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HT /Bolaño
Dans une promenade, il arrive parfois que l’on se dirige sciemment vers un non lieu, comme si on voulait prendre possession d’un « hors sujet », d’un « hors texte », comme si on confinait un quiproquo. Parlons-en. A l’occasion d’une étape précédente, je soulevais la question de savoir si ce qui avait été auparavant édité chez Bourgois sous le titre de « Anvers » avait bonne raison de se trouver dans les Œuvres complètes I comme « poésies » parmi d’autres. L’éditeur actuel, L’olivier, ne présente pas d’appareil critique, seulement une somme de remarques d’édition en reprenant les publications antérieures et son choix propre. Ce choix a été fait sur la base d’un manuscrit de Bolaño, de 57 pages, intitulé L’Université inconnue, poèmes 1978-1981 antérieur à 1984. Il y a également dans ce dossier une version de 138 pages, postérieure à 1985. Le manuscrit dit « définitif » par l’éditeur « pour la version actuelle se trouvait aussi dans ses archives, classé dans différentes chemises »(avec corrections de la main de l’auteur, index et notes pour l’édition). Et il y a encore une version photocopiée et corrigée de la précédente avec le titre écrit à la main « L’université Inconnue, version définitive (ou presque) 1993 ». Les comparaisons des diverses versions, l’étude comparée des textes contenus dans l’ordinateur de Roberto Bolaño ont amené l’éditeur à faire ce choix d’éditer « Anvers » comme partie intégrante de « L’Université inconnue ». Pourtant, discutons. Si l’université inconnue existait c’est parce qu’elle était simplement une somme de textes quasi complètement inconnus du public. Mais « Anvers » a été édité du vivant de Bolaño, en 2002, peu de temps avant sa mort (2003). Et, à ce propos, on ne peut passer sous silence la façon dont Bolaño a exprimé sa posture d’auteur de « Anvers » quand il l’a proposé à l’édition. C’est ce que je propose de mettre ici, à la suite. C’est une préface ? Oui, ou une introduction par l’auteur, peu importe. Elle est précieuse pour comprendre l’attitude mentale de Bolaño à ce moment et même d’un point de vue plus général.. Comme alibi, je considère arbitrairement que le titre est un court poème qui ne contient que deux mots "Anarchie totale", en polonais "Calkowita anarchia". Et que la suite sous forme de préface d’un livre, le corps même du livre étant confiné à l’extérieur de mes contraintes de choix, la suite, donc, est une explication de texte de ce très court poème par Bolaño lui-même, vingt deux ans après. (La dédicace de Bolaño est à l’intention de ses enfants : pour Alexandre Bolaño et Lautaro Bolaño )
Cervantes : "Ils trouvèrent près d'un ruisseau une mule morte ..." - source Gallica
Anarchie totale :
Vingt-deux ans après
J’ai écrit ce livre pour moi-même, et de cela même je ne suis pas très sûr. Longtemps, ça n’a été que des pages volantes, que je relisais et qu’il m’arrivait de corriger, convaincu que je n’avais pas le temps. Mais du temps pour quoi ? J’étais incapable de l’expliquer précisément. J’ai écrit ce livre pour les fantômes, qui sont les seuls à avoir le temps parce qu’ils sont hors du temps. Après la dernière relecture (celle que je viens de faire à l’instant), je m’aperçois que le temps n’est pas la seule chose qui importe, que le temps n’est pas le seul motif de terreur. Le plaisir peut aussi provoquer la terreur. En ces années-là, si je me souviens bien, je vivais livré à tous les aléas, sans permis de séjour, comme d’autres vivent dans un château. Evidemment, je n’ai jamais proposé ce roman à aucune maison d’édition. On m’aurait fermé la porte au nez et j’aurais perdu une copie. Je ne l’ai jamais mis, comme on dit, au propre. Le manuscrit original comporte plus de pages : le texte tendait à se multiplier et à se reproduire comme une maladie. Ma maladie, en ce temps-là, était l’orgueil, la rage et la violence. Ces choses-là (rage, violence) sont épuisantes et je passais mon temps inutilement fatigué. Je travaillais pendant la nuit. Pendant la journée, j’écrivais et je lisais. Je ne dormais jamais. Je me maintenais éveillé en prenant du café et en fumant. J’ai connu, bien sûr, des gens intéressants dont certains étaient le produit de mes propres hallucinations. Je crois que ce fut ma dernière année à Barcelone. Le mépris que je ressentais pour ce qu’on appelle littérature officielle était énorme, quoique à peine plus grand que celui que j’éprouvais pour la littérature marginale. Mais je croyais en la littérature : c’est-à-dire que je ne croyais pas en l’arrivisme, à l’opportunisme, aux murmures courtisans. En revanche je croyais aux gestes inutiles, au destin. Je n’avais pas encore d’enfants. Je lisais encore davantage de poésie que de prose. En ces années-là (ou en ces mois-là) j’éprouvais une prédilection pour certains écrivains de science-fiction et pour certains pornographes, parfois des auteurs antinomiques, comme si la caverne et la lumière électrique s’excluaient l’une l’autre. Je lisais Norman Spinrad, James Triptree, Jr. (qui en réalité s’appelait Alice Sheldon), Restif de la Bretonne et Sade. Je lisais aussi Cervantes et les poètes grecs archaïques. Lorsque je tombais malade, je relisais Manrique. Une nuit j’ai conçu un système pour gagner de l’argent de manière illégale. Une petite entreprise criminelle. Dans le fond l’essentiel consistait à ne pas s’enrichir soudainement. Mon premier complice ou mon complice pressenti, un ami argentin infiniment triste, m’a répondu par un proverbe qui signifiait à peu près que quitte à nous retrouver en prison ou à l’hôpital, il valait mieux nous retrouver aussi dans notre pays, j’imagine pour les visites. Sa réponse ne m’a absolument pas troublé, je me sentais à distance égale de tous les pays de la planète. J’ai abandonné plus tard mon plan quand j’ai découvert que c’était pire que de travailler dans une briqueterie. J’avais punaisé à la tête de mon lit un morceau de papier qui disait, en polonais, Anarchie Totale, et qu’une amie de cette nationalité avait écrit pour moi. Je ne croyais pas que j’allais vivre au-delà de trente-cinq ans. J’étais heureux. Puis est arrivé 1981 et, sans que je m’en rende compte, tout a changé.
Blanes, 2002
Traduction Guy Debord
Pour être complet, ajoutons qu’il y a dans l’édition «Anvers » chez Bourgois , 2011, une note préalable du traducteur Robert Amutio éclairant de manière simple et intelligente le parcours de Roberto Bolaño. Elle date probablement de 2003. Elle commence ainsi : « Anvers est sans doute le texte le plus fou de Roberto Bolaño , le plus complexe, se ramifiant souterrainement jusque dans les derniers textes – la rage, l’exécration, encore perceptibles contre les officiels, les écrivains professionnels, les bureaucrates de l’écriture, dans la conférence « les mythes de Chtulhu » dans Le gaucho insupportable. »
On sait qu’afficher « Ouvres complètes » en édition est un exercice casse gueule. Un test sera de vérifier que dans l’édition des Œuvres complètes bolanesques on retrouvera bien quelque part trace de cette « préface » ou « introduction ». Mais bof.
Ayant fait le tour du non lieu, nous voilà aptes à reprendre la piste empruntée par notre détective sauvage.
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