samedi 24 décembre 2022

Radio Baxter # 8 : III "Et je griffe le cuir de mes souliers comme le gant du fantôme qui nous porte"



       Enzo Cormann    Gérard Marais     Jean-Marc Padovani    Youval Micenmacher   



L   E        R   Ô   D   E   U   R      1    9    9    1


III



Vu du ciel, on peut voir Bartt, les bras en croix, couché sur la pelouse du parc du château de Ris. Il est étendu en contrebas, dans la pente, avec tout autour de lui son matériel de camping, dont le toit de la tente Gehry qu'il a mise à sécher. Les oiseaux ont remarqué ce bel étendard ; quel bordel il a foutu dans cette quiétude toute pastorale ! On jurerait qu'il est descendu du ciel. Le château a été bâti sur une petite colline de gré rouge : un buton ; il a le rose aux joues et des allures enfantines, serti comme une pierre de rubis sur un anneau de bronze, prêt à dévaler la pente et finir le cul dans la Claise. Cette fois, Bartt s'est laissé aller à un épuisement qui semblait remonter à très loin ; il dort ; il dormait comme jamais, quand une ombre est venue sur lui et ce n’était pas un de ces gros nuages qui s'était chargé après un funèbre galop pour venir recouvrir le soleil, mais l’ombre d’un homme immense, autant dire : une carrure ! 

- Qu’est-ce que vous foutez là ?

- (…)

- C’est une propriété privée ici. 

- Je suis venu attendre un gars qui travaille ici.

- Son nom ?

- On l’appelle le Brigadier, mais sa mère l’appelle Emeric.

- Emeric ? Ils ne sont pas encore rentrés. Il est parti ce matin avec un groupe à Chérine. Devrait pas tarder. Qu’est-ce que c’est que ce bazar, vous avez sauté en parachute ? 

- Ça fait deux jours que je voyage sur deux demi jambes ; je viens de La Ville

- La Ville ? Alors, vous êtes Bartt. Ça fait une semaine qu’il nous assomme avec ce nom : Bartt par-ci, Bartt par-là. Alors, c’est vous ?

- Oui

- Va pas tarder. Faudra me ranger tout ça, hein, ça fait désordre.

- C’est comme si je n’étais jamais venu.

- C’est ça ! Au fait, moi je suis Valère, Valère Clouzot, je suis le directeur du centre.

- Le Brigadier m’a aussi beaucoup parler de vous.

- En bien, j’espère ? 

- (…)

- Dites, d’où ça vient ce nom : « le brigadier », qu’est-ce que ça veut dire ?

- C’est le nom que Donnait Gauguin à van Gogh, en particulier quand il y avait quelque chose qui clochait entre-eux. Ils se donnait du "Brigadier", comme on dirait "mon p'tit gars".

- Ah bon ! Alors on va se revoir Brigadier. . .





Sur la route qui les ramenait à Martizay, il eurent à peine le temps de se dire trois mots, car le Brigadier se régalait avec la boîte de vitesse sur la petite route sinueuse, accélérant dans la succession des virages, une chose qui rendait Bartt très nerveux. A hauteur de Notz-L’Abbé, Bartt se tut, comme saisit par la beauté du lieu, puis ce fut l’arrivée sur la place du village et la découverte de la bicoque ; un deux pièces de plain pied avec un jardinet en friche. Le Brigadier voulut que l’on fête ça dans l’un des deux cafés du village « - On va chez Carquot. Tu vas voir, c’est le meilleur café-chausseur que je connaisse ! »

Bartt en avait visité des cafés boulangerie-épicerie-tabac dans des lieux les plus reculés de  France (comme celui de Champs-sur-Tarentaine-Marchal, dans le Cantal, où l’on vous servait le noir dans une cafetière en porcelaine, tout comme l'ensemble du service, ou cet autre, à l’entrée d’Arcachon, qui accueillait un terrain de pétanque dans l'arrière-salle !) mais un bistrot qui vendait aussi des articles de pêche, des chaussures, des bottes en caoutchouc, dépositaire Le Chameau, c’était du jamais vu ! Une porte ajourée de petits carreaux multicolores s'ouvrait sur un vaste bal parquet, et vous étiez immédiatement saisis par des grands miroirs aux murs qui démultipliaient l’espace ; des banquettes en molesquine, adossées aux murs, rougeoyaient sous les miroirs oxydés ; quant aux chaises, elles cancanaient par petits groupes et l’on pouvait être sûr qu’elles étaient dans leur jus. Le visiteur se retrouvait plongé au cœur du « Café de nuit », peint par Van Gogh, à Arles, lieu fatidique qu’il décrivait ainsi dans une lettre à son frère Théo : « Le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes… »  Mais en lieu et place d’un billard français, on y rencontrait un gros Poêle Gaudin qui trônait en son centre ; une gorgone de fonte grisâtre distribuait sa tuyauterie aux quatre coins de la salle. Et comme l’espace était déserté à cette heure, conférant au café une réalité différée, Bartt eut l’impression étrange d’y être déjà venu à plusieurs reprises dans ce lieu et dans les mêmes circonstances d’une fête ou d’une célébration qui se préparait mais qui n’avait pas encore commencée. 



Le café Carquot, c'était soudainement la somme de tous les cafés déjà visités par Bartt, comme si, avec son surcroit d'espace et de lumière, il les avait tous absorbés. Le Brigadier lui présenta le patron, Jean-Philippe Carquot, un type maussade de premier abord, mais dont les yeux crépitaient de pure malice. Sa moustache gauloise, ses pommettes très hautes et ses maxillaires encombrées, comme si son dentiste avait oublié de lui retirer les cotons de la bouche, lui rappelait son propre frère : Roffo l’Enfant dit : le truand  « – Bartt, regarde ! T’as déjà vu un choix de Whiskies, comme ça ? Et toutes ces pompes à bières ?». Dans le dos du père Carquot, en effet, un immense panneau noir où était consigné tout ce qui était buvable dans ce bas-monde : bières cosmopolites, whiskies idem, des bourbons de tout horizon ; Téquila, Gin, Vodka, jaja, Portos etc. A la vue de tous ces petits caractères et de ces chiffres blancs qui grouillaient sur cette ardoise, on se serait cru à la Bourse. – Je suis claqué, répondit Bartt, je me contenterai de la bière. - La première tournée est pour la maison, cadeau de bienvenue, proposa Carquot, en rinçant les verres. Bartt se dit que le patron et lui allaient très bien s’entendre. Deux asticots endémiques prenaient racines au bout du comptoir, devant un ballon d'ordinaire et en suçant des gitanes maïs.

- Dis, il y a pas foule, ce soir Jean-Phi !

- C’est samedi aujourd’hui, t'as oublié ? Ils viennent plus tard, avant l’ouverture du "Coyote"…Vous êtes venus trop tôt, mon p’tit gars Emeric. Vous allez  guincher, dis ?

 A vingt et une heure, ça se remplissait sensiblement à l’enseigne « Café articles de pêche, chausseur » de Jean-Philippe Carquot. On resta des heures attachés au zinc du grand saloon à parler sous les yeux papillotants des néons piégeurs. On avait toujours rien mangé, mais l’on but comme il faut, ce soir-là, avant l'ouverture du "Coyote".

Jouez-moi SVP





 Bartt n’avait pas entendu le Brigadier partir pour le boulot ; il avait dormi comme une masse. Il s’était levé avec l'idée que son corps avait été « détaillé » par l'artiste Henri Cueco. Le Brigadier avait bien fait les choses, le petit déjeuner était sur la table, la cafetière italienne attendait sur le gaz et il avait consigné quelques mots sur une feuille, que Bartt déchiffra à peine ; - cette écriture, décidément, je m'y ferai jamais, se dit-il. La masure sentait le salpêtre, un vieux convecteur chauffait à peine la cuisine et Bartt dessinait sur son carnet en carburant au café. Il avait tout le temps de regarder autour de lui, le vieux mobilier et la vaisselle d’un autre âge. Clouzot avait surement trouvé ce garni, qui était resté longtemps fermé, pour un loyer modique. Il ne l’avait surement pas visité, le Brigadier non plus, d’ailleurs. Si on l’avait proposé à Bartt, il se serait sauvé en courant ! Mais il se sentait tellement harassé que ça le rassurait d'être seul dans cette maison qui sentait le vieux. Il ne pouvait détacher son regard de ce rapace empaillé qui ouvrait légèrement ses ailes sur un perchoir fiché dans le mur de la cuisine, juste face à lui ; buse ou faucon ? Il n’aurait su le dire. 


 

Il relisait la pierre de Rosette du Brigadier de long en large, quand il découvrit, au verso, une flèche qui indiquait une direction hors du papier. En dessous, il crut déchiffrer cette injonction : "Ecoute le  Rôdeur ! " Bartt essaya de se rappeler l’endroit sur la table où il avait découvert ce mot. Quand il y parvint, en le replaçant exactement là où il l’avait trouvé, il put voir que la flèche montrait la direction d’une pile de disques compacts, dont l’un d’eux s’intitulait « Le Rôdeur ». Une très belle jaquette en carton brun, comme un moucharabieh, laissait apparaître le véritable motif dessiné sur le livret. Bartt était curieux de nature, il voulut voir ce qui était représenté sur le recto du CD. Et comme il se demandait qui pouvait bien se cacher derrière ce "rôdeur", il fut à peine surpris d'y découvrir un rapace.



                 

                                                                  

Bartt  alluma une roulée sur le seuil de la porte qui donnait sur le jardin en friche du Brigadier. La voix d'Enzo Cormann commença à remplir la maison toute entière, puis le dehors, le présent, le passé, enfin le Temps tout entier, comme s'il devait rendre, une à une, ses minutes de sable mémorial. Bartt, tout en fumant, regardait la place du marché déserte et la voyait graduellement se remplir des fantômes de son imagination. Des femmes, des hommes, des enfants et des chiens, beaucoup de chiens. Enzo Corman racontait l'histoire du Rôdeur ; il était question d'une enquête policière, impliquant Joe, un vagabond accompagné d'un oiseau : un faucon nommé "Demain". De la musique jazz s'invitait dans le récit nourri à coup de bec. Un vagabond, un rôdeur, un homme seul au cœur gelé, cherchant un foyer pour les accueillir, lui et l'oiseau ; une mère soumise, un père violent, des roustes, un autostoppeur, une voiture, une route la nuit. Un couteau, un ventre tout chaud pour l'accueillir, un crime sanglant, une femme foutrement belle à enfiler, le désir de Joe, un ventre tout chaud pour l'accueillir. Les contours des fantômes se précisaient. Ils prenaient quelques fois de l'épaisseur, surtout pour l'un d'entre-eux, le fantôme de Michel qui travaillait ici, il y a bien longtemps. Il faisait partie d'un groupe de parisiens venus de Sartrouville. Lorsqu'ils ont délocalisé l'entreprise, il est arrivé ici, par hasard. Plus tard, après une vie infernale de crimes et de viols sur "les petites vierges", comme il les appelle, on le surnommera "l'Ogre des Ardennes".




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"Michel s’expatrie dans le Berry en 1967. Son patron, Georges Catoire, qui monte un gros atelier à Martizay, dans l’Indre, réembauche le minutieux Michel, habillé d’une blouse, coiffé d’une casquette et chaussé de brodequins. Très tôt, il voulut devenir prêtre, fasciné par le mystère de la virginité. Le jeune ouvrier, aux cheveux ras très noirs, habite seul dans une maison à l’écart du bourg et ne fréquente pas le bistrot. Il se réfugie dans la lecture et les sonates de Bach. Il se promène avec sa chienne boxer. Il fait ses courses de célibataire chez l’épicière Louisette, âgée de 30 ans, qui a le béguin pour ce garçon bien élevé et galant, mais il la trouve trop vieille pour lui et repousse ses avances : « Je n’aime que les vierges ! » 
Sujet à des insomnies, Michel multiplie les virées nocturnes avec son boxer à bord de sa Citroën break ID 19. Il cambriole les maisons vides des Parisiens le long de la Claise.  Et puis un soir de 1968,  Michel sort d’une séance de cinéma où il a vu "La Guerre des boutons" et remarque une fille à la peau pâle qui monte dans une voiture. Il la suit au volant de sa Citroën, sur une départementale, dans la nuit. Il la dépasse puis se rabat. À son tour, la conductrice veut le doubler mais Michel l’en empêche, se met en travers de la route, et provoque un accident. La voiture de la fille se retrouve dans le fossé et l’homme de l’ID 19 s’enfuit sans lui porter secours. La victime ayant noté le numéro d’immatriculation du chauffard, les gendarmes sont venus lui passer les menottes. On retrouve la trace d’une hospitalisation de Michel F dans une clinique psychiatrique à Pont-Chrétien-Chabenet, dans l’Indre, pendant plusieurs semaines après cet accident de la route. Après « un traitement à l’insuline », selon ses dires, et une initiation au jeu d’échecs, il en ressort sans plus de soins et retrouve sa chienne Douchka chez son collègue Roger, qui le croyait en prison. Il postule alors comme gardien de phare mais reçoit une réponse négative. Il projette de s’exiler en Amérique latine ou au Canada et, prétendument pour ne pas la laisser seule en France, donne la mort à sa bien-aimée Douchka. Si l’on en croit son ami Roger et sa femme, la fin du boxer ne s’est pas passée ainsi. Furieux que sa chienne ne lui obéisse pas, Michel  l’a abattue dans un accès de rage, d’un coup de fusil dans le crâne. Comme la nuit la plupart des marmots sont couchés, Michel change de tactique - ce roitelet sans divertissement aborde près de la rivière, une fillette de huit ans qui se rend à l'épicerie du village faire provision de bonbons. Il lui demande tranquillement son chemin à bord de l'ID 19 brune. Il demande une certaine rue du village où il a rendez-vous parce qu'il est représentant. La petite lui explique le chemin avec ses mots à elle, mais Michel n'est pas satisfait ; il lui propose alors de monter en voiture pour le conduire à cette adresse où il n'a rien à faire. Son but est  d'emmener la fillette et mettre la plus grande distance entre eux et le village. La petite prendra ses jambes à son cou et racontera tout à l'épicière. Michel ne tue personne à Martizay. Quand il dérape, on le reconnait et on vient le chercher comme un délinquant sexuel ; ce n'est pas la première fois. Il y a quelques années, après le viol d'une jeune fille de 14 ans, il s'effondre en larmes pour lui demander pardon et surtout, de ne rien dire à personne. Naturellement, il est pris. Plus tard il tuera ses victimes pour qu'elles ne le dénoncent pas. Mais ici, à Martizay, Il n'est pas encore "l'Ogre des Ardennes" qu'il deviendra pus tard." Fin de citation



Bartt vit, de l'autre côté de la place du village, un homme de grande taille frapper à la porte de l'une des ruines pour y vendre des pommes de terre. Pourquoi pensa t-il à Arthur Rimbaud à ce moment-là ? Peut-être parce que le poète ardennais a poussé jusqu'au paroxysme l'art du vagabondage :  "Entre partout, réponds à tout, on ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre !" L'autocar qui faisait la liaison Mézières-Le Blanc via Tournon s'était mis à éternuer devant l'arrêt de bus du village. Après l'avoir entendu, Bartt avait penché la tête pour l'apercevoir. Un autocar tout blanc, avec inscrit sur la carlingue le nom de la compagnie : "L'Aile Bleue". Tout comme l'oiseau, bleu lui aussi ; une buse, l'oiseau symbole de la région, déployait ses ailes tout en ouvrant grand les serres comme pour voler une proie. Seule une femme et une gamine en descendirent, chargées comme des mules. 



Tu te demandes si toi aussi tu pourrais être un rôdeur ? Non, pas comme Michel F, n'exagérons rien, ni comme Joe mais comme le poète de la "Saison". Tu n'as encore commis aucun crime que la justice réprouve mais tu en as fait bien d'autres que ta noire conscience a déjà condamnée. "...Je veux enlever leurs enfants et déchirer les visages qui me prenaient les yeux dans la cave … " Tu entends la voix de Cormann et l'odyssée macabre de "Demain" au bras de Joe, qui te soufflent qu'il faut continuer la route, sans commettre de faux pas. Tu as peur Bartt et tu tiens bon, malgré l'étau du temps qui se ressert. Tu fumes lentement, assis sur le perron de la porte parce que tu ne supportes pas de fumer debout ; le tabac te fait tourner la tête. Tu as calculé qu'il te faudrait deux jours avant de te remettre. Pourtant, demain, le Brigadier te fera découvrir un endroit, un lieu d'une beauté effroyable, et la route que vous ferez en voiture jusqu'à ce village (parce qu'il s'agit d'un village), tu la referas à pied, le jour suivant, soit 18 kms par la route, afin de vérifier ce que tu n'étais pas tout à fait sûr d'avoir vu. Cette visite au pays "d'où l'on ne repart jamais" s'avèrera, dans ta vie, d'une importance capitale. Tu ne pouvais,  d'aucune manière, connaître le passage de Michel F à Martizay à l'époque de ta visite chez le Brigadier, tout simplement parce qu'il n'existait pas. Mais ta présence à Martizay, la découverte inopinée du "Rôdeur", le fantôme de "l'ogre des Ardennes" qui a vu et hanté les mêmes rues, les mêmes chemins, les mêmes boutiques, tout cela a pu agir sur toi comme un trou de ver dans lequel tu auras été aspiré pour jouer les funambules sur la crête du Temps, puis pour en être définitivement expulsé. Ou peut-être que les trésors immatériels, qui jalonnent et marquent notre vie, s'acquièrent de haute lutte, à force de persévérance et qui nous poussent à chercher encore et toujours, bien au-delà de la frontière de la raison. Qui sait ? 

Pour Alain Pennetier, dit Ricco : l'inventeur providentiel du "Rôdeur"





Crédits : Xavier Plumas, Bastien Lallemand, Cormann, Marais, Micenmacher, Padovani


Merci à Snow Rozett pour ses précieuses corrections
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Avertissement

L'enregistrement "Le Rôdeur" vous donnera entière satisfaction si vous l'écoutez en roulant. La durée de cette "Jazz fiction" approche les 68 minutes, le temps qu'il faut pour monter dans votre voiture et  rouler au hasard, n'importe où. Cependant, il est très important que vos pieds quittent le sol et qu'au volant de votre voiture, vous vous envoliez… La voiture remplacera aisément la paire d'ailes qui vous manque.
"Demain ne bougeait pas d'un pouce dans la voiture. Avec ses yeux chaperonnés, on ne sait jamais ce qu'il s'imagine voir, et là, cette route, est-ce qu'il aurait seulement compris que ce n'était pas elle qui volait, mais nous, dans la voiture, qui lui roulions dessus "
Tous les baxtériens vous souhaite une bonne écoute et un très joyeux Noël.





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LE RÔDEUR de ENZO CORMANN


F  I  N




dimanche 27 novembre 2022

Radio Baxter # 8 Demain, lui, à la vue la plus perçante de la planète…

 

E n z o   C o r m a n n   G é r a r d  M a r a i s  Y o u v a l  M i c e n m a c h e r  J M  P a d o v a n i

"Quelque fois de braves gens comme il en reste  me donne le gîte et le couvert"
Enzo Cormann



      L   e     R    ô    d    e    u    r          1   9   9   1


II

Bartt fut réveillé par un petit groupe de jeunes merdeux qui étaient venus stationner autour de la tente Gehry. Chacun y allait de son commentaire : « - Non mais c’est quoi cette merde, ça se vend ce machin-là ? – Qui peut bien dormir dans ce gourbi, on dirait une manche à air !  - A part le bedeau de Saint- Roch, j’ vois pas. » Ils avaient des gausseries moyenâgeuses. Bartt constata que la matinée avait pas mal d'avance sur la journée. Les merdeux entonnèrent « We are living in a yellow submarine », avant de s’éloigner vers le marché.  Nous étions samedi. Il avait fait le mort parce que la lumière crue du soleil lui avait révélé cette triste réalité :  oui, il était bien ce pauvre type qui avait passé la nuit, allongé dans cette penderie. Mais il y avait du nouveau ; quelque chose qu’il avait reçu de cette nuit sans étoile, comme une mauvaise nouvelle. Dès qu’il avait voulu mettre un pied dehors, il avait constaté qu’une partie de son corps, du cou jusqu’au bassin, était prise dans un étau et dans un carcan. Aller jusqu’aux sanitaires fut, pour lui, un contre sens. Il comprit, que pendant cette nuit maléfique, la tente Gehry et lui-même n’avaient fait qu’un.



 Bartt se dit que c’en était fini de ce voyage idiot, que l'inexpression : « on n’est pas rendu à Loches », en se refondant en une pauvre catachrèse, avait finalement eu raison de lui. Comment repartir avec le même fardeau, avec la même distance à parcourir, quand on a l'impression de s'être fait écrasé par un couillard ? À moins, se dit- il, de considérer que le défit ne concernait que le voyage jusqu’à Loches uniquement, et qu’il était libre, désormais, de choisir son moyen de locomotion : le trébuchet, la catapulte ou bien l’autostop, discipline dont il raffolait et dont il était passé maître. On s'était donné rendez-vous chez le Brigadier, à Martizay, mais Bartt, qui voulait abréger ses souffrances au plus vite, avait décidé, au moins pour sauver les apparences, de surprendre le garçon sur son lieu de travail, à Bossay sur Claise, au château de Ris, où l’équipe pédagogique du CPIE d’Azay-Le-Ferron avait déménagé, le temps de conduire un stage de découverte de la faune et de la flore locale. D'un château à l’autre ! Bartt se disait que le brigadier était le garçon le plus verni de la Terre. C’est alors, qu'il s’apprêtait à faire disparaître définitivement cette erreur/horreur de l’architecture nomade, qu’il fut interrompu par le directeur du camping qui faisait sa ronde matinale habituelle.  Il stationna un moment pour bavarder avec Bartt, qui n’en avait pas du tout envie. Le directeur s’attardait particulièrement et abusivement sur cette installation éphémère ; le baroudeur aurait voulu s’en débarrasser mais l’autre prenait tout son temps, lui narrant les anecdotes les plus cocasses sur la vie du camping et les drôles de zèbres avec leurs drôles de barnums qu’il avait vu défiler depuis son capitanat. Le directeur lui proposa même son concours pour plier son igloo en deux temps trois mouvements, offre que Bartt déclina. L'autre resta incliné comme une sardine jusqu’à ce que le pénitent endosse son terrible sac. Il fit un dernier signe d’adieu et tenta d’adopter une allure convenable et rassurante ; le directeur ne vit qu'un petit vieux claudiquant et s’appliquant à écraser des œufs.

« - Allez y doucement, sinon vous allez vous tuer. Et surtout bonne route pèlerin ! »


Jouez-moi svp

                                                                        

Bartt pleurait. Et de mémoire de pèlerin, c’était bien la première fois depuis longtemps. Mais ces larmes n’étaient pas tant des larmes de douleurs, que tant d'autres, plus amères et qui révélaient une profonde lassitude morale, une soudaine révélation sur lui-même. A peine avait-il pris la tangente, qu’il parvint à hauteur d’un échangeur routier. Passant sous un pont, il se trouva nez à nez avec un graphe qui ornait très médiocrement l’un des piliers. C’était la manifestation de l’esprit de Ludovico Sforza, qui saluait, à sa manière, la longue dérive de Bartt à travers la campagne ainsi que son séjour éclair et douloureux au camping de la Citadelle. Un personnage aux yeux exorbités, à la bouche en cul et coiffé d’une casquette Jardiland, pointait un index pour déclarer "qu'on était bien rendu à Loches ». Bartt avait grimacé, comme pour reconnaître qu’au fond, il était plutôt beau joueur. 



Au lieu-dit « La Chapellerie », ses jambes étaient tellement cimentées aux hanches qu'il jeta définitivement la truelle. Dès lors, il dut changer de tactique et reprendre le rôle cent fois joué, de l'autostoppeur gentil. Il alla péniblement se poster sur la départementale 50, rêvant qu’une âme charitable aurait pitié de lui. La route était désespérément droite et désespérément vide, personne ne passait par là, ni dans un sens, ni dans l’autre. Avachi sur son sac, il scrutait l’horizon, jetant de temps à autre un œil dans la futaie, derrière lui et se vit la mort dans l’âme, en train de planter la tente Gehry au beau milieu des hêtres, des chênes et des pins sylvestres, à la tombée de la nuit. Tel un charmeur de serpent, il fixait le bout de la route. Il entendait les cris aigus d’une buse planant dans l'azur, à moins que ce ne fut le cri d’alarme d’un faucon pèlerin piquant au nadir. Une heure, deux peut-être, sans d’autre compagnie que celle des rapaces, quand un disque jaune apparut tout au bout de la route. L’effet de réfraction de la lumière sur le macadam chauffée à blanc, l'avait dilaté au point que Bartt avait cru qu’un autre soleil prenait la suite. La calandre fuselée d’un mini van, au nez jaune, prenait toute la route et fonçait droit vers Bartt qui brandit timidement son pouce comme pour faire jaillir le feu flemmard de son briquet. Un souvenir le traversa ou plutôt une vision, car Bartt en avait beaucoup, des visions. Il avait fait le pari qu'une voiture passerait et qu'elle serait la bonne ; une seule suffisait sur la départementale 50, aussi rectiligne que la route 66. il crut voir de l’autre côté de la chaussée, la silhouette imposante de Rutger Hauer et de son double, John Ryder, dit « le Hitcher ». La Route, depuis ce genre de film, auquel on pouvait ajouter, "Easy Ryder, Duel et Mad Max", avait toujours été, pour Bartt, l’incarnation du mal absolu. Le ruban effrayant de la route, la solitude de l’individu à pieds ou à l’intérieur d’un véhicule dans un coin de nature désert et hostile quand vient la nuit, l’irréversibilité du voyage entrepris, le rapport de force inégal entre les voyageurs à pieds et les automobilistes tout puissants, jusqu'au combat fatal. 




 « - Get in the back ! » La porte latérale d’un très joli Combi VW, rose et jaune d’œuf, s’ouvrit dans un parfait glissando et Bartt sentit qu'il aurait pu, lui aussi, déployer ses ailes. La fille qui l’invita à prendre place à l’arrière lui souriait. Ce sourire voulait-il dire : « Ne t’inquiète plus Bartt, nous venons de la part de Ludovico Sforza, tu n’as plus rien à craindre, maintenant que nous sommes là. Tu vas être libéré. Es tu content ? » Il jeta un coup d’œil au passage pour s’assurer que John Ryder se tenait toujours à bonne distance ; à son grand soulagement, il avait disparu. Le garçon, qui était au volant, dit quelque chose que Bartt ne comprit pas très bien, sinon qu’il était question de Preuilly sur Claise. Si c’était là, leur point de chute, alors le convoi magique lui faisait faire un bond de près de 60 kms ! Bartt remercia et demanda d’où arrivaient ces deux anges rédempteurs. « From Australia », lui répondit-on. Si ils lui avaient assurés qu’ils provenaient de la Lune, il les aurait crus. Et pendant que la camionnette filait bon train sur cette route perdue du sud de la Touraine, Bartt desserra les lanières de son sac pour en sortir une bouteille de Chinon, qu’il offrit en guise de bienvenue au Pays de cocagne. les australiens jubilèrent sobrement. On oublie pas, si facilement, le lait tiède des jours de fête. Une conversation animée s'engagea, malgré l'anglais primitif de Bartt. A l'arrière, régnait un désordre d'argonautes, plein d'odeurs contrastées. Les voyageurs se sentaient plus que jamais des voyageurs, Bartt se félicitait de sa bonne fortune retrouvée et les kilomètres mangeaient d'autres kilomètres. A Preuilly, il fut rendu, comme prévu, à son pire ennemi, lui-même. Au centre, il trouva un petit café agréable où étendre ses guiboles. Quant à savoir comment les prulliaciens le perçurent : comme du linge mouillé séchant sur une vieille corde à linge.





Sortir de Preuilly ne fut qu’une formalité. L’épuisement de Bartt lui procurait une étonnante lucidité, doublé d’une acuité sensorielle supérieure, un instinct de survie qu’il attribua au fameux second souffle du voyageur. A peine avait-il fait une première tentative qu’une voiture alla se garer en amont, et Bartt n’y avait d’abord pas cru, car la voiture était passé devant lui, sans décélérer et il avait préféré reprendre son affût. Un coup de klaxon dans son dos et il se retourna pour constater qu'une voiture s'était arrêtée sur le bas-côté. Quelle idée d’aller se garer si loin, c’est le coup classique. Le type s'arrête au-delà de la position de l’autostoppeur pour jouir du spectacle du pauvre gars qui doit courir avec son sac lourd comme un âne mort, avant que l’autre ne change d’avis et au moment de monter, il se barre le pied au plancher, le gratifiant au passage, d’un délicat doigt d’honneur. Combien de fois lui avait-on fait le coup ! Mais cette fois, Bartt prit tout son temps pour aller jusqu’à la bagnole, une vieille Jaguar qui aurait eu encore de l’allure si on l’avait débarrassée de la boue et de la poussière. Il balança le sac à l’arrière et monta sans dire merci. Il se présenta tout simplement au conducteur, un type moustachu qui ressemblait à Jean-Pierre Marielle .

-     Bonjour, Bartt, enchanté ! 

-   Jacky ! Je vous ai vu boiter à cent mètres. Ça n’a pas l’air d’aller, dites-moi. Je peux vous pousser un peu plus loin. J’habite à la Couture, un hameau sur la route. Alors comme ça, on voyage ? 

-      C’est loin de Bossay ce hameau ?

-      Ah !  Bossay,  non ce n’est pas loin de chez moi, cinq ou six kms tout au plus. Et moi qui me disais avoir affaire à un globetrotteur !

-      Vous savez, Jacky, n’importe quelle route et même cette route de Bossay-sur-Claise te conduira au bout du monde…

-      Ah ! Oui, c'est vrai, c’est juste à la fois ; c'est… c'est même formidable . C’est de vous ?

-      Non, non. C’est de Carlyle, un poète écossais ; sauf que je l’ai un peu arrangé pour la circonstance.

-       Eh bien, Bartt, je ne suis certainement pas ce Carlyle, mais je vais déjà vous emmener jusqu’au bord du bout du monde. C’est parti !

-      Merci Jacky. 

jouez-moi svp





Si l’aspect extérieur de la jaguar était déplorable, l’intérieur en revanche était aussi rutilant et confortable que le Nautilus. Jacky avait remonté le volume de l’auto radio et repris l’écoute d’une musique jazz qui s’échappait sensuellement des hauts parleurs. Bartt voulut se rendre agréable.

-      Qu’est-ce qu’on écoute ?

-    Ça vous plait ? Ça, c'est de la musique ! Wayne Shorter dans ses œuvres : « Infant’s eye », un standard ! Ne me dites pas que vous ne connaissez pas

Bartt avait fait une réponse évasive. Il pensait à son frère aîné, "l'ajusteur", qui écoutait passionnément les big bands, surtout celui de Count Basie. Somnolant, il regardait la jolie route qui serpentait, essayant vainement d'imiter, de rivaliser avec des millions d’années de puissance et de fantaisie au fil de l’eau. La jaguar circulait entre le coteau et la rivière. La rivière Claise labourait le paysage comme un lombric fouisseur. Le coteau, accouché du labeur humain, n’était qu’un chien dressé uniquement pour réguler le mouvement d'un troupeau sauvage. Jacky tapotait de l’index sur son volant au rythme des saccades du jeu de Wayne Shorter, quand à hauteur de quelques maisons du bord de route, Bartt vit un homme qui marchait tout le long, de l’autre côté. Il s’était arrêté net en regardant la voiture passer à hauteur. Mais dans sa posture de miraculé, Bartt ne voulut penser qu’à Ludovico Sforza, "il Moro". Non, penser un seul instant à John Ryder lui aurait coûté beaucoup trop.





Jouez-moi svp




                                       Crédits : Timber Timbre, Christophe, Wayne Shorter



A suivre

 


dimanche 13 novembre 2022

Radio baxter # 8 : Sous le ciel antique et cruel

  Enzo Cormann -  Gérard Marais – Youval Micenmacher – Jean-Marc Padovani 


L   E     R   Ô  D   E   U  R    1  9   9   1


 « J’ai vu qu’aux crocodiles on leur met un bâton dans la bouche … »

Enzo Cormann



I

Tout a commencé par cette expression à la con, qui a fait long feu et qui sévit encore ici : « On n’est pas rendu à Loches ! » Depuis l’occupation allemande et la promulgation de la ligne de démarcation qui envoyait Loches en zone libre ; cette expression, ô combien amusante, ne pouvait intéresser qu’un forcené comme toi, Bartt. Mais avant, il convient de mentionner cette carte postale que tu avais reçue du Brigadier, un tout jeune camarade des C.M.E.A postée depuis ce petit village de Martizay dans l’Indre, où il s'était installé. Une bien jolie carte en vue panoramique, montrant une barque plate-noire-de-goudron, attachée à une chaîne sur l’onde de ce qui semblait être un lac, vu la circonférence – mais difficile d’être plus précis, parce que la photo avait été prise au petit matin et qu’une brume légère recouvrait les eaux noires du lac, qui était en réalité un étang, un étang de la Brenne comme l’indiquait la légende au dos : « La Brenne, pays des mille étangs, barque brenouse sur l’étang du Blizon ». Ce qui t'émut, jeune Bartt, lorsque tu détaillas la carte postale du Brigadier, c’est que la chaîne qui retenait la barque brenouse à une espèce de saule, n’était pas tendue, au contraire, un léger mou la maintenait à son anneau, elle flottait sur l’onde fantomatique, près de la berge, noire, elle aussi. Le mouvement de la barque sur l'eau faisait-il qu'elle s'en approchait ou bien qu'elle s’en éloignait ?  Le Brigadier avait écrit, de cette grosse écriture qui prenait toute la place sur la carte, ce qui indiquait qu’il ne devait pas écrire très souvent, à moins que cette écriture majuscule n'exprimât le désir de ne plus rester seul dans ce coin perdu : « Tu te plairas sûrement dans ce pays d’oiseaux sauvages et de gens tout autant…» C’était là-bas, au-delà de l'ancienne ligne de démarcation, bien loin des limites du territoire de ta naissance, dont tu voulais obstinément repousser les frontières – comme s’il eut fallu que tu uses tes pieds, tes bras et tes jambes, jusqu’aux moignons. Tu n’hésitas pas une seconde - De tout temps, tu n’avais jamais eu rien d'autre à faire dans cette vie, sinon aller ici et là, vers le plus offrant.




Tu n’avais jamais tenté un truc pareil. Bien sûr, des copains, tu en avais rejoints à la pelle, depuis La Ville, et toujours à pieds – et plus loin ils demeuraient, plus tu les estimais – mais c’était la première fois que tu décidais de passer deux jours seul sur la route, afin de rallier la petite maison du Brigadier, sise à Martizay, à un peu moins de 100 kms de La Ville, par les chemins, ravi de faire d’une pierre deux coups, a) enterrer à jamais cette expression ridicule, en rejoignant Loches à pied en une journée, b) repousser radicalement les limites de ton territoire, comme l’aurait fait n’importe quel dromomane ambitieux. Tu présumas, sans doute, des forces de ton maigre corps. Ton ambition l’avait emportée sur tes véritables capacités physiques ; en somme, tu t’étais lesté de quinze kilos surnuméraires. On ne peut être à la fois, même dans ses rêves les plus fous, le grand conquérant, son armée, et les bêtes transbahutant le matériel et les vivres. Tu devins très vite ta propre mule, pliant (outre le matériel indispensable au bivouac) sous un stock de nourriture délirant, chargé de boites de confits, de bouteilles de vin, destinées à enflammer vos soirées de retrouvailles. Tout à ta joie d’une bonne mise en route, tu empruntas le pont ferroviaire qui reliait Vouvray à Montlouis en enjambant le fleuve, et tu voulus naturellement te pencher par-dessus le parapet du pont pour t’assurer que l'artiste ligérien, Olivier Debray, avait bien raison de peindre le fleuve royal avec seulement le rouge et le bleu pour distinguer le limon du flux . Encouragé par cette première victoire qui te libérait définitivement des limites extrêmes de la Ville, tu gravis, au courage, le haut coteau qui menait au cœur du village ; une fois sur le belvédère, qui faisait de l'église une figure de proue du temps, tu te retournas, et sans jamais vouloir te débarrasser de ton fardeau, tu contemplas la Loire, magma reptilien, rampant calmement dans ce qu’on appelle la Vallée des Rois, pour s’en aller rejoindre le ponant, sous le ciel antique et cruel. C’était comme si, enfin, tu admettais son existence. Et cette vision te bouleversa, au point que tu préféras disparaitre dans les vignes qui quadrillaient le plateau. Tu n'aurais pu soutenir ton propre regard (si tu avais pu le découvrir), et tu jugeas qu’il était préférable de se confier à une armée de vieux ceps cornus, candélabrésant, plutôt que de subir le regard froid de l’ennemi.




Bartt choisit un rang de vigne au hasard, près d’un pêcher pour s'y reposer mais en voulant s'assoir, il bascula, emporté par le poids du sac. Son nez était venu griffer la terre jonchée de cailloux blanc comme de la pierre à fusil ; il remarqua que les ceps avaient été parfaitement buttés comme des patates : quelle hauteur de vue ! C’était l'œil du connaisseur. Bartt comprit enfin qu’il devait lâcher un peu de lest, s’il voulait arriver à Loches avant la nuit. Alors il se mit, comme on dirait, à table ; et comment ! Sous le pêcher, il torcha une terrine de pâté de foie avec une miche d’épeautre qu’il boulotta tel un grognard à la campagne de Russie, tapant dans les réserves de fromage : Abondance, Fleur d’Aunis, Langres, Sainte-Maure ; tous y passèrent. Il siffla, pour accompagner son briquet, une demi-bouteille de Touraine Amboise dont le bouquet était un mélange savant des trois cépages : le gamay, le cabernet franc et le côt. Il fit une moue approbatrice quand il put lire sur l’étiquette : Cuvée François Ier. Pour s’occuper, il enterra une des boîtes de confit de canard sous un vieux sicot d’au moins 70 ans (félicitant au passage l'ouvrier viticole chanceux qui la dénicherait), puis se coucha sur une chaintre chauffée par un soleil de midi, et une fois que son dos fut bien calé contre les pierres à fusil, il imprima, grâce au roulement de ses fesses, quelques mouvements masseurs qui le soulagèrent des douleurs infligées par l’écrasement de la charge. S’il s’était agit de rester allongé, comme ça, dans ce coin idyllique du vieux monde, il se serait allé à dire: pourquoi pas ? Mais le roi ne capitule pas tant qu’il ne connaît pas les conditions de son traitement à venir. C'est pourquoi, le vin aidant, il se senti déjà mieux, et afin de célébrer un nouveau départ, il répandit le contenu restant de la bouteille dans le rang de vigne en s'adressant aux dieux et protecteurs de la terre et du vin : Demeter, Bacchus et Saint Vincent. Il se débarrassa du cadavre en l'envoyant sept rangs plus loin. Il avait cru, avec cette prière cèpique, que les dieux de la terre répondraient à son appel, qu'ils redoubleraient de miséricorde, mais le sac ne se fit pas plus léger. Bartt reprit la route en morigénant et invectivant tout ce qui était vivant dans les parages. Mais plus il piaulait, et plus le paysage qui s'ouvrait devant lui était à tomber par terre. 

Jouez-moi svp

           

Bartt avait franchi le rubicond de l'ancienne France libre à Dolus, pendant qu'il se dépêtrait, le vin aidant, dans des pensées cathartiques. Le brigadier, qu'il s'en allait rejoindre dans la Brenne, était un adepte "du piéton tout terrain". C'était une discipline qui consistait à prendre, dans la campagne, un itinéraire géodésique, le piéton devant définir un cap imaginaire dans le paysage, un objectif précis, qu'il devait atteindre par tous les moyens, sans trop s'en éloigner, à travers bois et champs, même s'il fallait franchir un ruisseau, une rivière ou une clôture de barbelés. La rivière, comme obstacle, rapportait le plus de points, devant les barbelés. Ça nous promettait des dimanches d'anthologie !



Enfin, Bartt entra dans la bonne ville de Loches, quand le soleil pamplemousse s'apprêtait à mettre la clé sous la porte en se dissimulant derrière un donjon crémeux. Le tuffeau des bâtisses, que notre forçat rasait au pas d'un d'âne bâté, était rongé par une lèpre ancienne ; il aurait pu les démolir d'un revers de bras comme des châteaux de sable. Il ne regardait pas - il ne voulait plus voir, harassé, démoli par l'épreuve. Il n'avait qu'un but : Planter sa guitoune et se refaire la griotte jusqu'au matin prochain. Pour demander le chemin du camping, il dût, pour la première fois de la journée, parler à quelqu'un. Il préféra aviser un gamin qui venait à sa rencontre et qui ne l'avait même pas vu ! Au camping, Bartt se vit attribuer l'emplacement 21, comme son âge, enfin, pour l'état civil, parce qu'après cette journée, il avait dû prendre au moins dix ans ! Il avait demandé le service minimum à l'accueil. Les effets du vin s'étaient affaiblis mais Bartt était toujours salement secoué, et il aurait mieux fait d'attendre que la sérénité lui revienne, plutôt que de vouloir se précipiter à monter cette tente, et prendre une douche, ce qui aurait eu pour effet de le détendre, au moins. Au lieu de ça, il se saisit des deux arceaux pour les faire glisser dans les gouttières de la toile. Le premier passa sans aucun mal, mais quand il voulut enfiler le deuxième, il résista et voulant le faire rentrer de force, l'arceau se brisa net.
On aurait pu s'attendre à ce que le malheureux, dépité, hurle à la mort, au point de jeter le doute dans les rangs de la population lochoise quant à l'existence d'un zoo récemment ouvert dans les parages, mais non. Cette fois de trop, Bartt s'en remit à une fatalité qui le dépassait. Il paracheva l'érection de son logis, qui dans la pénombre, ressemblait plus à une esquisse de l'architecte Franck Gehry, qu'au dernier modèle de chez Decathlon. Honteux, il s'engouffra dans cette bouche bâillante et s'y s'endormit, après s'être remémoré, avec tendresse, la visite qu'il avait faite, jadis, du château de Loches en compagnie de son père et de son plus jeune frère. Il s'attarda, en particulier, sur l'histoire de ce captif de Louis XII, Ludovico Sforza, mécène de Leonardo da Vinci, qui se retrouva enfermé dans le donjon, quatre années durant, avant d'y succomber. Il  avait réalisé, au cours de sa captivité, des peintures remarquables sur les murs de son cachot et graver ces mots sublimes que l'on peut lire encore :

"Celui qui n'est pas content"








 Jouez-moi svp



A suivre


 Crédits musicaux

John Cale
(Lie still, sleep becalmed, poème de Dylan Thomas)

samedi 8 octobre 2022

Nuit Pinder : Fin

 



"Pourquoi nous appelle t-on les voleurs ? Nous qui sommes les gardiens du corps de Diane dans les forêts, les chevaliers des ténèbres, Les favoris de la lune."
 Otar Iosseliani


Nuit Pinder

2


Les murs, je les vois se déformer à mesure que Papa ronrgle. Il peut tordre l’espace grâce au volume que dégagent ses orgues maléfiques. Les parois s’arrondissent sous la pression ! J’ai devant moi, sous les étoiles, la closerie Falbala. Tout ce qui nous entoure, Noxe, Marmin, les filles, Bouboule et moi n’est plus qu’une immense chambre d’écho. Pour comprendre ce qui se joue à l’intérieur de cette contrebasse de la misère, il faut considérer le poids des  responsabilités qui écrase Papa, sa voix qui ne compte déjà plus dans le monde réel, et qui déroule pour un instant le chant poignant de son irrésolution. Papa nous fait bien comprendre, qu’à l’instar de Max, il est une voix dans la nuit. Que si le jour, il n’existe pas, la nuit, il triomphe. Noxe et Marmin ne l’entendent pas de cette oreille, le concert du prolo a réveillé leurs instincts de chasseurs casseurs. Il a jeté l’opprobre sur leurs velléités amoureuses. L’Amok s’est emparé de la bande. Les filles se sont changées en furies et réclament auprès du caïd justice et châtiment. Finis les mamours, place au lynchage. Ça va chier pour Papa et les petits chéris.

Un premier projectile a été envoyé alors que papa atteignait le contre-ut parfait. Un choc mat sur le volet en plastique, et c’est à ce moment que j’ai commencé à avoir peur. Les filles fulminaient, elles criaient « ta gueule gros porc ! » Elles encourageaient les gars et les gars s’employaient. Le second projectile n’a pas tardé à suivre et il devait être bien plus gros que le premier. Je me rappelle que cette fois, je me suis mis en colère, pas contre la bande, non, je me suis mis en colère contre Papa, qui entamait son allegro furioso.



Jamais ! Jamais je n’ai envoyé un de mes nounours guerriers sur Papa, jamais je n’aurais osé faire ça. Ce n’est pourtant pas l’envie qui m'a manquée, mais ma frustration ou ma colère ont toujours vu en Bouboule un exutoire idéal. C’est donc très injustement que j’ai envoyé mon dinosaure Casimir dans la gueule de mon frère; je soupçonne les maîtres de la balistique d'être tous des insomniaques. Une fois encore, Bouboule reçut le dino sans broncher.

Mais suis-je donc le seul à voir ce fléau s’abattre sur nous avec mes nouveaux yeux, mes yeux de lémuriens ? La guerre est faite pour ceux qui se sont préparés à la voir. Le donjon est assiégé, les projectiles pleuvent sur nous. A travers la meurtrière, la lune bouglione sournoisement. Noxe aura sûrement acheté cette face gibbeuse, cette traîtresse, avec le butin de Fati. Mais le bouclier anti-guerre des étoiles que papa avait préparé, en vue de cette razzia, nous protège encore. « Alléluia ! » ai-je cru entendre dehors, quand Noxe a plutôt lancé un rageur « allez-vous faire enculer ! », que papa a accueilli avec un redoublement de trilles. Les ondes émises de la gueule de Papa se propageaient maintenant à la vitesse d’un banc de krills sur toute l’aile gauche de la barre HLM, réveillant jusqu’aux plus lointaines légions de ronrgleurs. La superstructure du bâtiment menaçait de s’effondrer, quand soudain : le miracle ! Tout ne fut que silence. Le bouquet final qu'avait allumé Papa avait gagné le cœur de Sélène, cette piste aux étoiles. Nous étions bel et bien les nouveaux favoris de la lune.

Paul Delvaux phases de la lune II 1941



C’est l’odeur du pain brûlé de Tonton qui m’aura réveillé, à moins que ce ne soit à cause de ce soleil obèse, qui s’étant gorgé toute la nuit de l’autre côté du monde, était revenu digérer son gueuleton de la veille, ici-même, pressé de faire son rôt extraterrestre. « Abdulhah ! » 

Se saquer du lit au plus vite avant que Bouboule et Ritchie n’aient tout bouffé. Je m’aperçois que mon armée de nounours a regagné la base et s’est repliée tout autour de moi, avec toutefois, quelques unités « ennemies » en plus. Certainement les chiens de Bouboule. Anesthésié comme je l’étais, je n’ai sans doute pas souffert. Le sommeil profond ressemble à une remise de médaille qu’on épingle sur le veston d’un brave dont le jeune cœur ne bat déjà plus.

Le fumet du chocolat de Maman, si noir, si velouté, m’encourage à mettre un pied sur mon échelle de lit, et je me retrouve face au mur. Sur le moment, je ne comprends pas ce que je vois, puis, comme dans un film, tout me revient. Ce n’était pas un rêve ! Il y a trois impacts de terre séchée accrochés au mur. Trois taches parfaitement alignées, comme pour augurer de cette dernière parade, dont seul Papa avait la clef, cette même clef qui ouvre la cage aux fauves et celle du dompteur. 

 Je retrouvais les autres dans la cuisine, Maman, déjà affairée à éplucher les légumes pour le midi, Tonton qui s’en roulait une, Bouboule qui boulotait son croissant Danerol, mais pas Ritchie, déjà parti travailler au kibboutz. Une fois à table, je me mis à regarder attentivement Papa qui venait juste de faire son apparition près de la cafetière, où il se tenait généralement, accoudé au plan de travail; un petit entraînement avant d’aller retrouver le comptoir de son bar attitré. Je regardais Papa qui ne semblait rien soupçonner de ce qui s’était passé la veille, manifestement, il avait très bien dormi, il avait rechargé les accus comme on dit; il était frais et sirotait sereinement une dernière chicorée, concoctée par Maman, avant de partir pour son rallye quotidien. Il avait déjà la casquette sur la tête (ce qui signifiait un départ imminent) et il fumait sa gauloise, et la fumée jaunâtre qui s’en échappait était absorbée par son œil gauche qui pleurait et s’était refermé pour toujours, semble t-il, car il calait toujours sa cigarette du même côté. Il toussa une bonne fois et me prit à parti :

- C’est quoi Nono ces mottes de terre au-dessus de ton lit ? D’où ça vient ?

- Je sais pas P’pa !

- Ah ! Dis pas de bêtises Nono ! Je le saurais tu sais !

Maman intervint et prit ma défense, comme d’habitude.

- Claude ! Laisse le p'tit tranquille il t’a rien fait !

- Colette te mêle pas de ça ! Tu pourras la ramener quand tu reviendras dans not' lit.

Maman resta coite.

- Bouboule je me retourne vers toi en ami. Dis la vérité à Papa.

- Le Nono il me bombarde de Nounours quand je dors !

- Lui il a rien entendu ! Il dormait ! Tout le monde dormait !

- La nuit c’est fait pour dormir Nono ! Est-ce que tu sais ça ?

- Mais on a été attaqué P’pa ! La bande à Noxe nous a balancé des boules de terre toute la nuit !

Un temps

- C’est qui ce trou du cul ?

C’est le moment que choisit Maman pour expliquer à Papa ce que je n’aurais jamais su lui expliquer moi-même, le fait indéniable qu’il ronrglait comme personne, et que c’était une des raisons pour laquelle, elle ne voulait plus dormir avec lui, quitte à nous sacrifier, nous, ses pauvres petits chéris et à nous laisser perdre le sommeil, ainsi que le fil de nos jolis rêves. Papa en fut très vexé et nous donna sa propre vision des choses, à Maman et à nous. Il nous dit simplement qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule explication : que ses soi-disant ronrglements dont on l’accusait n’étaient que l’expression vivante et sonore de son activité cérébrale, ce qui plongea Tonton dans une profonde réflexion. Et là-dessus, il s’en alla.


                                          

                                       Jouez-moi SVP