samedi 23 décembre 2023

un billet sur l'au-delà

U  n     b  i  l  l e  t        s  u  r      l'  a  u  -  d  e  l  à   






jouez-moi !




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Charcenay


"En voilà un qui veut donner l'impression de s'y connaître en géographie. 
Comme l'erreur reste possible, la prudence est de mise".

 Robert Walser


Il vivait dans un monde que la géographie numérique venait d'évangéliser grâce à la conversion des grands balayages satellitaires. Malgré tout, Bartt s’en allait toujours sans carte ni boussole. C’est pourquoi ses longues promenades, peaufinées au fil des renoncements, de longues hésitations et de claires trouvailles, ne trouvaient une issue qu’après de longues répétitions, comme si le piéton Bartt bégayait ses aventures. Mais lorsque celles-ci confinaient au chef d’œuvre, comme ce fut le cas pour Bois Jésus, il n’était pas rare que Bartt rêvat de s'y rendre la nuit.

Dès lors qu’il quittait son deux pièces, sis sur les quais, il avait le choix entre remonter la Loire, ou la redescendre à grandes enjambées, pressé de mettre entre la rue Losserand et le lieu qu’il visait sans le connaître, la plus grande distance possible à parcourir, l’espace d’une journée. Il se sentait pénétré de la joie de suivre le fleuve rogue et dédaigneux, lequel, lorsqu’il venait baigner nos rives, se déchaînait en accélérant la cadence, après qu’il fut outrageusement ralenti par les bancs de sables formés autour de l’île aux oiseaux ou de l’île Simon, plus en aval. Ainsi, la Loire, cette épée limoneuse qui s'était forgée au gré d’une légende de noire paladine, s'était déjà troublée, en amont, au spectacle des berges de Chaumont, puis d’Amboise  -  alors Tours, vous pensez !


La rue du docteur Tonnellé s'élève depuis le Quai Du Portillon


Bartt avait donc laissé le fleuve rouler sans lui, là où la route forme une fourche sur le quai du Portillon, remontant la petite rue du docteur Tonnellé, altière, qui s’était repue d’une saignée dans la roche, afin de gagner les quartiers hauts de Saint-Cyr-sur-Loire et de Fondettes pour profiter de la vue dégagée du faubourg aux riches manoirs arborés de cèdres bleus, de pins parasols et de désespoirs du singe. Il profitait de la pente qui menait au plateau pour accélérer, comme si le fleuve lui avait transmis sa fougue éternelle, mettant à l’épreuve son cœur et son souffle, sans pour autant se soucier du reste : son corps, ses membres locomoteurs, car Bartt avait une foi sans condition en sa jeunesse. Il pouvait mesurer sa passion dans son corps à l’aune d’une lampe magique qui se consumait en lui, et sa mèche était longue, et son combustible abondant. La première fois qu’il avait découvert la route de Charcenay, il s’était produit ce phénomène chez lui, s'en étant à peine inquiété, car à ce stade de sa vie, tout mystère lui semblait naturel, et puis vingt ans, c’est toujours l’âge avoué de la poésie ! Il doublait tranquillement le château de la Perraudière et son joli parc, qui l’avaient maintes fois accueilli, alors qu’il venait y lire ou tenter d’y écrire des poèmes qui n’avaient pas plus de valeur que le feutre à bille avec lequel il bleuissait ses petits carnets à spirales. Maintenant qu’il avait engagé ce nouveau rapport de force avec des jambes qui venaient tout juste d'enfiler une paire de bottes de sept lieues, il n’accordait même plus un regard au château. Il était devenu comme le fleuve traversant la ville : oublieux. Charcenay était une vallée où serpentaient les bras menus de la Choisille, qui gagnait en beauté dès qu’elle roulait son petit train de baudet aux abords de La Membrolle, la commune où son père avait claqué, après une lente agonie dans une maison de repos nommée Bel Air.

Le domaine de Bel Air à la Membrolle-sur-Choisille

 La rupture s’opérait Place de L’Homme-Noir (point culminant du plateau, à 83 mètres), qui formait un angle obtus avec la rue du Coq qui, elle, redescendait vers les quais et à l’intersection desquelles avait curieusement poussé un joli cèdre bleu, au beau milieu de la place. Depuis un belvédère en hémicycle du château de Beauvoir qui, comme son nom l’indique, offrait la plus belle des vues sur la vallée de la Loire, Bartt se sentait libre, ailleurs, dégagé des affres de son monde familier, offert à la périphérie de la ville. Il fallait simplement que la route s'élève. On aurait pu alors parier sur le fait que ces espaces intermédiaires lui avaient jeté un sort, depuis qu’il était tombé, sans ressource, sur un vers d' Arthur Rimbaud, tiré de la Saison,

 « Quel mystère dans l’attention dans la campagne » 

ce vers, qu’aucun thuriféraire du poète, autour de lui, n’aurait su lui expliquer. Cependant, à l’instant même où la vallée de Charcenay s’était livrée dans une  virginité confondante (la scène se passe en 1989), la grande silhouette du poète et romancier suisse Robert Walser, s’était imposée naturellement à lui, le renvoyant à la photo de couverture de la toute première étude connue à ce jour de l’auteur de Jacob Von Gunten, et de L’Homme à tout faire, où l’on découvrait le visage et le corps de Robert, droit comme un i, chaussé de gros souliers noirs, vêtu d’un costume trois pièces, et d’une cravate girouettée d’un nœud im-pec-cable, tenant son chapeau et son parapluie dans la même main droite, sur une route toute droite, bordée de longues barrières de bois écorcé, droites, elles aussi. 

 



Cette première analyse littéraire que l’on devait à un collège d’universitaires suisses, ainsi que de quelques poètes, sûrement, donnait un signalement plus précis de cet homme que Bartt admirait profondément. Dès lors, ce long ruban gris, défilant sur la couverture du dossier Walser et cette route traversant la vallée de la Choisille, n’était plus qu’une seule et même route. Et pour s’en convaincre, Bartt avait convié, lors d’une nouvelle promenade vers les confins de Fondettes et de Saint-Roch, Raphaël Nesterenko, poète et fugueur, lequel, et parce que Bartt avait tenu à amener dans son bagage l’ouvrage qui ne pouvait qu’emporter l’adhésion de son ami, avait finalement acquiescé en allumant une gitane internationale, en affichant un sourire merveilleux, au beau milieu de la route de Charcenay, comme si Robert Walser, en personne, la lui avait offerte. 
Bartt avait interprété ce sourire qui expulsait la fumée qui semblait rire, elle aussi, comme suit :
D’accord, mon gars ! Maintenant, c'est ce que j'appelle être tout à fait tranquille.


La route Robert Walser à Charcenay 
                                             




jouez-moi !


Crédits : Géoportail, Arthur Rimbaud, Robert Walser, Raphaël Nesterenko, Pro Helvetia, Show my street

The Housemartins . Tee Oh Sees
         .   
       .   .     .
.     .     .  .  
   .     .       ..

Relecture :.: .Snow...  

:..Robin Plackert.: *

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lundi 11 décembre 2023

Abdu Slimane doit 38 €

 

Gérard Dou "L'arracheur de dents" 1664


Abdu Slimane doit 38 euros



On est arrivé juste à l'heure au rendez-vous, juste à l'heure, cinq minutes avant l'ouverture du cabinet, à deux heures. Snow, elle, n'avait pas du tout rendez-vous ce jour-là, mais s'était proposée, comme toujours, de m'accompagner - elle le faisait surtout dans les moments difficiles - au cas où je m'évanouirais encore une fois chez la dentiste, par exemple, et que je me trouverais dans l'incapacité de revenir à pied. A peine sortions nous de sa voiture noire, baptisée "Billie", que nous avons aperçu le docteur Juin, le bras en écharpe, qui descendait l'avenue en compagnie d'un colosse faisant bien cinq têtes de plus qu'elle, et qui traînait sérieusement la patte. On a pas mis longtemps à comprendre qu'elle ne serait pas en mesure de travailler ce jour-là, et que le sycomore qui l'accompagnait était justement venu pour la remplacer à la manœuvre. nous allions leur emboîter le pas quand un chien battu, qui sortait de je ne sais où, est venu se jeter sur elle devant la porte de son cabinet, en implorant. Il exhibait une chique monstrueuse, grosse comme une galette tropézienne qui, selon lui, enflait depuis deux jours déjà ; on aurait dit un aborigène qui aurait accidentellement avalé son boomerang. C'était un cas d'urgence.

Chef Raoni

Quand nous sommes entrés, il a suffi d'un seul regard échangé avec le docteur Juin pour comprendre que nous devions filer directement dans la salle d'attente, sans demander notre reste. Snow, qui connaissait bien sa dentiste préférée, me fit un rapport élogieux sur sa profonde humanité, sur sa grande générosité aussi, surtout envers les plus démunis. Nous n'avons, cependant, rien perçu de ce qui aurait pu provenir du cabinet ; nulle plainte glaçante, nul grognement suspect. Le sycomore avait sûrement assommé l'aborigène avec un bon remède de cheval, m'est avis.


Doc Cyclopède


Platanakis : le nom du sycomore. Le docteur Juin avait dû le recruter sur le fichier Interpol de la fuite des cerveaux, peu après sa chute accidentelle. Un cas d'urgence en somme, pour pallier son incapacité à utiliser à plein régime ses chers gants chirurgicaux. J'appris donc, en m'installant, que je serai examiné par Constantin Platanakis, stomatologue hellène, mais dont les méthodes s'avèreront dater de la Grèce Antique. Il avait introduit sa grosse mygale bleue dans ma bouche, et après en avoir terminé avec un examen plutôt spartiate, il engagea une controverse avec le docteur Juin. La question qui les taraudait était la suivante: mes incisives étaient-elles de véritables dents de lait, ou ochi ? le docteur Juin l'affirmait, quand Platanakis soutenait le contraire. Pour elle, ma dentition n'avait pas atteint la maturité de celle d'un adulte, et je pouvais dire adieu à de belles dents de sagesse, du moins, jusqu'à Noël prochain. Ils trouvèrent un terrain d'entente lorsqu'ils conclurent qu'il fallait, dans un premier temps, renforcer ses deux quenottes qui branlaient sérieusement dans le manche. Et moi qui croyait être venu ici pour un simple détartrage…



Platanakis commandait et le docteur Juin se mettait en quatre pour le seconder. Son ton autoritaire m'indignait, elle si douce, si magnanime, obligée de s'effacer devant cet arracheur de dents. La mygale occupait ma bouche,  cherchant à déloger, une à une, mes dents avec ses crochets et ses curettes. Le docteur Juin, sous la menace, lui passait les instruments qu'il réclamait, sans politesse ni patience, afin de me replâtrer les gencives avec un alliage léger. Il la rudoyait, conscient qu'il avait le leadership, cet emplâtré de grec. Voir cette amazone blessée, sous le joug de ce chômeur de Salonique, me donnait des envies d'absorber le Péloponnèse sans pour autant éponger sa dette record de 1850 milliards. C'est lorsqu'il entreprit de me meuler une canine qui le gênait pour appliquer ce map consolidateur, que j'ai paniqué . Au moment où la meuleuse entama l'ivoire de la canine, m'arrachant une douleur térébrante, je lui broyais l'épaule pour lui faire comprendre que j'étais au supplice. Je pressais ses yeux noirs d'olives et ce regard obstiné, déterminé à nuire, m'en rappelait un autre: celui de Laurence Ollivier dans "Marathon Man", ravi d'entamer la pulpe de la dent de Dustin Hoffman avec une perceuse, et même si ce n'était que du cinéma, je m'étais mis en tête, comme un imbécile, cette horrible scène qui avait dû être écourtée au montage, à l'époque, tellement les spectateurs en avaient été traumatisés ; plus terrible encore, le syndicat des stomatologues d'Hollywood avait porté plainte contre la Paramount face à une dégression soudaine des rendez-vous dans les cabinets de la côte ouest !  Je me répétais, "des yeux et des dents - des dents et des yeux - des yeux et des dents : voilà finalement ce que nous sommes, pauvres de nous ! 
Lorsque ce replâtrage fut terminé, je m'arrachais du fauteuil, en remerciant exagérément Constantin Platanakis, pendant qu'il rangeait, satisfait, son joli set d'instruments,  comme si j'avais cru échapper au triste sort de Thomas "Babe" Levy dit : la limace*




"C'est sans danger ?"


Mais, par bonheur, Platanakis n'était pas le docteur Szell, le vieux nazi du film. Je regagnais, en compagnie de madame Juin, son petit bureau, d'où je pouvais apercevoir à travers un vasistas, Snow qui conversait avec un patient qui attendait, lui aussi,  innocemment, sans se douter qu'il allait tomber entre les mains de Constantin Platanakis dit la mygale. Lorsque nous nous assîmes et qu'elle me présenta ma note, qui s'élevait à 100 €, soit 50 € par dent de lait, j'ai pensé que ça faisait un peu cher le litre.
Nous avons pris à nouveau rendez-vous, le Docteur Juin et moi, le 19 décembre prochain. J'espère que d'ici là, elle sera complètement rétablie et que Constantin Platanakis sera définitivement reparti pour Salonique sur Olympic Air.
Avant de quitter le cabinet, je jetais un dernier coup d'oeil au bureau parfaitement rangé, et parmi les crayons et un registre d'ordonnances encore vierges, je remarquais un post-it jaune collé sur le socle d'une jolie lampe tactile. Sur le papier, le docteur Juin avait consigné ceci :
 "Abdu Slimane doit 38 euros." Abu Slimane, l'aborigène tropézien qui m'avait grillé la politesse pour une simple rage de dent. 

C'est sans danger ?


Écoute-moi !





*Le personnage de Dustin Hoffmann, dans le film de John Schlesinger, "Marathon Man" (1976), est un jeune homme des quartiers pauvres qui prépare le marathon de New-york. Et bien qu'il ne ménage pas ses efforts à l'entraînement, tous les jeunes de son quartier (dans la version française) l'ont baptisé "la limace".





Crédits : Pierre Desproges, Dustin Hoffman, Laurence Olivier, John Schlesinger, chef Raoni

 HF Thiéfaine

Relecture : Snow Rozett