ». C’est pourquoi, dans la moindre zone de non-droit, le moindre hameau en zone blanche, le moindre bois où pourrait se planquer l’empêcheur-de tourner-en rond,  il ferait tout ce qui est dans son pouvoir pour inoculer une bonne fois pour toute le virus de la civilité, du devoir, de la dignité, de l’abnégation et de l’obéissance sans réserve, due aux Supérieurs de Notre si Belle Nation !  Et en pointant son index droit devant la caméra-prompteur, il avait achevé son discours par ces paroles de fer : « J’irai te chercher où que tu sois, pinglard de mes deux, et te ramènerai à la raison ! Vive la Société Civile, vive Notre Si Belle Nation ! »

J’ai toujours été dans le lourd secret des dieux. Alors, quelque temps avant cet épisode cévenol, en prévision de la catastrophe, j’avais acheté une petite tente, ou plutôt un tipi, destinés aux gamins, alors que je n'avais même pas de lardon. Ainsi, m'y réfugiant, j’ai pu réchapper de cet épisode cévenol sans précédent et venir vous le rapporter le plus raisonnablement du monde.










 

jeudi 27 août 2020

Quatorze stations jusqu'à Cakya Mouni 7

 


Septième station : BRUNO GANZ

"Bruno Ganz" Techniques mixtes sur toile 80 x 80 cm




Lorsque le comédien Bruno Ganz est mort, ce 16 février 2019, nous n’y avons d’abord pas cru, convaincus que les anges sont éternels. Puis au fil du souvenir, il nous est revenu que le comédien suisse avait incarné  l’ange Damiel dans le film de Wim Wenders : « Der Himmel über Berlin ». Mais, en y repensant, je me suis souvenu que Damiel tombait amoureux de la belle trapéziste, Marion, à tel point qu’il fit tout ce qui fut en son pouvoir pour redevenir mortel, et la retrouver dans Berlin, après le départ du cirque ambulant. Et un jour, il est prêt, il tombe de bien haut, et dans sa chute, il saigne, enfin. La couleur apparaît violemment à l'image, son armure d’ange du ciel se fracasse sur le sol tout prêt de lui. Pour s’en débarrasser,  il la refourgue à un brocanteur contre quelques deutschemarks ; ses premiers billets de vivant et de mortel. Il peut s'offrir un café bien chaud, comme il en rêvait depuis longtemps.  Maintenant qu’il est un homme, l’attraction amoureuse qui le poussera vers Marion sera irrésistible. Voilà pour l’histoire. Il a donc fallu que le comédien Bruno Ganz passe par cette métamorphose opérée par l’image. Que serait-il arrivé, si Damiel était resté, à l’instar de son ami Cassiel, un ange zélé, s’il n’avait pas cédé à l’attraction de l’amour terrestre ? Au juste, nous n’en savons rien, persuadés cependant que ce monde du désir que produit le cinéma sur chacun de nous, et qui nous est familier, est pour ainsi dire, ce qui aurait pu nous arriver, si la magie s’en était mêlée, ou plutôt, ce qui aurait dû nous arriver dans cette vie, puisque de tout temps, il nous fut refusé de nous incarner, passionnément, dans la peau de l’ange, pour  vivre comme tel,  puis de choisir de mourir dans les oripeaux d’un simple mortel. Bruno Ganz- Damiel le savait. Quand il meurt ce jour de février à Zurich, le film de Wim Wenders, « Les ailes du désir » peut se ré-accomplir. On peut sans vertige parler d’une réalité de l’accomplissement. Parce que ce rôle de l’ange Damiel a marqué la carrière du comédien Bruno Ganz, et qu’il continue de fasciner les nouvelles générations de regardeurs, sa mort projette sur nous les bris d’un miroir qui reflétait deux images, deux images presqu'identiques : celle de la vie libre des images (la vie sublimée inhérente au cinéma), et celle de l’effacement des corps et des âmes dans la mort; ce qui est l’accomplissement de toute vie sur terre. Ainsi la nôtre, pauvres mortels.

« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! »                                                      

« Une saison en enfer, Adieu, »

Arthur Rimbaud


Damiel - Ganz est enfin mortel

A SUIVRE...