samedi 23 décembre 2023

un billet sur l'au-delà

U  n     b  i  l  l e  t        s  u  r      l'  a  u  -  d  e  l  à   






jouez-moi !




¤

Charcenay


"En voilà un qui veut donner l'impression de s'y connaître en géographie. 
Comme l'erreur reste possible, la prudence est de mise".

 Robert Walser


Il vivait dans un monde que la géographie numérique venait d'évangéliser grâce à la conversion des grands balayages satellitaires. Malgré tout, Bartt s’en allait toujours sans carte ni boussole. C’est pourquoi ses longues promenades, peaufinées au fil des renoncements, de longues hésitations et de claires trouvailles, ne trouvaient une issue qu’après de longues répétitions, comme si le piéton Bartt bégayait ses aventures. Mais lorsque celles-ci confinaient au chef d’œuvre, comme ce fut le cas pour Bois Jésus, il n’était pas rare que Bartt rêvat de s'y rendre la nuit.

Dès lors qu’il quittait son deux pièces, sis sur les quais, il avait le choix entre remonter la Loire, ou la redescendre à grandes enjambées, pressé de mettre entre la rue Losserand et le lieu qu’il visait sans le connaître, la plus grande distance possible à parcourir, l’espace d’une journée. Il se sentait pénétré de la joie de suivre le fleuve rogue et dédaigneux, lequel, lorsqu’il venait baigner nos rives, se déchaînait en accélérant la cadence, après qu’il fut outrageusement ralenti par les bancs de sables formés autour de l’île aux oiseaux ou de l’île Simon, plus en aval. Ainsi, la Loire, cette épée limoneuse qui s'était forgée au gré d’une légende de noire paladine, s'était déjà troublée, en amont, au spectacle des berges de Chaumont, puis d’Amboise  -  alors Tours, vous pensez !


La rue du docteur Tonnellé s'élève depuis le Quai Du Portillon


Bartt avait donc laissé le fleuve rouler sans lui, là où la route forme une fourche sur le quai du Portillon, remontant la petite rue du docteur Tonnellé, altière, qui s’était repue d’une saignée dans la roche, afin de gagner les quartiers hauts de Saint-Cyr-sur-Loire et de Fondettes pour profiter de la vue dégagée du faubourg aux riches manoirs arborés de cèdres bleus, de pins parasols et de désespoirs du singe. Il profitait de la pente qui menait au plateau pour accélérer, comme si le fleuve lui avait transmis sa fougue éternelle, mettant à l’épreuve son cœur et son souffle, sans pour autant se soucier du reste : son corps, ses membres locomoteurs, car Bartt avait une foi sans condition en sa jeunesse. Il pouvait mesurer sa passion dans son corps à l’aune d’une lampe magique qui se consumait en lui, et sa mèche était longue, et son combustible abondant. La première fois qu’il avait découvert la route de Charcenay, il s’était produit ce phénomène chez lui, s'en étant à peine inquiété, car à ce stade de sa vie, tout mystère lui semblait naturel, et puis vingt ans, c’est toujours l’âge avoué de la poésie ! Il doublait tranquillement le château de la Perraudière et son joli parc, qui l’avaient maintes fois accueilli, alors qu’il venait y lire ou tenter d’y écrire des poèmes qui n’avaient pas plus de valeur que le feutre à bille avec lequel il bleuissait ses petits carnets à spirales. Maintenant qu’il avait engagé ce nouveau rapport de force avec des jambes qui venaient tout juste d'enfiler une paire de bottes de sept lieues, il n’accordait même plus un regard au château. Il était devenu comme le fleuve traversant la ville : oublieux. Charcenay était une vallée où serpentaient les bras menus de la Choisille, qui gagnait en beauté dès qu’elle roulait son petit train de baudet aux abords de La Membrolle, la commune où son père avait claqué, après une lente agonie dans une maison de repos nommée Bel Air.

Le domaine de Bel Air à la Membrolle-sur-Choisille

 La rupture s’opérait Place de L’Homme-Noir (point culminant du plateau, à 83 mètres), qui formait un angle obtus avec la rue du Coq qui, elle, redescendait vers les quais et à l’intersection desquelles avait curieusement poussé un joli cèdre bleu, au beau milieu de la place. Depuis un belvédère en hémicycle du château de Beauvoir qui, comme son nom l’indique, offrait la plus belle des vues sur la vallée de la Loire, Bartt se sentait libre, ailleurs, dégagé des affres de son monde familier, offert à la périphérie de la ville. Il fallait simplement que la route s'élève. On aurait pu alors parier sur le fait que ces espaces intermédiaires lui avaient jeté un sort, depuis qu’il était tombé, sans ressource, sur un vers d' Arthur Rimbaud, tiré de la Saison,

 « Quel mystère dans l’attention dans la campagne » 

ce vers, qu’aucun thuriféraire du poète, autour de lui, n’aurait su lui expliquer. Cependant, à l’instant même où la vallée de Charcenay s’était livrée dans une  virginité confondante (la scène se passe en 1989), la grande silhouette du poète et romancier suisse Robert Walser, s’était imposée naturellement à lui, le renvoyant à la photo de couverture de la toute première étude connue à ce jour de l’auteur de Jacob Von Gunten, et de L’Homme à tout faire, où l’on découvrait le visage et le corps de Robert, droit comme un i, chaussé de gros souliers noirs, vêtu d’un costume trois pièces, et d’une cravate girouettée d’un nœud im-pec-cable, tenant son chapeau et son parapluie dans la même main droite, sur une route toute droite, bordée de longues barrières de bois écorcé, droites, elles aussi. 

 



Cette première analyse littéraire que l’on devait à un collège d’universitaires suisses, ainsi que de quelques poètes, sûrement, donnait un signalement plus précis de cet homme que Bartt admirait profondément. Dès lors, ce long ruban gris, défilant sur la couverture du dossier Walser et cette route traversant la vallée de la Choisille, n’était plus qu’une seule et même route. Et pour s’en convaincre, Bartt avait convié, lors d’une nouvelle promenade vers les confins de Fondettes et de Saint-Roch, Raphaël Nesterenko, poète et fugueur, lequel, et parce que Bartt avait tenu à amener dans son bagage l’ouvrage qui ne pouvait qu’emporter l’adhésion de son ami, avait finalement acquiescé en allumant une gitane internationale, en affichant un sourire merveilleux, au beau milieu de la route de Charcenay, comme si Robert Walser, en personne, la lui avait offerte. 
Bartt avait interprété ce sourire qui expulsait la fumée qui semblait rire, elle aussi, comme suit :
D’accord, mon gars ! Maintenant, c'est ce que j'appelle être tout à fait tranquille.


La route Robert Walser à Charcenay 
                                             




jouez-moi !


Crédits : Géoportail, Arthur Rimbaud, Robert Walser, Raphaël Nesterenko, Pro Helvetia, Show my street

The Housemartins . Tee Oh Sees
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   .     .       ..

Relecture :.: .Snow...  

:..Robin Plackert.: *

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lundi 11 décembre 2023

Abdu Slimane doit 38 €

 

Gérard Dou "L'arracheur de dents" 1664


Abdu Slimane doit 38 euros



On est arrivé juste à l'heure au rendez-vous, juste à l'heure, cinq minutes avant l'ouverture du cabinet, à deux heures. Snow, elle, n'avait pas du tout rendez-vous ce jour-là, mais s'était proposée, comme toujours, de m'accompagner - elle le faisait surtout dans les moments difficiles - au cas où je m'évanouirais encore une fois chez la dentiste, par exemple, et que je me trouverais dans l'incapacité de revenir à pied. A peine sortions nous de sa voiture noire, baptisée "Billie", que nous avons aperçu le docteur Juin, le bras en écharpe, qui descendait l'avenue en compagnie d'un colosse faisant bien cinq têtes de plus qu'elle, et qui traînait sérieusement la patte. On a pas mis longtemps à comprendre qu'elle ne serait pas en mesure de travailler ce jour-là, et que le sycomore qui l'accompagnait était justement venu pour la remplacer à la manœuvre. nous allions leur emboîter le pas quand un chien battu, qui sortait de je ne sais où, est venu se jeter sur elle devant la porte de son cabinet, en implorant. Il exhibait une chique monstrueuse, grosse comme une galette tropézienne qui, selon lui, enflait depuis deux jours déjà ; on aurait dit un aborigène qui aurait accidentellement avalé son boomerang. C'était un cas d'urgence.

Chef Raoni

Quand nous sommes entrés, il a suffi d'un seul regard échangé avec le docteur Juin pour comprendre que nous devions filer directement dans la salle d'attente, sans demander notre reste. Snow, qui connaissait bien sa dentiste préférée, me fit un rapport élogieux sur sa profonde humanité, sur sa grande générosité aussi, surtout envers les plus démunis. Nous n'avons, cependant, rien perçu de ce qui aurait pu provenir du cabinet ; nulle plainte glaçante, nul grognement suspect. Le sycomore avait sûrement assommé l'aborigène avec un bon remède de cheval, m'est avis.


Doc Cyclopède


Platanakis : le nom du sycomore. Le docteur Juin avait dû le recruter sur le fichier Interpol de la fuite des cerveaux, peu après sa chute accidentelle. Un cas d'urgence en somme, pour pallier son incapacité à utiliser à plein régime ses chers gants chirurgicaux. J'appris donc, en m'installant, que je serai examiné par Constantin Platanakis, stomatologue hellène, mais dont les méthodes s'avèreront dater de la Grèce Antique. Il avait introduit sa grosse mygale bleue dans ma bouche, et après en avoir terminé avec un examen plutôt spartiate, il engagea une controverse avec le docteur Juin. La question qui les taraudait était la suivante: mes incisives étaient-elles de véritables dents de lait, ou ochi ? le docteur Juin l'affirmait, quand Platanakis soutenait le contraire. Pour elle, ma dentition n'avait pas atteint la maturité de celle d'un adulte, et je pouvais dire adieu à de belles dents de sagesse, du moins, jusqu'à Noël prochain. Ils trouvèrent un terrain d'entente lorsqu'ils conclurent qu'il fallait, dans un premier temps, renforcer ses deux quenottes qui branlaient sérieusement dans le manche. Et moi qui croyait être venu ici pour un simple détartrage…



Platanakis commandait et le docteur Juin se mettait en quatre pour le seconder. Son ton autoritaire m'indignait, elle si douce, si magnanime, obligée de s'effacer devant cet arracheur de dents. La mygale occupait ma bouche,  cherchant à déloger, une à une, mes dents avec ses crochets et ses curettes. Le docteur Juin, sous la menace, lui passait les instruments qu'il réclamait, sans politesse ni patience, afin de me replâtrer les gencives avec un alliage léger. Il la rudoyait, conscient qu'il avait le leadership, cet emplâtré de grec. Voir cette amazone blessée, sous le joug de ce chômeur de Salonique, me donnait des envies d'absorber le Péloponnèse sans pour autant éponger sa dette record de 1850 milliards. C'est lorsqu'il entreprit de me meuler une canine qui le gênait pour appliquer ce map consolidateur, que j'ai paniqué . Au moment où la meuleuse entama l'ivoire de la canine, m'arrachant une douleur térébrante, je lui broyais l'épaule pour lui faire comprendre que j'étais au supplice. Je pressais ses yeux noirs d'olives et ce regard obstiné, déterminé à nuire, m'en rappelait un autre: celui de Laurence Ollivier dans "Marathon Man", ravi d'entamer la pulpe de la dent de Dustin Hoffman avec une perceuse, et même si ce n'était que du cinéma, je m'étais mis en tête, comme un imbécile, cette horrible scène qui avait dû être écourtée au montage, à l'époque, tellement les spectateurs en avaient été traumatisés ; plus terrible encore, le syndicat des stomatologues d'Hollywood avait porté plainte contre la Paramount face à une dégression soudaine des rendez-vous dans les cabinets de la côte ouest !  Je me répétais, "des yeux et des dents - des dents et des yeux - des yeux et des dents : voilà finalement ce que nous sommes, pauvres de nous ! 
Lorsque ce replâtrage fut terminé, je m'arrachais du fauteuil, en remerciant exagérément Constantin Platanakis, pendant qu'il rangeait, satisfait, son joli set d'instruments,  comme si j'avais cru échapper au triste sort de Thomas "Babe" Levy dit : la limace*




"C'est sans danger ?"


Mais, par bonheur, Platanakis n'était pas le docteur Szell, le vieux nazi du film. Je regagnais, en compagnie de madame Juin, son petit bureau, d'où je pouvais apercevoir à travers un vasistas, Snow qui conversait avec un patient qui attendait, lui aussi,  innocemment, sans se douter qu'il allait tomber entre les mains de Constantin Platanakis dit la mygale. Lorsque nous nous assîmes et qu'elle me présenta ma note, qui s'élevait à 100 €, soit 50 € par dent de lait, j'ai pensé que ça faisait un peu cher le litre.
Nous avons pris à nouveau rendez-vous, le Docteur Juin et moi, le 19 décembre prochain. J'espère que d'ici là, elle sera complètement rétablie et que Constantin Platanakis sera définitivement reparti pour Salonique sur Olympic Air.
Avant de quitter le cabinet, je jetais un dernier coup d'oeil au bureau parfaitement rangé, et parmi les crayons et un registre d'ordonnances encore vierges, je remarquais un post-it jaune collé sur le socle d'une jolie lampe tactile. Sur le papier, le docteur Juin avait consigné ceci :
 "Abdu Slimane doit 38 euros." Abu Slimane, l'aborigène tropézien qui m'avait grillé la politesse pour une simple rage de dent. 

C'est sans danger ?


Écoute-moi !





*Le personnage de Dustin Hoffmann, dans le film de John Schlesinger, "Marathon Man" (1976), est un jeune homme des quartiers pauvres qui prépare le marathon de New-york. Et bien qu'il ne ménage pas ses efforts à l'entraînement, tous les jeunes de son quartier (dans la version française) l'ont baptisé "la limace".





Crédits : Pierre Desproges, Dustin Hoffman, Laurence Olivier, John Schlesinger, chef Raoni

 HF Thiéfaine

Relecture : Snow Rozett


















                                                                                                          






dimanche 26 novembre 2023

Retour de page

 

"Le problème avec les mensonges, c'était qu'il fallait sans arrêt en inventer d'autres pour dissimuler les précédents. Parfois, on devait même incarner ce mensonge pour ne pas se faire démasquer" 

Jim Harrison, "Le vieux saltimbanque"



Retour de page


Paul Virilio ou la dernière frontière


Les vacances ont duré très longtemps, même si le record de Jules Verne reste inaccessible. Trois mois, ce n'est pas comme deux ans, mais il faut admettre que nous sommes à l'âge Virilionien*, et que ce cher Paul nous avait prévenu : " il est plus tard que tu ne le penses". 

Le temps, en Baxtérie, n'a aucune valeur et la Baxtérie, comme notion de territoire, n'en a pas davantage. Si le temps et la notion de territoire devait être conjugués et calculés en perspective de vous convaincre qu'elles existent, il nous faudrait recréer un temps et un espace dans ce monde qui a déjà excédé l'extrême limite de toute notion de terra incognita, puis, dans un second temps, faire appel à toutes les ressources de la géomatique afin de retracer l'incompréhensible parcours effectué par l'ensemble des baxtériens durant ces trois derniers mois d'inaction littérairece qui, vous l'admettrez avec nous, est rigoureusement impossible. Le Slougy, (le navire du roman de Vernes : "Deux ans de vacances"), qui emporte dans ses flancs les 14 heureux chanceux du collège Chairman, ayant gagné, à la loterie, une croisière autour de la Nouvelle Zélande, est un navire école. A son bord, on peut noter la présence d'un collégien britannique, âgé de treize ans, nommé Baxter. C'est le personnage le plus ancien apparaissant dans la nébuleuse généalogique baxteriène, soit : 1860, année de parution du roman "Deux ans de vacances." 

L'île Chairman, où échoueront les jeunes passagers du Slougy -  une vision baxteriène ?


Les baxtériens, dans la réalité, n'ont pas de Slougy pour les faire avancer dans leurs pérégrinations, ni d'Odysséus, ni d'autres véhicules magiques. Et c'est tant mieux, car de toute évidence, ils n'ont guère le pied marin. Mais ils utilisent ces véhicules magiques, qui étaient déjà présents sous une forme parfaite, dans les arts, la poésie et la littérature réels, pour voyager ; d'où une certaine nuance : le voyage s'effectue au cœur de l'espace mental. Prof me disait l'autre jour que les précolombiens avait effectivement inventé la roue, contrairement aux idées reçues, et qu'ils avaient décliné cette roue de plusieurs façons : en verroterie, bijoux, amulettes ou tout autre symbole. Seulement, dans un espace géographique si tourmenté, au relief impossible à domestiquer, aux chemins cruels et si peu carrossables, la roue comme système de locomotion, n'avait aucune utilité dans leur forêt nombreuse. D'où sa miniaturisation et sa valeur hautement symbolique.  

Bon, oublions la vague, le vent et la roue. La véritable question est celle-ci : "Mais qu'ont-ils pu bien fabriquer durant tout ce temps, sans produire une seule ligne ?"

Eh bien, sachez que ces voyageurs-là ont fait des provisions pour longtemps : 

Snow Rozett a gagné sa deuxième étoile au guide gastronomique "Petit Prince de l'induction", en maîtrisant la cuisson du mouton de sept heures.

 Prof s'est laissé convaincre que le plus lourd que l'air, c'était l'avenir : une triplette de boules de pétanque. Il ferraille lors de concours sous haute tension, excelle dans l'art de placer ou de tirer à l'envi, contraint de dégager les 3000 volumes de sa bibliothèque pour y exposer ses myriades de trophées.

 Le Doc, dont l'agenda était déjà bien chargé jusqu'à présent, a jeté son dévolu sur la cueillette des olives en Provence, invoquant dans son esprit si étrange, les bras et les manches de Giono et de Van Gogh, bien remontées, passant définitivement maître dans la pression à très chaud, excellant comme personne, dans l'art de manier la gaule.

 Maestro, quant à lui, aura emprunté une fois de trop le pont de fil baxtérien qui fait franchir le fleuve de la concorde et de la sérénité. Au petit matin frileux, il se sera fait stupidement descendre après le passage de l'île Aucard (au mi-temps du pont), malheureux témoin d'un cambriolage des locaux du Patronage Laïque Paul Bert, restant très longtemps sur le dos, à se demander (pendant qu'il agonisait), ce qu'il pourrait trouver à vous dire, pour justifier une si longue absence. 


Bartt filmé par la vidéo surveillance peu avant d'être descendu dans l'angle mort

      

Le Doc en Provence, besognant sous l'olivier baptisé "Blanche"


                                                                                                          

Pour le Prof, il s'agit avant tout de régler la mire de son existence. 
En
 jouant à la pétanque, on joue également avec les quatre grandeurs physiques : Longueur, Masse, Temps, Intensité de courant




Le dernier dîner des baxtériens présidé par Snow Rozzett sous l'oeil bienveillant d'Aki Kaurismaki
  


Chacun se révèle à sa place, dans sa monade intime. Le Doc sous ces chers oliviers, le Prof à ses boules de 680 g, (polyvalence oblige), Snow Rozett s'appliquant dans ses cuissons, et maestro, passant inconsidéré, au mauvais endroit, au mauvais moment.

Que diriez-vous de deux ans de vacances, ou plus simplement, d'une éternité* ?



"La fin du monde est un concept sans avenir"





*Offre soumise à conditions


jouez-moi !



  Crédits : *Paul Virilio, Jules Vernes, Snow Rozett, Doc, Prof, maestro

 Romain Dézèque, Les oliviers chez Giono, Paul Loiseau (uniquement pour la promotion)

Relecture : Snow



vendredi 4 août 2023

Super Baxter junior de l'été ! 2

     

 


Rappelle-toi minot 

2


Le lendemain, malgré l'esprit vengeur qui habitait toujours le Boub, mes désirs de razzia fraternelle s’étaient mués en un espoir virginal. Je voulais croire en cette histoire, je voulais croire en Richee et en Suzanne. Le Boub, lui, non. Je voulais croire que mémère s’était renseignée, qu’elle avait essayé de connaître, auprès de Man, les goûts de Richee en matière de musique. J’avais même idéalement rêvé que Suzanne l'avait invité, en secret, pour lui  tirer les vers du nez, vu qu'il était bien difficile de savoir sur quel pied danser avec le garçon, qui était passé du disco au hard rock le temps d'une saison sèche. Richee avait une capacité inouïe à brouiller les pistes. Il vomissait la musique disco depuis sa rencontre avec les frères Young et le chanteur Bon Scott, au sein d’une des plus iconiques formations de heavy metal de l'histoire de la musique. Maintenant, il se laissait pousser les cheveux, agitait la tête dans un mouvement pendulaire frénétique en compagnie de ses  semblables sur "Antisocial" ou "Run to the hills". Lui et ses copains avaient naturellement inventé, en même temps que 300 millions d'autres jeunes zombies, le air guitar. J’imaginais que celui qui, dorénavant, enfilait ses pantalons "Obélix" avec un chausse-pied, avait eu la bonne idée d’apporter à Suzanne un peu de documentation, des photos de fanzine, où figuraient des êtres hirsutes peuplant des régions infernales décrites par Jérôme Bosch. On espérait sincèrement le meilleur pour lui, mais Richee s’était tiré du pajot d'un mauvais pied. Quand Man, au petit déjeuner, tout sourire, dégaina le cadeau de Suzanne-pour-son-petit-Richard, il jeta à peine un œil sur le paquet. Il bailla verticalement un : « quoi, un cadeau de la vieille, pour moi ? Pas vrai ! » Et il repartit avec, se renfermer dans la chambre qu’il partageait avec Tonton, qui lui, préférait de loin le disco, «à cette musique de burgondes». 


Jouez-moi  !


Nous attendions fébrilement la réaction du favori des loups-garous et du diable de Tasmanie. Et elle ne tarderait pas à venir. Graduellement, nous entendîmes monter une plainte de brebis entravée qu'on allait tondre ; la voix de Richee passée à la moulinette de l'inquisiteur : « Putain de vieille bique ; j’en étais sûr ! Pas foutue de faire la différence entre un hell’s angel et une tarlouze ! Tiens, voilà ce que j’en fais de ta merde… » On entendit un choc contre le mur, puis plus rien. Le Boub affichait déjà son sourire moqueur, d’un qui ne s’était sûrement pas trompé ; le présent de Suzanne ne pouvait être qu’un cadeau empoisonné ; qu’une méprise. Encore fallait-il savoir à quel point la vieille bique s’était fourvoyée. Nous profitâmes, le Boub et moi, qu’un Richee plus maussade que jamais, demanda la permission de sortir rejoindre ses copains sous le porche de l’immeuble (Man se garderait bien de le frustrer davantage) pour visiter la chambre-mortelle, à la recherche de l’objet du litige. Bouboule s'était déjà mis à plat ventre sur le matelas, pendant que je cherchais sous le lit. C’était plein de moutons de poussière et de toiles d’araignée là-dessous ; le ménage n’avait pas été fait depuis l’invention du Rock and Roll. Je l’ai !, cria le Boub, brandissant victorieusement une cassette dorée ! Nous jubilions.



Et tout ça parce qu’il avait les cheveux longs ! Suzanne était une victime de plus des histrions du divertissement de masse. Je fis remarquer à mon benjamin hilare, qu’à sa décharge, une vieille dame comme Suzanne pouvait mesurer en toute franchise le degré d’iconoclastie d'un "artiste" à la longueur du cheveu, et qu’en l’occurrence, Patrick Juvet avait le cheveu blond (couleur du maléfice) et suffisamment long pour tromper tout son monde ; que sur le papier glacé, il n’y avait aucune différence entre Jon Bon Jovi, Eddie Van Halen et Patrick Juvet. Ils avaient tous ce même air ahuri. Ouais, ouais, avait acquiescé Bouboule. C’est vrai qu'y s'ressemblent.

 

                                                                               

                                                      

Je faisais l’inventaire des titres figurant sur la jaquette, quand j’en découvris un qui nous servirait, à l’avenir, de botte imparable aux assauts venimeux de notre frère aîné. Hé Boub, fis-je, et si on l’écoutait celle-ci ? Laquelle ?, demanda Bouboule, et je mettais le doigt dessus : celle-là ! Et Le Boub lut à haute voix : « Rappelle-toi minette... Oh !  La honte, le gars » Nous étions déjà parvenus à un degré de nervosité sans précédent, le Boub ayant eu un mal de chien à insérer correctement la cassette dans le logement du magnéto, tant il était secoué par un séisme épileptique. Enfin, dans cette chambre en désordre, seulement traversée par une frontière invisible, qui délimitait la partie appartenant à Richee et celle appartenant à notre oncle, nous fîmes jouer la chanson de Patrick Juvet, tirée de sa cassette d’or : "Rappelle-toi minette "

                        Rappelle-toi minette, c’était jour de fête

                        Si tu m’entends, répond moi

                        Rappelle-toi Minette, j’ai posé ma tête

                        Sur tes longs cheveux dorés,

                        Je t’ai pris la main, puis on  a marché dans les jardins

                        On a fait l’amour, tu m’as répété deux fois à demain


Ô boy ! On s’était fait sortir de la chambre à coups de pied dans le cul. «Aïeaïeaïe!» On s’était carapaté sans demander notre reste, tandis que la musique jouait encore : « rappelle-toi… » Depuis lors, nous nous étions postés en sentinelle dans le couloir, à l’affut d’une nouvelle charge de l'animal blessé. Quand la vilaine musette fut terminée, Richee qui semblait arranger son coin de chambre sans se préoccuper de ce qui sortait du magnétophone, laissa dérouler le titre suivant. Quand Patrick Juvet entama « les bleus aux cœurs », un curieux silence s’abattit sur la chambre ainsi que sur nous et, la chanson s’installant durablement dans l’atmosphère, je compris que Richee n’avait pu réprimer un sanglot. Mais pour quelle raison pleurait-il ? Une chanson aussi idiote que celle-ci avait-elle le pouvoir de pommader les cœurs, même les plus endurcis ? Pour le Boub, il n’y avait pas de question : nous le tenions, un point c'est tout ! A la prochaine atteinte à notre intégrité physique et psychique, il y aurait droit ; on lui chanterait : « rappelle-toi minette ! », pour bien lui rappeler son déshonneur de hardos déchu par une vieille taupe. Quant à moi, bien plus tendre que mon diable de frangin, je pensais que Suzanne avait fait le malheur de Richee. J’avais parlé à Man de cette fois où j’étais sûr de l’avoir entendu pleurer sur « des bleus au cœur » (alors que le Boub le niait) et la vérité nue ne tarda pas à surgir . Man m’avait choisi pour faire toute la lumière sur l’état dépressif du pauvre Richee. Elle ne tenait pas à notre présence à tous les deux pour nous l’expliquer, car elle savait, qu’associés l’un à l’autre, nous pouvions devenir de véritables démons. Elle me révéla que son Richard était tombé gravement amoureux d’une fille de son lycée technique. Elle se prénommait Bérangère et voulant lui avouer sa flamme, le ballot l’avait entreprise d’une façon extrêmement maladroite, voire tragique ! Man ne tenait surtout pas à me la détailler ici, de peur que nous utilisions ces révélations à de mauvaises fins. J’appris que les conséquences de cette maladresse avait conduit Richee à prendre un méchant râteau, comme on dit dans le métier, la Bérangère l’ayant éconduit sans aucun ménagement : « La p’tite salope ! », aurait dit Papa, s’il avait su. Mais il n’y avait que Man qui savait, et nous autres maintenant, aussi hélas. Richee s’était effondré dans les bras de Man, laissant couler toutes les larmes de son corps. Il resterait longtemps le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, ce prince qui a quitté son trou sous un éboulis. 

Miodrag Djuric dit Dado, scène d'amour en banlieue -1955


La chanson mièvre de Patrick avait entraîné notre obstiné de frère par le fond, à bord d'une épave nommée : Déréliction. Mais Richard devait s'en remettre, il le fallait, au nom de l'équilibre de notre famille ; comme le disait judicieusement Papa : "toi qui nous prépares un bon CAP d’ajusteur tourneur, c’est enfin le moment de mettre à profit toutes les nouvelles compétences que tu as acquises sur le tas. Il ne te reste plus qu’à t'ajuster à cette fâcheuse situation et à tourner la page." 

Il se produisit quelques fois, où le Boub et lui se croisèrent entre deux portes et que le jeune freluquet osa  pousser la chansonnette au nez et à la barbe du transi. Mais contre toute attente, Richee accueillit les frasques du malin en souriant, en lâchant simplement un "pauv'débile !" Puis, avec cette voix d'outre-tombe, qu'il adoptait souvent depuis qu’il avait joué dans l’exorciste, il nous prédit, à tous les deux, que notre tour viendrait bientôt, que Suzanne tiendrait sûrement à nous le faire, à nous aussi, ce cadeau à la con, dont elle avait le secret et qu’il fallait nous préparer à étoffer notre répertoire musical si on voulait lui rendre la tâche plus difficile. Ainsi, nous aurions peut-être la bonne surprise de nous voir offrir un Daniel Gérard à la place de Bob Dylan ou les Gold à celle des Genesis, si Dieu prêtait vie à notre Suzanne, le temps de mettre en orbite quelques hit-parades supplémentaires autour de la Terre.


Jouez-moi !






Crédits : Patrick Juvet, Gogol Ier, Jon Bon Jovi, Eddie Van Halen

      Relecture : Snow


vendredi 28 juillet 2023

Super Baxter junior de l'été !


 

Rappelle-toi minot 

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A la maison, on nous avait toujours parlé, pour stimuler notre sens de la famille, de fausses cousines, de faux oncles, de fausses grands-mères, qui valaient dix fois mieux que les vrais, puisque ces derniers n'existaient pas. Moi, j’étais sûr de pouvoir compter sur de vrais copains dans le quartier : les Farid, Michel, Karim, Robert, tout aussi bien que Bouboule pouvait compter sur les siens : Maria, Zouzou, la Fouine etc… Man, elle, pour échapper aux razzias punitives du père, ne pouvait compter que sur une seule amie : Suzanne Péan, qui habitait dans l’aile juste en face de la nôtre, refermant ainsi la place Rocroi comme on aurait vu, de l’intérieur, une enceinte pénitentiaire. De la fenêtre de la cuisine, donnant sur cette place d’armes en trompe l’œil, on pouvait apercevoir la fenêtre de Suzanne qui, du second étage, surplombait un petit jardin, au milieu duquel, s’opposaient depuis toujours deux bancs duellistes. Combien de fois ma mère s’était-elle mise à cette fenêtre pour guetter un signe, un rideau qui s’entrouvre, une lumière en plein jour ou l’ombre furtive de Suzanne Péan.



 Papa détestait Suzanne parce qu’il savait qu’elle savait : tout. Papa ne faisait pas grand cas de ce témoin gênant ; dans le meilleur des cas, il l’appelait « la vieille bique ». Je ne sais comment elles communiquaient toutes les deux, depuis leur fenêtre (puisque il n’y avait pas le téléphone chez nous), ni à quel moment, il fut décidé que nous irions tous passer la soirée chez Suzanne (sans Papa) pour aller regarder « Dallas » ? Elles avaient sûrement organisé ce rendez-vous du samedi soir, un beau jour et une bonne fois pour toutes. Papa nous regardait décamper avec un air con, alors que nous passions la porte et que nous nous retrouvions tous les quatre, dehors pendant les nuits d’hiver, avec l'air tout aussi con, à traverser la place Rocroi et emprunter le petit jardin pour nous faufiler, cache nez sur les oreilles, sous le porche offert à tout vent, vents tout aussi acrimonieux que les coups de sang vineux de Papa. L’expédition durait à peine sept minutes. Man nous chargeait de transporter les crêpes ou le gâteau yaourt qu’elle avait préparé au cours de l’après-midi pour accompagner la soirée, histoire de bien nous caler l’estomac avant de faire face aux péripéties martiennes de la famille Ewing. Suzanne nous attendait de pied ferme, les verres à moutarde tatoués à l’effigie de Goldorak, Albator ou Candy, posés sur la nappe de broderie fine ainsi que des bouteilles de Canada Dry d’un litre, qu’elle avait concentrées, les unes autour des autres, pour former une petite cité de gratte-ciels, tableau qui ne manquait pas de nous remettre chaque samedi dans cette ambiance de hipsters d’un mètre quatre-vingt, coiffés de stetsons ridicules, et pressés de faire fortune. 



Il n’y a pas moyen de dissocier Dallas de l’hiver. On avait encore le feu aux joues quand nous nous apprêtions à participer à cette grande fête du sexe et de l’argent. Nous découvrions, stupéfaits, le Sud high-tech des Etats Unis, le ranch de Fort Worth accablé sous la chaleur triasique, alors que nous nous caillions les meules dans une préfecture d’Indre et Loire. Cette aberration climatique nous médusait, nous faisant parcourir les sept fuseaux horaires qui nous séparaient de Dallas-Texas, d’un battement d’œil, le temps d’un générique ; Dallas et la famille Ewing se consumaient sous la chape d’hydrocarbure d’un été éternel, et nous, la famille P, nous altérions dans une glaçante inertie, passés fleurs, comme la soupe qui fermente, rances comme l’ennui, dans un hiver reconduit et prolongé sur la base des versements des allocations familiales. Parmi nous trois, Suzanne avait son préféré, et celui de nous trois qu’elle préférait, c’était Richee. Peut-être parce que c’était le plus vieux et parce qu’il avait déjà ce buissonnement pubère sous le nez qui aurait pu lui permettre de figurer (en Guest Star) dans le feuilleton préféré des français, briguant, à l’instar de Bobby Ewing ou de Ray Krebbs, le titre du personnage le plus sympathique du feuilleton. La vieille Suzanne, enamourée, regardait l’adolescent Richee comme un qui reviendrait de loin, comme si elle avait sous les yeux son extrait de naissance, son statut de petit bâtard  protégé par un Jock Ewing de convenance qui aurait le teint rougeaud de Papa. Pourtant Suzanne, l’adorable Suzanne, qui nous régalait de Canada Dry et d’attentions toutes maternelles, n’en n’avait que pour le personnage le plus diabolique de « Dallas » : J.R. On était loin, alors, d’entendre une mouche voler ; la vieille et ma mère commentaient, comme à la foire, ce qu’elles voyaient dans la lucarne, surmontée de trois poupées, l’une vendéenne, l’autre alsacienne et, quant à la troisième, je crois bien qu’elle était créole. Plus J.R était sadique et cruel, et plus Suzanne ricanait, croisant ses bras en dessous de sa grosse poitrine pour amortir la poussée. Ça ressemblait à un  rire, ça avait la sonorité d’un rire mais ce n’était pas un rire. Ma mère elle, ne pouvait s’empêcher de proférer des insultes à l’encontre de John Ross telles : «oh le pourri ! ou, quel salaud !» Evidemment, ces insultes étaient destinées à Papa. J.R passait son temps à maltraiter sa femme, sa nièce et son cadet Bobby, tout comme Papa molestait de temps à autre, sa femme, ma mère et son propre frère Michel, notre oncle et donc, beau-frère de Man, laquelle n’oubliait jamais de se mortifier pour le pauvre Bobby gentil en lâchant un « le pauv’tiot », qui valait sans doute aussi pour nous autres, tellement Man avait la bosse du mal. 


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Richee se faisait vraiment chier devant Dallas ; surtout, il avait horreur du Canada Dry. Il aurait sans doute préféré un panaché, une boisson de mec, qui l’aurait distingué des deux petits morveux que nous étions pour lui. Se dire qu’il buvait le même sirop que nous le renfrognait. Une fois qu’il avait boulotté les trois crêpes à la confiture de mûre maison, auxquelles il avait droit, il s'emmerdait. Il était clair qu’il avait définitivement perdu la vue, la fois qu’il avait posé ses calots sur la belle Victoria Principal, alias Pamela, déambulant dans les rues de Down Town avec sa pochette Kelly en cuir blanc, livrant sa combinaison en lamé aux caprices d’un vent mustang qui mugissait entre les corridors vitrés des skys scrapers du quartier des affaires. Une fois Pamela disparue, il n’avait plus que deux alternatives : ou avoir encore une petite chance de reluquer les nichons de l’actrice incarnant Lucy Ewing, ou bien fuir au plus vite cet asile de fou pour rejoindre sa chambre, se vautrer sur son lit, et se branler tout en écoutant des albums d’ACDC ou de Judas Priest qui ravissaient la chatte Nouchka, couchée en boule ou en pain de mie, selon le volume sonore. Ainsi, le heavy metal : la seule musique au monde qui la fit ronronner.

Mais chaque samedi, au grand dam du père, qui ne savait que dire avant notre grand départ pour le Texas, nous souhaitant  selon l'humeur « bonne chance les p’tits », ou bien : « et vous pouvez bien y rester ! » Richee nous emboîtait le pas, une fois encore, se dirigeant vers ce que je pourrais qualifier, à présent, d'une attraction irrésistible pour le grégaire, la meute, l’occupation de terrain. Cependant, il ne faisait aucun doute, qu'à chaque visite que Richee consentait à faire à Suzanne, il donnait l’impression de bien l’aimer, la vieille, mais notre pauvre frère était-il à ce point vénal, qu’à chaque départ du 2946 avenue de l’Europe, où s’étaient tramés les pires imbroglios érotico-industriels que les USA n’aient jamais connus dans l’histoire de l’Entertainment, il attendait, paletot sur le dos, que notre fausse grand-mère nous récompense d’une petite pièce, rituel qui venait systématiquement clôturer la soirée « Dallas ». A cet âge, aucun de nous n’aurait eu l’idée de mettre cette vénalité d’un Richee P sur le compte du fléau de Dieu, j’ai nommé J. R Ewing. Il faut néanmoins arriver à cette conclusion irréfutable : la fiction s’était carrément soulagée sur les collants de la réalité. Pourquoi Suzanne donnait-elle plus d’argent à Richee qu’à nous-autres ? Ça, je pourrais l’expliquer. Je crois vraiment qu’elle le portait dans son cœur, voilà tout, ce qui était une aubaine pour notre frère aîné; ça lui en faisait toujours un. Une fois de retour vers notre bâtiment, nous ne manquions pas de nous retourner pour saluer une nouvelle fois Suzanne, qui nous embrassait depuis sa fenêtre, comme seuls les vieux savent le faire, la main partant voyager de la bouche jusqu’aux confins de l’espoir. Chemin faisant, nous pouvions remarquer que notre fenêtre était la seule de l’aile est à être toujours allumée. C’est que le père aussi espérait, tout comme Suzanne, un retour prochain de sa famille, et de ses petits chéris, en particulier. Et il veillait dans la cuisine, toute la soirée, telle une sentinelle en mal de cibles émouvantes, tout en prenant bien garde de ne pas se montrer dans l’encadrement de la fenêtre.



Vint le jour du quinzième anniversaire de Richee. Il ne venait pratiquement plus aux soirées « Dallas », ayant atteint, en un temps record, la taille d’un derrick à plein régime. Man n’oubliait pas, à chaque fois qu’il manquait à l’appel, d’excuser son aîné auprès de Suzanne qui comprenait amèrement, comme une fiancée éconduite. La vieille avait le cœur aussi gros que celui d’Ellie Ewing, incarnée par la douce Barbara Bel Geddes. Elle avait un présent pour son Richee, pour ses quinze ans, un cadeau d’anniversaire, soigneusement emballé dans un beau papier doré, emberlificoté de bolduc. Nous avions aussitôt, Bouboule et moi, identifié l’objet sous le papier comme étant une de ces cassettes audios, dont nous faisions un usage presque domestique en ce temps-là, mais quant à imaginer le contenu de la cassette ! La soirée « Dallas » terminée, nos cinq francs dans les poches (une augmentation significative qui ne pouvait s’expliquer que par la défection de notre grand frère), nous expulsions le Canada Dry avec des rots intempestifs accompagnés de ricanements terrifiants ; et nous couinions de plus belle en extrapolant cyniquement la tête que ferait le garçon, à la découverte du cadeau de Mémère Suzanne. Par bonheur, Richee était déjà dans son monde bruyant et furieux, à six pieds sous terre. Il attendrait jusqu’à demain pour découvrir son cadeau d’anniversaire, puisque les cloches de l’enfer sonnait déjà le glas sur nos âmes égarées sûrement, elles aussi, ainsi que sur le quartier, qui vivait en ce tout début de printemps, les prémices d’une éclosion infernale.



Jouez-moi !


©rédits : Dallas©, Canada Dry© Hitchcock©, ACDC©


A suivre. . .

samedi 1 juillet 2023

Radio Baxter # 11 : Le sang des pierres

 


        Derrière la porte rouge                                 1985 - 1989   




Jouez-moi !


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Le sang des pierres


 

Bartt marchait sans la moindre assurance dans ces rues de la Ville qui l’avaient vu grandir. Il détestait s’imposer chez les gens, et même quand il y était invité, ça le rendait malade de se retrouver nez à nez avec une porte derrière laquelle personne ne s’attendait plus à le voir à cette heure car il avait pris cette étrange habitude d’inventer d’improbables détours avant d’arriver à destination. Il pouvait donc rester planté devant la porte de longues minutes avant de se décider à frapper sans la moindre conviction. La seconde fois qu’il rendit visite à Nesterenko, il s’était mis en tête, dès l'arrivée devant la porte rouge, d'attendre que la musique atteigne le climax d’une montée chromatique pour frapper enfin, si bien qu' il n’entendit même pas le locataire qui braillait, essayant de passer outre les décibels pour l'inviter à entrer. 


                 
                         Egon Schiele La chambre de l'artiste  1911


                          
                                                                                                                             Frantisek Kupka The yellow scale  1907 


La chambre meublée ne devait pas faire plus de 5 m2. Le lit occupait la partie majeure. A côté, une commode où était posé le cendrier et un paquet de Gitanes, ainsi qu'un réveil de voyage, puis, au bout du lit, une petite table qui aurait pu servir à prendre des repas mais qui était encombrée de bouquins et de disques.  Il y avait enfin un lavabo qui servait à tout : à la toilette, à la vaisselle, et à pisser dedans quand Nesterenko ne se voyait pas sortir sur le palier pour aller affronter les froids rigoureux (cette nuit le mercure était retombé à -15), et puis, il y avait cette étagère au mur, au-dessus du lit, au-dessus de la table, au-dessus du lavabo ; au-dessus de tout ! Et qui supportait le magnétophone, aux allures de ghetto blaster, ainsi que les œuvres littéraires et musicales préférées du moment; deux Bouddhas pesant qui servaient à caler les ouvrages, des photographies de génies disparus depuis bien longtemps, et non identifiées par notre visiteur…



Il n’y avait pas de papier peint, ou Bartt dit ne pas s’en souvenir, seulement cette chose qui occupait tout l’espace comme un corps fantomatique qui grandissait chaque jour dans la chambre, une forte odeur de tabac brun mélangée à celle du chocolat au lait. La musique qui s’échappait de ce meublé sentait la gitane et le Toblerone. Et chaque fois qu’il descendait au sous-sol, Bartt était non seulement guidé par la musique qui sortait du ghetto blaster mais aussi par ce subtil mélange. Quand la minuterie flanchait, il livrait ses narines qui le guidaient vers la porte rouge, sous laquelle s’échappait un puissant rai de lumière. D’une visite à l’autre, il lui semblait que la musique s’émancipait comme une forme vivante, autonome. Il ne pouvait pas se prononcer quant à savoir si ça lui plaisait ou non ; il n’en était pas encore là mais il avait la nette sensation que la musique l’accueillait selon ses propres rites, sinon, ses propres humeurs. Si par hasard, celle-ci était enjouée, Bartt pouvait néanmoins découvrir Nesterenko prostré sur son lit, un livre de poche ouvert sur la tête, posé comme un chapeau. Ou, au contraire, il était capable d’accueillir Bartt tout en fumant, assis sur l'unique chaise cannée de la chambre, en ricanant et conspuant sans ménagement la mezzo-soprano qui chantait l'air tragique de Dalila, « mon cœur s’ouvre à ta voix », tranchant avec cette conclusion imparable : Tu vois, Dalila Judith et Salomé, cosi fan tutte; toutes les mêmes et "bien dégagé derrière des oreilles !"  


Gentileschi Artemisia   Judith & Holopherne   Vers 1613





                   
              





Andrea Solari  Salomé   1520




                
                







Cranach le Jeune
 Samson & Dalila (détail)    Vers 1537 



         


 

   
                                 
Les grands froids durèrent des semaines, durant lesquelles Bartt avait dressé un premier inventaire du trésor de Ernst, un surnom qu’il avait trouvé pour Nesterenko. Il y avait sur sa table, outre des œuvres pour piano, comme les rhapsodies hongroises de Franz Liszt, des symphonies, la forme qu’Ernst affectionnait parmi toutes celles qu’offrait le spectre de la musique classique.  La symphonie N°9, dite du nouveau monde de Dvorak, La fantastique de Berlioz, la Pathétique de Tchaïkovski, la 3ème symphonie pour orgue de Saint-Saëns, la 41ème de Mozart, dite Jupiter, la 8ème de Schubert, dite inachevée; des poèmes symphoniques; Bartt n’avait jamais su faire la différence entre les deux formes, mais depuis que Psyché et le Chasseur Maudit de César Frank étaient sortis vivants des gros yeux à facettes du ghetto blaster, Bartt s'était vu littéralement transporté, comme il le fut, quelque jours après, à l’écoute d’une œuvre bizarre, beaucoup plus mystérieuse encore, parce que chantée, et qui lui avait laissé un souvenir fugace, indéfinissable. La musique provoquait chez lui des odeurs. Celles des Nuits d'été, d’Hector Berlioz, à propos, recélait l’odeur du petrichor, qu'on nomme aussi : le sang des pierres, à cause de cette fragrance ferreuse, musquée, qui s’élève du sol, un peu après la pluie ; son odeur favorite parmi toutes celles qu’il avait découverte, enfant.



 Bartt avait fait ce rêve, provoqué par ses longues visites chez Ernst, au cours desquelles, la succession effrénée des écoutes se faisaient de plus en plus silencieuses parce que Nesterenko avait compris que Bartt se concentrait davantage, se ramassant sur la chaise cannée, les yeux fixés sur la reproduction d’une photo ou sur une tache d’humidité au mur, et qu'il ne pouvait plus le distraire de cette attention soutenue. Bartt rêva de la débâcle. Les glaces amoncelées sur le fleuve se dissolurent dans un chaos sonore inouïle faisant grossir et grossir encore, le soulevant de son lit devenu trop petit. Et dans le rêve, les eaux du fleuve Loire déborderent, se répandant sur et au-delà des rives, défonçant les parapets, les structures du quai, ainsi que tous les ouvrages qui avait été maçonnés pour les contenir. Elles ne trouvèrent de satiété qu'en s'engouffrant dans les trous, les garages, les sous-sols, les caves et les souterrains. Elle les engloutit, eux aussi, non dans leur sommeil, comme elles les avaient surpris tous, mais dans leur éveil, à la portée vierge et suspendue du silence et de l'abandon.

                                                                       Paul Rebeyrolle        Le sac de Mme Tellikdjian              série - 1984 1985 




Jouez-moi !




Crédits:  Hector Berlioz, Wladimir Maïakovski, Camille Saint Saëns