mardi 29 décembre 2020

Quatorze stations jusqu'à çakya mouni

 Quinzième station : Liège station Fantôme

       



  

L

a rame vient d’observer un grand huit dans le noir total de l’entre-station. Elle a été prise d’un hoquet puis a subitement remis la gomme  à l’approche d’un virage en épingle à cheveux. Si tu es resté debout, tu as tout intérêt à te cramponner. On emprunte un long boyau étroit, frottant les canalisations, distinguant à peine les parois du tunnel taguées, graffitées : un Rouffignac d’aujourd’hui pour des paléontologues de demain.  On vient de passer la station « Place Clichy » qui a accueilli la rame dans une lumière de morgue où s’afféraient des centaines de médecins légistes. Le wagon est presque bondé maintenant. C’est l’été de l’an 2000, l’année la plus attendue de l’Anthropocène. Il y a des travaux sur la ligne depuis que je suis arrivé à Paris chez les québécois Éric et Martin qui restent dans le Xème, et je suis venu visiter Romuald, le photographe de la nuit, rue des Moines, rue à laquelle il sera resté fidèle  grâce à un tour de passe-passe : il quittera le  coin des Moines –De la Jonquière pour le quartier des Batignolles, le temps de changer d’objectif. Il y a des travaux sur la ligne depuis pas mal de temps, semble-t-il, et quelques stations ont été fermées à des fins de restauration ; C’est le cas de la station Liège. « Liège », c’est ma chanson préférée du grand Jacques. C’est bien simple, quand sa voix prend son envol pour dire cette phrase sublime : « Il neige, il neige sur Liège, et tant tombe la neige entre le ciel et Liège, qu’on ne sait plus s’il neige, s’il neige sur Liège, ou si c’est Liège qui neige vers le ciel », je fonds comme neige au soleil. Cette époque, au début du XXIème siècle, La ligne en direction d’Asnière-Genevilliers ne comportait pas encore les nouvelles stations « Les Agniettes » et «  Les courtilles ». Son terminus se situait bien avant, à la station Gabriel Péri.  Nous avons passé la station Clichy, et la rame a amorcé un freinage en douceur, parce qu’il n’était pas question de s’arrêter à la prochaine: Liège. Imaginons, la grotte Chauvet est fermée au public, à tout jamais, la tour Saint-Jacques est fermée pour être restaurée, idem pour les catacombes. La station Liège est fermée, pour les mêmes raisons, mais faut y passer, la traverser quand même si on veut descendre à Saint-Lazare, où attend le plus gros des troupes, puisque c’est une importante gare ferroviaire. Il faut traverser ! C’est pourquoi nous la passons en revue, doucement, dans le silence d’une salle de cinéma de quartier au shuntement des lumières. La station est dans la pénombre, désaffectée, pas le moindre personnel de la RATP, pas un clochard somnolant sur les banquettes émaillées et froides. Imaginez une station de métro sans la moindre affiche publicitaire. Que des azulejos, d’un côté et de la mosaïque ocre brune de l’autre. Liège est un décor de cinéma créé pour un film d’Eugène Green qui n’aura jamais été tourné. Les panneaux de faïence bleus et blancs s’enchaînent dans un rythme d’outre-monde. On peut voir un vieux fossile au bout, dans le coin de la station. Flanquée juste avant l’escalier, le guichet du chef de station, intacte, vide, comme s’il venait de s’absenter. Non, je me reprends, on ne traverse pas « Liège », on « emprunte » Liège, à pas de velours, accompagnée seulement de « l’Ascension », la musique d’Olivier Messiaen. Un son de trompette rejoint le ciel de faïence. Le passage ne durera que quinze secondes, un peu plus peut-être. Il n’y a qu’un seul quai, l’autre quai est mort. La projection a lieu deux fois par jour. C’est toujours le même film, et chaque fois pourtant, nous retenons notre souffle, un film en super huit d’une dizaine de seconde qui ne raconte rien, qui montre simplement des paysages des alentours de Liège (peints par des artistes liégeois), ou des vue de Liège, ou encore, le circuit automobile de Spa-Francorchamps. Mais on ne distingue aucune voiture de sport sur le circuit, comme on ne peut distinguer personne  dans les paysages muets, que ce soit des paysages urbains ou ceux d’arrière-pays, alors que nous empruntons à 15 km/h le monde mystérieux de la lenteur. Combien d’entre nous auront-ils vécu cette expérience, et combien parmi ceux-là auront cru rêver ? « Liège » est un film expérimental qui s’est déroulé dans nos têtes, sans caméra, sans scénario, sans comédiens, sans dialogues, sans musique, sans soleil.


Photographie: roMu 





Olivier Messiaen
"L'Ascension" quatre méditations symphoniques pour orchestre 




mardi 22 décembre 2020

Itinéraire pour Cesarea (15 /19 et demi)- Une nouvelle secte de philosophes

15

            Dans un de ses tableaux, en son centre, le  peintre belge Ensor place son Christ   au milieu de la foule.  Oui, ce Christ est sur son âne,  mais il  semble complètement perdu. Ensor utilise les actualisations les plus imaginatives de la scène d’accueil de « Jésus roi de Bruxelles ».

L’entrée du Christ à Bruxelles, (2,5 x 4,3m)

Une fête laïque, un carnaval belge tiennent lieu d’entrée à Jérusalem. Les officiels sont à la tribune. Une grande banderole proclame « Vive la Sociale », et on y reconnait le drapeau  tricolore de la révolution française. Le socialisme, comme slogan,  serait-il une simple copie religieuse, une copie sectaire ? Bolano tourne une page, une page de laquelle il sort « en hurlant de pures saloperies ».

 

Une nouvelle secte de philosophes

            Ci-gisent les dépouilles du très illustre Michel de Nostredame, le seul d’après nombre de mortels, digne de transmettre les évènements à venir du monde entier, avec une plume quasi divine et en pleine relation  avec les influences des étoiles.

Anne Ponsart Gemelle (la femme de Nostradamus)

            Nostradamus Bolano est arrivé à Mexico comme le Christ d’Ensor à Bruxelles. L’Histoire était une affiche de la police, collée sur la porte d’une usine de voitures. Les filles pauvres cherchaient l’interrupteur dans des pièces obscures, et imaginaient que des mains désespérées leur attrapaient les seins.

            Et la lumière ne s’allumait pas. L’Histoire, un cri étouffé dans tant de cris qui débordaient la nuit d’une ville pardonnée. Et la lumière ne s’allumait pas. Ou bien s’allumait une heure après l’évènement.

            Il vit l’ampoule immobile dans la chambre recouverte d’affiches. Il vit les modernes rideaux déchirés et les persiennes que le vent fermait et ouvrait.

            Avec boussole, pistolet et fausses cartes, comme un pirate, il parcourut tout : en faisant de son tendre voyage sentimental une Illiade écrite par des romanciers génocidaires, des poètes couards et maigres, des dramaturges endormis.

 

            Dans le bois des femmes à cheval le saluaient de loin.

 

            La bouche rouge de la télévision disait : Nostradamus Bolano, une conjonction d’astres dans ton sandwich, et dans ton fauteuil de fleurs fanées, et dans ta bière que la vieille lune tiédit. C’est-à-dire, mon cher, que peu importe comment tu arriveras au Mexique, ou dans n’importe quel pays, si les sens sont intacts, si tu n’es pas capable d’ôter ta ceinture et d’entrer en courant comme un fou, en faisant tournoyer sa boucle dans l’air, en enfonçant les portes avec tes pattes, pour tuer le fou qui tient un pistolet dans sa main et une enfant étripée sur le lit.

            Il vit l’ampoule immobile dans la chambre pleine de photos. Il cracha par terre, les coins de la pièce l’avalèrent. Il vit les modernes rideaux déchirés que le vent soulevait et laissait retomber. Il descendit l’escalier – début de siècle – en hurlant de pures saloperies, en cherchant à grands cris un taxi dans la nuit.

Le titre, « Une nouvelle secte de philosophes »  est en français dans le texte. (N. d. T.)

 

 

            Avec boussole, pistolet et fausses cartes … Bolano n’est déjà plus de cette nouvelle « secte de philosophes », probablement un de ces mouvements  qui voulurent guider des révolutions en Amérique du Sud. Le poème révèle au héros une Illiade : cela commence comme une histoire d’amour et ce n’est qu’une guerre qui n’en finit pas, confinée tragiquement entre orgueils masculins avec « une enfant étripée sur le lit ».