mercredi 24 avril 2024

L'éclair ou Abdu Slimane : le retour 1

 


L'éclair

ou 

Abdu Slimane : le retour

 



Abdu Slimane ne gagnera pas bézef aujourd’hui encore, c’est sûr. Ce n’est pas comme ça, à mon avis, qu’il s’acquittera de sa dette envers Mme Juin, la dentiste qui lui a fait si gentiment crédit, il y a trois mois de ça. Et vous conviendrez avec moi que cette situation empeste le mauvais payeur qui essaye de se faire oublier par tous les moyens !
Pourtant, il fait des efforts. Il cherche du travail quand il n’occupe pas des petits boulots de ci, de là : par exemple, il fait le guet devant la tour Magellan pour le compte de Mokhtar Belhocine, mais il s’emmerde toute la journée à dire bonjour et au revoir aux clients de passage. Et quand Abdu Slimane trouve un boulot où il doit vraiment s’employer, y mettre toute sa rage, comme c’est le cas avec ses livraisons pour Uber Eat©, il n’est pas assez rapide, à cause de son vieux vélo tout rouillé qui n’avance plus. On ne va jamais très loin avec un vélo Mercier mi-course, acheté il y a vingt ans chez Leclerc pour son quinzième anniversaire. A présent, il vise un vrai job, enfin, un qui peut lui rapporter gros, Inch’Allah ! Il veut bonifier son avenir ; et pour ça, il est allé trouver le meilleur réparateur de vélo du quartier, son ami Johnny Youcef. Il veut qu’il lui transforme sa vieille guimbarde en un véritable vélo électrique. Comment un tel prodige est-il possible ? - C’est très simple, lui a expliqué Johnny Youcef, il suffit d’ajouter une batterie raccordée à un système de transmission à la roue arrière et le tour est joué ! Au début, Johnny Youcef s’est montré plutôt réticent, et à juste titre, car il se demandait quand et comment Abdu Slimane pourrait le payer pour ce travail ? Pour Johnny Youcef, les bons comptes ont toujours fait les bons amis.
Ils ont bien discuté avec Johnny Youcef, et ils ont trouvé un terrain d’entente. Abdu Slimane s’est engagé à payer les travaux de transformations dans un délai d’un mois, sinon le vélo reviendrait tout naturellement à Johnny Youcef, puisqu’une parole est une parole.
Abdu Slimane a bien réfléchi et il en a conclu qu’il devait d’abord rembourser la dentiste qui lui avait sauvée la vie ; question d’honneur. Ensuite, il songerait sérieusement à s’acquitter de sa nouvelle future dette. Mais ça, il s’est bien gardé de le dire à Johnny Youcef, son plus vieil ami, et le meilleur réparateur de vélo du quartier des Templiers.

  Edmond Gabriel, Précis de mécanique : fonctionnement des transmissions, 1916

C’est dans un bar PMU du quartier des Templiers qu’Abdu Slimane a croisé la route de Franck Lagrange, fondateur et numéro 1 d’Uber Dick©. C’était lors d’un entretien d’embauche, au fond du troquet. Franck Lagrange a précisé que ce travail n’était pas tout à fait un job comme un autre, qu’il fallait « payer » de sa personne, que sa clientèle n’était pas exactement une phalange des « Desesperates Housewifes » vu à la télé – que parmi ces femmes, on en trouvait des vieilles, voire des très vieilles, des grosses, voire des très grosses, et des thons, voire des mérous. Quelques fois, il est vrai, Abdu Slimane aurait peut-être la chance de tomber sur un malentendu. – T’as pigé Fils ?, avait demandé Franck Lagrange en vidant son demi cul sec. Abdu Slimane lui avait souri avec ce qui lui restait de chicots comme pour lui dire :  je suis ton homme, et quand Franck Lagrange a subi les premiers courants d’air de son râtelier, il s’est montré des plus optimistes.
- Rassurez-vous, M. Slimane, les femmes à qui vous aurez affaire n’en ont plus beaucoup non plus !

Ron Mueck  vieille femme dans un lit      2000  


 « Uber Dick©, dit son fondateur et directeur général, Franck Lagrange dans un tutoriel en ligne, cible essentiellement des femmes âgées ou obèses, ou âgées et obèses, des veuves, des femmes atteintes d’un cancer, qui n’ont plus d’autre choix que d’observer un régime mortel et de changer de trottoir quand elles croisent un homme, enfin, je veux dire : un vrai. Mais avec Uber Dick, finis les complexes, la culpabilité et les faux semblants. Chevauchez de vrais jeunes hommes, mesdames, des hommes-médecine, des hommes-racines, des hommes de style »

Ryad Satouf       L'arabe du futur


Abdu Slimane a le groupe sanguin le plus rare et le plus recherché au monde. Le O-. Ça signifie qu’il peut donner son sang à n’importe quel receveur , et fort de ce don du ciel, il ne voit pas pourquoi il se refuserait de devenir un donneur universel avec son sexe ? Voilà comment raisonne aujourd’hui, Abdu Slimane. Il ne voit pas non plus pourquoi il ne pourrait pas intégrer la brigade du sexe de Franck Lagrange ? Toutes ces femmes qui louent les services d’Uber Dick ont-elles encore assez confiance en elles pour aller ken ? Attention, ici je tiens à préciser que cette expression ne m’incombe pas, elle est d’Abdu Slimane, le garçon qui n’a pas plus de cinq dents au croqueur.



Le coup de com de génie de Franck Lagrange fut de reprendre in extenso le même logo ainsi que le même modus operandi qu’Uber Eat© : « Un cycliste sur un e-vélo avec un gros paquet bien au chaud » : Ça, c’est pour le slogan en vigueur. A cette différence près, c’est que ce cycliste Uber ne va pas livrer de la nourriture quelque part en ville, il va tout simplement se livrer "lui-même". Le gros sac contient une panoplie complète d’accessoires essentiels aux relations sexuelles orthopédiques et tarifées : Sexe toys, leurres, godmichet marteau-piqueur, martinet, plug anal, peluches en silicone, etc. Et un défibrillateur au cas où les choses tourneraient mal pour l’un des deux partis.

Gilles Barbier             l'hospice           2002


Franck Lagrange a trouvé un pseudonyme pour Abdu Slimane = Ryan, comme Ryan Gosling. Mais Ryan Slimane dû attendre de longues semaines avant que son pseudo ressorte enfin à la grande loterie du sexe Uber. Pourtant, son profil était parfaitement établi sur la plateforme en ligne « Uber Dick© : les sentinelles de l’amour » ; le portrait d’Abdu Ryan avait été retouché à mort par Franck Lagrange ; la preuve : sur la photo officielle du site, Abdu Gosling gardait bien la bouche fermée, comme Marlon Brando dans « Le Parrain ».   
A quoi pensait-il quand il a enfourché son vieux Mercier, électrifié par les soins de Johnny Youcef, pour aller rejoindre, 3 kms plus loin, Marie-Louise Fouillat qui logeait dans l’îlot Jack Lang ? A-t-il pensé à ce qu’il lui dirait pour seulement la mettre à l’aise ? Lui offrirait-elle un kawa (car il ne fait pas chaud à vélo, (même électrifié), les fins d'octobre), avant d’aller dans la chambre pour se faire culbuter sur son vieux lit conjugal de 140, à 1 m du sol, pendant qu’il essaierait d’accrocher du regard le canevas encadré des trois petits chats exposé sur le mur derrière la tête de lit. Si, au moins, une arrière petite nièce, ou un grand petit cousin, avait pensé à afficher un poster d’Aya Nakamura dans la chambre de Marie-Louise, oui, un grand poster de la star plantureuse, qui aurait pu lui donner de l’allant, l’exciter, jusqu’à s’imaginer, lui, Ryan Slimane, se répandre, au comble de l'excitation, sur la poitrine généreuse de Aya, et dessiner sur ses deux boules chocos un magnifique collier de perle !
Mais non, ni collier, ni cravate ; il ne pourra compter que sur le canevas des trois petits chats, et sur le portrait du défunt mari, posé religieusement sur la commode. 

 



A suivre…


Crédits :  Géoportail, Edmond Gabriel, Ron Mueck, Riad Satouf, Gilles Barbier,  Uber Eat©, Uber dick©
Photo d'Abdu Slimane (courtesy Mr & Mme Slimane)

Relecture : Snow Rozett

Jouez-moi !

Amy Winehouse
"You know I'm no good" 



lundi 25 mars 2024

Un mot de consolation : Saison 2 épisodes 7 et 8

  

U N   M O T   D E   C O N S O L A T I O N

7



Il n’y a pas à tortiller. Le hasard est le maître impitoyable de tous ceux qui n’ont pas su rêver leur vie. C’est le repas de communion de die Mitte et de die Kleine. Colette est versée à mort dans l’eucharistie. « La petite, prophétise Tante Cécile, de passage à Tours, on pourra peut-être en faire une femme honnête, mais la moyenne, j’ai bien peur que la greffe ne prenne jamais, qu’il y ait un rejet significatif ! » 


Il y a des nappes blanches (des draps de coton vierge dont Colette se sert pour les grandes occasions), des petites assiettes dans les grandes, des couverts parfaitement alignés et des verres en pur cristal d'Arc, un pour l’eau, l’autre pour le vin. Il y a quelqu’un qui sait y faire. Et ce quelqu’un, c’est Claude. C’est ce jour-là, alors qu’il était occupé à préparer une sauce au Noilly Prat pour accommoder les Saint-Jacques, qu’on a sonné à la porte. Roffo est allé ouvrir à un facteur exténué d’avoir porté un colis en recommandé de plus de sept kilos jusqu’au troisième. « Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, nom de dieu ? » Roffo avait signé le recommandé, et s’était présenté devant son beau-père en plaisantant, comme à son habitude : « Génial ! Un nouveau moteur pour la Simca, papa Claude ! » Comme il savait de quoi il retournait, il a empoigné Roffo, et l’a embrassé comme s'il était le nouveau crack en chair et en os. Il a remisé le colis dans la penderie ; tout ce qu’il voulait, c’était profiter de ce repas de fête. Jamais nous ne l’avons vu aller vers la penderie, même pour y jeter un œil. Pendant deux jours, on l’a seriné à tour de rôle pour qu'il nous dévoile ce mystère. Les grands ont été jusqu’à missionner le petit dernier pour tirer les vers du nez de son père, et quand il s’est approché, Bouboule, qui avait son idée, a demandé, si ce qu’il y avait dans la boîte, était mangeable. Claude a répondu que, d’après le Président Genève, oui, ça pouvait se manger, d’une certaine manière et que c’était même rudement bon. Quant à nous montrer quoi que ce soit, rien à faire. L’après-midi, il s’est remis tranquillement à sa grille en cours puis s’est appliqué à ne plus y penser jusqu’à dimanche, jour de tiercé ; le meilleur jour de la semaine pour lui, et le seul jour où le Prez acceptait de jouer les prolongations au comptoir pour s’envoyer un ou deux petits kirs dans l’effervescence de la chasse aux tuyaux et aux pronostics.



Le dimanche matin, Claude a réveillé sa femme en lui demandant de ne pas faire de bruit, car les enfants roupillaient encore. Il l’a entraîné dans la cuisine, où, sur la table, gros comme deux poulets fermiers, attendaient le dictionnaire et l'encyclopédie. Elle était ravie et applaudissait des deux mains jointes, comme si elle priait en bégayant. Claude a tenu à ce qu’elle soit la première à découvrir cette photo où on le voit, lui, entrer dans l’immortalité. Ensuite, rasé de frais, vêtu de sa veste en tweed, et après avoir reçu un baiser de sa femme (le baiser qu’il n’espérait plus), Claude a placé le gros dictionnaire Larousse dans une valisette en plastique. C’est un énorme volume de 1680 pages reliées, avec une couverture en carton noir, imitation cuir, au dos de laquelle, on peut admirer la superbe lettrine en incrustation dorée qui contraste avec la surface granulée de la couverture. Ce L, épousant la circonférence d’un disque comprenant en son cœur, une jolie souffleuse d’une fleur de pissenlit et autour duquel est inscrite, en demi-lune, l’expression consacrée : « Je sème à tout vent ». Il tient le graal et il le sait. Bientôt, il aura rejoint Genève et ils fêteront ensemble cet avènement.


8

un chant d'amour



On ne peut pas imaginer ce qu’est une affluence de PMU le dimanche matin, jour de paris, si on n’y a jamais foutu les pieds. C’est l’ensemble de la ruche qui s’affaire, non pas pour protéger la reine, mais pour la retrouver, car le moindre turfiste donnerait cher pour avoir le tiercé gagnant, dans l’ordre. Cette fois, Claude s’est carrément jeté dans le bar comme dans le saloon de ses westerns préférés, avec l’envie de tout bouffer, de tout picoler aussi. Seulement, ce n’est pas n’importe quel cowboy qu’il cherche, mais le shérif, le shérif Genève, dit « le sobre». Il ne s’agirait pas de faire n’importe quoi, sous prétexte qu’on a sa gueule affichée sur au moins 200 000 exemplaires du livre le plus consulté après le bottin. Cette fois-ci, René est au comptoir, juste en face de la bouteille de Martini Rosso au compte-gouttes, qu’il faudra remplacer, parce qu’elle est presque vide. Nul doute que Bruno le fera, se dit-il, en approchant du comptoir. René, qui l’avait vu entrer, le fixait maintenant avec le sourire d’un homme comblé. A peine Claude l’avait rejoint, que René lui proposait d’aller « à son bureau », c’est-à-dire, à la table du fond qui ne sert plus à personne, sinon à lui-même, où il peut éplucher la presse ou inventer une grille de mots croisés. Avant que Claude n’arrive, Monsieur Wynne avait justement noté, en son honneur, une nouvelle définition sur son carnet à spirale : En huit lettres, « plus bruyante chez Saint Fiacre que chez le merlan ».
- Qu’est-ce que tu nous amènes-là, Béquille ?
- Voilà René, je te l’ai apporté.
- C’est pas celui de l’année prochaine, dis ?
- Si, parfaitement ! Comme je l’ai gagné, c’est normal que j’aie un peu d’avance.
- Je serais curieux de voir ça…
Après avoir déposé, sur le bureau de René, le gros Larousse de plus de deux kilos, Claude s’apprêtait à l’ouvrir à la page 929, celle qui nous intéresse précisément, quand René, moins nerveux sans doute, anticipe en ouvrant le dico à hauteur de la lettre T. Puis, après avoir tourné quelques pages, il tombe sur la définition du substantif "tondeuse". Il y a une photo en couleur. Cette photo, il la regarde très attentivement, alors que Bruno leur demande ce qu’ils veulent boire. - Apporte-nous deux kirs royaux, s’il te plait Maderna. Tu es splendide, Claude ! J’en ai la chair de poule. - Te fous pas de ma gueule René, je sais bien que c’est grotesque… Bruno était arrivé dans leur dos avec les verres remplis jusqu’à la gueule. Quand il les a déposés devant les deux amis, il a reconnu sans hésiter dans le dictionnaire ouvert Claude Pardou qui poussait une tondeuse à gazon de couleur rouge dans un jardin clos. Et comme Bruno est tout, sauf un délicat, il a alerté tout le monde pour venir voir ce prodige. René n’avait pas eu le courage de fermer le dico, alors qu’il en avait tout le temps. Le Président était un maître de cérémonie appliqué et ce qui, au préalable, pouvait passer pour un désagrément, s’avérait, en réalité, un passage inéluctable pour Claude, une forme sereine de cérémonie rituelle et païenne. Ils s’étaient tous rués sur le dictionnaire Larousse, mais personne n’avait osé le toucher. Ce gros dico dégageait la force irrésistible d’un livre sacré. « C’est toi béquille, ce gars-là, c’est vraiment toi ? », « Eh dit béquille t’as oublié  d’allumer une clope, dit ? C’est sûrement pas toi ! », « Mais non, c’est pas lui, c’est un mec qui lui ressemble, c'est tout ; regardez, il a même pas de béquille! » Et le président Genève approuvait en silence quand Claude, pour disperser cet attroupement, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de payer une tournée générale à tous les turfistes ou non-turfistes du bar, dont certains le voyaient même pour toute la première fois.

                                                                                      

On l’avait autrefois baptisé « Galopin », bien avant ce malheureux accident de Solex et parce que, surtout, il avait pris la décision de ne plus boire. Après l’accident, on l’avait rebaptisé « béquille ». D’aucun, aujourd’hui, était en droit de l’affubler du sobriquet « tondeuse ». Mais ça n’aurait pas sonné terrible dans le bistrot, et puis personne n’aurait osé, surtout devant le Prez, maintenant que le mystère du dictionnaire avait rassemblé la ruche entière dont la reine avait pour nom Claude. Quand ils furent seuls, enfin, attablés à la petite table du fond, René leva sa flute en se renversant sur sa chaise. Ils ne pouvaient plus garder leur sérieux. Parfois, ils se mettaient à ricaner pendant des minutes entières et subitement, se trouvant sans doute un peu cons, ils s’arrêtaient. Claude savait pour lui-même qu’il avait accompli quelque chose mais cette photographie absurde semblait attester du contraire.  Alors, tout en sirotant son kir royal, René s’aperçut qu’il était temps de libérer Claude Pardou de son impossible irrésolution.



- Tu te souviens, Claude, de ce chant qu’on entamait autrefois, en Indochine ? Un chant bizarre ; rien de martial, au contraire, tout en nuance, en poésie sous-jacente. On aurait dit une espèce de chant d’outre-tombe … tu vois de quoi je parle ?
Claude, s’était raclé la gorge. Il ne s’attendait pas à ce revirement. Mais, il avait répondu quand même.
- « Opium »,  il m’arrive de le chanter encore, les gosses l'aime bien ; enfin, le début du premier couplet seulement. C’est tellement loin, tu sais…
- Claude, si on le chantait tous les deux ce chant d’amour, en souvenir de notre jeunesse, quand nous étions encore remplis d’allégresse et d’espoir.
Claude bu une gorgée et commença, d’abord timidement. : « Dans le port de Saigon… »
René se mit à chanter à son tour. Au début, il était légèrement en retard, mais bientôt, tous les deux furent à l’unisson.

 "- Dans le port de Saigon, il est une jonque chinoise, mystérieuse et sournoise, dont nul ne connait le nom…" 






jOuEz-mOi !




Crédits : Les premiers mots croisés de l'histoire, André Théron, Guillaume Blot, Katell Quillervé, France 3 région, Le petit Larousse

Relecture : Snow Rozett

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Gérard Manset
"Revivre"