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lundi 11 décembre 2023

Abdu Slimane doit 38 €

 

Gérard Dou "L'arracheur de dents" 1664


Abdu Slimane doit 38 euros



On est arrivé juste à l'heure au rendez-vous, juste à l'heure, cinq minutes avant l'ouverture du cabinet, à deux heures. Snow, elle, n'avait pas du tout rendez-vous ce jour-là, mais s'était proposée, comme toujours, de m'accompagner - elle le faisait surtout dans les moments difficiles - au cas où je m'évanouirais encore une fois chez la dentiste, par exemple, et que je me trouverais dans l'incapacité de revenir à pied. A peine sortions nous de sa voiture noire, baptisée "Billie", que nous avons aperçu le docteur Juin, le bras en écharpe, qui descendait l'avenue en compagnie d'un colosse faisant bien cinq têtes de plus qu'elle, et qui traînait sérieusement la patte. On a pas mis longtemps à comprendre qu'elle ne serait pas en mesure de travailler ce jour-là, et que le sycomore qui l'accompagnait était justement venu pour la remplacer à la manœuvre. nous allions leur emboîter le pas quand un chien battu, qui sortait de je ne sais où, est venu se jeter sur elle devant la porte de son cabinet, en implorant. Il exhibait une chique monstrueuse, grosse comme une galette tropézienne qui, selon lui, enflait depuis deux jours déjà ; on aurait dit un aborigène qui aurait accidentellement avalé son boomerang. C'était un cas d'urgence.

Chef Raoni

Quand nous sommes entrés, il a suffi d'un seul regard échangé avec le docteur Juin pour comprendre que nous devions filer directement dans la salle d'attente, sans demander notre reste. Snow, qui connaissait bien sa dentiste préférée, me fit un rapport élogieux sur sa profonde humanité, sur sa grande générosité aussi, surtout envers les plus démunis. Nous n'avons, cependant, rien perçu de ce qui aurait pu provenir du cabinet ; nulle plainte glaçante, nul grognement suspect. Le sycomore avait sûrement assommé l'aborigène avec un bon remède de cheval, m'est avis.


Doc Cyclopède


Platanakis : le nom du sycomore. Le docteur Juin avait dû le recruter sur le fichier Interpol de la fuite des cerveaux, peu après sa chute accidentelle. Un cas d'urgence en somme, pour pallier son incapacité à utiliser à plein régime ses chers gants chirurgicaux. J'appris donc, en m'installant, que je serai examiné par Constantin Platanakis, stomatologue hellène, mais dont les méthodes s'avèreront dater de la Grèce Antique. Il avait introduit sa grosse mygale bleue dans ma bouche, et après en avoir terminé avec un examen plutôt spartiate, il engagea une controverse avec le docteur Juin. La question qui les taraudait était la suivante: mes incisives étaient-elles de véritables dents de lait, ou ochi ? le docteur Juin l'affirmait, quand Platanakis soutenait le contraire. Pour elle, ma dentition n'avait pas atteint la maturité de celle d'un adulte, et je pouvais dire adieu à de belles dents de sagesse, du moins, jusqu'à Noël prochain. Ils trouvèrent un terrain d'entente lorsqu'ils conclurent qu'il fallait, dans un premier temps, renforcer ses deux quenottes qui branlaient sérieusement dans le manche. Et moi qui croyait être venu ici pour un simple détartrage…



Platanakis commandait et le docteur Juin se mettait en quatre pour le seconder. Son ton autoritaire m'indignait, elle si douce, si magnanime, obligée de s'effacer devant cet arracheur de dents. La mygale occupait ma bouche,  cherchant à déloger, une à une, mes dents avec ses crochets et ses curettes. Le docteur Juin, sous la menace, lui passait les instruments qu'il réclamait, sans politesse ni patience, afin de me replâtrer les gencives avec un alliage léger. Il la rudoyait, conscient qu'il avait le leadership, cet emplâtré de grec. Voir cette amazone blessée, sous le joug de ce chômeur de Salonique, me donnait des envies d'absorber le Péloponnèse sans pour autant éponger sa dette record de 1850 milliards. C'est lorsqu'il entreprit de me meuler une canine qui le gênait pour appliquer ce map consolidateur, que j'ai paniqué . Au moment où la meuleuse entama l'ivoire de la canine, m'arrachant une douleur térébrante, je lui broyais l'épaule pour lui faire comprendre que j'étais au supplice. Je pressais ses yeux noirs d'olives et ce regard obstiné, déterminé à nuire, m'en rappelait un autre: celui de Laurence Ollivier dans "Marathon Man", ravi d'entamer la pulpe de la dent de Dustin Hoffman avec une perceuse, et même si ce n'était que du cinéma, je m'étais mis en tête, comme un imbécile, cette horrible scène qui avait dû être écourtée au montage, à l'époque, tellement les spectateurs en avaient été traumatisés ; plus terrible encore, le syndicat des stomatologues d'Hollywood avait porté plainte contre la Paramount face à une dégression soudaine des rendez-vous dans les cabinets de la côte ouest !  Je me répétais, "des yeux et des dents - des dents et des yeux - des yeux et des dents : voilà finalement ce que nous sommes, pauvres de nous ! 
Lorsque ce replâtrage fut terminé, je m'arrachais du fauteuil, en remerciant exagérément Constantin Platanakis, pendant qu'il rangeait, satisfait, son joli set d'instruments,  comme si j'avais cru échapper au triste sort de Thomas "Babe" Levy dit : la limace*




"C'est sans danger ?"


Mais, par bonheur, Platanakis n'était pas le docteur Szell, le vieux nazi du film. Je regagnais, en compagnie de madame Juin, son petit bureau, d'où je pouvais apercevoir à travers un vasistas, Snow qui conversait avec un patient qui attendait, lui aussi,  innocemment, sans se douter qu'il allait tomber entre les mains de Constantin Platanakis dit la mygale. Lorsque nous nous assîmes et qu'elle me présenta ma note, qui s'élevait à 100 €, soit 50 € par dent de lait, j'ai pensé que ça faisait un peu cher le litre.
Nous avons pris à nouveau rendez-vous, le Docteur Juin et moi, le 19 décembre prochain. J'espère que d'ici là, elle sera complètement rétablie et que Constantin Platanakis sera définitivement reparti pour Salonique sur Olympic Air.
Avant de quitter le cabinet, je jetais un dernier coup d'oeil au bureau parfaitement rangé, et parmi les crayons et un registre d'ordonnances encore vierges, je remarquais un post-it jaune collé sur le socle d'une jolie lampe tactile. Sur le papier, le docteur Juin avait consigné ceci :
 "Abdu Slimane doit 38 euros." Abu Slimane, l'aborigène tropézien qui m'avait grillé la politesse pour une simple rage de dent. 

C'est sans danger ?


Écoute-moi !





*Le personnage de Dustin Hoffmann, dans le film de John Schlesinger, "Marathon Man" (1976), est un jeune homme des quartiers pauvres qui prépare le marathon de New-york. Et bien qu'il ne ménage pas ses efforts à l'entraînement, tous les jeunes de son quartier (dans la version française) l'ont baptisé "la limace".





Crédits : Pierre Desproges, Dustin Hoffman, Laurence Olivier, John Schlesinger, chef Raoni

 HF Thiéfaine

Relecture : Snow Rozett