lundi 25 mars 2024

Un mot de consolation : Saison 2 épisodes 7 et 8

  

U N   M O T   D E   C O N S O L A T I O N

7



Il n’y a pas à tortiller. Le hasard est le maître impitoyable de tous ceux qui n’ont pas su rêver leur vie. C’est le repas de communion de die Mitte et de die Kleine. Colette est versée à mort dans l’eucharistie. « La petite, prophétise Tante Cécile, de passage à Tours, on pourra peut-être en faire une femme honnête, mais la moyenne, j’ai bien peur que la greffe ne prenne jamais, qu’il y ait un rejet significatif ! » 


Il y a des nappes blanches (des draps de coton vierge dont Colette se sert pour les grandes occasions), des petites assiettes dans les grandes, des couverts parfaitement alignés et des verres en pur cristal d'Arc, un pour l’eau, l’autre pour le vin. Il y a quelqu’un qui sait y faire. Et ce quelqu’un, c’est Claude. C’est ce jour-là, alors qu’il était occupé à préparer une sauce au Noilly Prat pour accommoder les Saint-Jacques, qu’on a sonné à la porte. Roffo est allé ouvrir à un facteur exténué d’avoir porté un colis en recommandé de plus de sept kilos jusqu’au troisième. « Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, nom de dieu ? » Roffo avait signé le recommandé, et s’était présenté devant son beau-père en plaisantant, comme à son habitude : « Génial ! Un nouveau moteur pour la Simca, papa Claude ! » Comme il savait de quoi il retournait, il a empoigné Roffo, et l’a embrassé comme s'il était le nouveau crack en chair et en os. Il a remisé le colis dans la penderie ; tout ce qu’il voulait, c’était profiter de ce repas de fête. Jamais nous ne l’avons vu aller vers la penderie, même pour y jeter un œil. Pendant deux jours, on l’a seriné à tour de rôle pour qu'il nous dévoile ce mystère. Les grands ont été jusqu’à missionner le petit dernier pour tirer les vers du nez de son père, et quand il s’est approché, Bouboule, qui avait son idée, a demandé, si ce qu’il y avait dans la boîte, était mangeable. Claude a répondu que, d’après le Président Genève, oui, ça pouvait se manger, d’une certaine manière et que c’était même rudement bon. Quant à nous montrer quoi que ce soit, rien à faire. L’après-midi, il s’est remis tranquillement à sa grille en cours puis s’est appliqué à ne plus y penser jusqu’à dimanche, jour de tiercé ; le meilleur jour de la semaine pour lui, et le seul jour où le Prez acceptait de jouer les prolongations au comptoir pour s’envoyer un ou deux petits kirs dans l’effervescence de la chasse aux tuyaux et aux pronostics.



Le dimanche matin, Claude a réveillé sa femme en lui demandant de ne pas faire de bruit, car les enfants roupillaient encore. Il l’a entraîné dans la cuisine, où, sur la table, gros comme deux poulets fermiers, attendaient le dictionnaire et l'encyclopédie. Elle était ravie et applaudissait des deux mains jointes, comme si elle priait en bégayant. Claude a tenu à ce qu’elle soit la première à découvrir cette photo où on le voit, lui, entrer dans l’immortalité. Ensuite, rasé de frais, vêtu de sa veste en tweed, et après avoir reçu un baiser de sa femme (le baiser qu’il n’espérait plus), Claude a placé le gros dictionnaire Larousse dans une valisette en plastique. C’est un énorme volume de 1680 pages reliées, avec une couverture en carton noir, imitation cuir, au dos de laquelle, on peut admirer la superbe lettrine en incrustation dorée qui contraste avec la surface granulée de la couverture. Ce L, épousant la circonférence d’un disque comprenant en son cœur, une jolie souffleuse d’une fleur de pissenlit et autour duquel est inscrite, en demi-lune, l’expression consacrée : « Je sème à tout vent ». Il tient le graal et il le sait. Bientôt, il aura rejoint Genève et ils fêteront ensemble cet avènement.


8

un chant d'amour



On ne peut pas imaginer ce qu’est une affluence de PMU le dimanche matin, jour de paris, si on n’y a jamais foutu les pieds. C’est l’ensemble de la ruche qui s’affaire, non pas pour protéger la reine, mais pour la retrouver, car le moindre turfiste donnerait cher pour avoir le tiercé gagnant, dans l’ordre. Cette fois, Claude s’est carrément jeté dans le bar comme dans le saloon de ses westerns préférés, avec l’envie de tout bouffer, de tout picoler aussi. Seulement, ce n’est pas n’importe quel cowboy qu’il cherche, mais le shérif, le shérif Genève, dit « le sobre». Il ne s’agirait pas de faire n’importe quoi, sous prétexte qu’on a sa gueule affichée sur au moins 200 000 exemplaires du livre le plus consulté après le bottin. Cette fois-ci, René est au comptoir, juste en face de la bouteille de Martini Rosso au compte-gouttes, qu’il faudra remplacer, parce qu’elle est presque vide. Nul doute que Bruno le fera, se dit-il, en approchant du comptoir. René, qui l’avait vu entrer, le fixait maintenant avec le sourire d’un homme comblé. A peine Claude l’avait rejoint, que René lui proposait d’aller « à son bureau », c’est-à-dire, à la table du fond qui ne sert plus à personne, sinon à lui-même, où il peut éplucher la presse ou inventer une grille de mots croisés. Avant que Claude n’arrive, Monsieur Wynne avait justement noté, en son honneur, une nouvelle définition sur son carnet à spirale : En huit lettres, « plus bruyante chez Saint Fiacre que chez le merlan ».
- Qu’est-ce que tu nous amènes-là, Béquille ?
- Voilà René, je te l’ai apporté.
- C’est pas celui de l’année prochaine, dis ?
- Si, parfaitement ! Comme je l’ai gagné, c’est normal que j’aie un peu d’avance.
- Je serais curieux de voir ça…
Après avoir déposé, sur le bureau de René, le gros Larousse de plus de deux kilos, Claude s’apprêtait à l’ouvrir à la page 929, celle qui nous intéresse précisément, quand René, moins nerveux sans doute, anticipe en ouvrant le dico à hauteur de la lettre T. Puis, après avoir tourné quelques pages, il tombe sur la définition du substantif "tondeuse". Il y a une photo en couleur. Cette photo, il la regarde très attentivement, alors que Bruno leur demande ce qu’ils veulent boire. - Apporte-nous deux kirs royaux, s’il te plait Maderna. Tu es splendide, Claude ! J’en ai la chair de poule. - Te fous pas de ma gueule René, je sais bien que c’est grotesque… Bruno était arrivé dans leur dos avec les verres remplis jusqu’à la gueule. Quand il les a déposés devant les deux amis, il a reconnu sans hésiter dans le dictionnaire ouvert Claude Pardou qui poussait une tondeuse à gazon de couleur rouge dans un jardin clos. Et comme Bruno est tout, sauf un délicat, il a alerté tout le monde pour venir voir ce prodige. René n’avait pas eu le courage de fermer le dico, alors qu’il en avait tout le temps. Le Président était un maître de cérémonie appliqué et ce qui, au préalable, pouvait passer pour un désagrément, s’avérait, en réalité, un passage inéluctable pour Claude, une forme sereine de cérémonie rituelle et païenne. Ils s’étaient tous rués sur le dictionnaire Larousse, mais personne n’avait osé le toucher. Ce gros dico dégageait la force irrésistible d’un livre sacré. « C’est toi béquille, ce gars-là, c’est vraiment toi ? », « Eh dit béquille t’as oublié  d’allumer une clope, dit ? C’est sûrement pas toi ! », « Mais non, c’est pas lui, c’est un mec qui lui ressemble, c'est tout ; regardez, il a même pas de béquille! » Et le président Genève approuvait en silence quand Claude, pour disperser cet attroupement, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de payer une tournée générale à tous les turfistes ou non-turfistes du bar, dont certains le voyaient même pour toute la première fois.

                                                                                      

On l’avait autrefois baptisé « Galopin », bien avant ce malheureux accident de Solex et parce que, surtout, il avait pris la décision de ne plus boire. Après l’accident, on l’avait rebaptisé « béquille ». D’aucun, aujourd’hui, était en droit de l’affubler du sobriquet « tondeuse ». Mais ça n’aurait pas sonné terrible dans le bistrot, et puis personne n’aurait osé, surtout devant le Prez, maintenant que le mystère du dictionnaire avait rassemblé la ruche entière dont la reine avait pour nom Claude. Quand ils furent seuls, enfin, attablés à la petite table du fond, René leva sa flute en se renversant sur sa chaise. Ils ne pouvaient plus garder leur sérieux. Parfois, ils se mettaient à ricaner pendant des minutes entières et subitement, se trouvant sans doute un peu cons, ils s’arrêtaient. Claude savait pour lui-même qu’il avait accompli quelque chose mais cette photographie absurde semblait attester du contraire.  Alors, tout en sirotant son kir royal, René s’aperçut qu’il était temps de libérer Claude Pardou de son impossible irrésolution.



- Tu te souviens, Claude, de ce chant qu’on entamait autrefois, en Indochine ? Un chant bizarre ; rien de martial, au contraire, tout en nuance, en poésie sous-jacente. On aurait dit une espèce de chant d’outre-tombe … tu vois de quoi je parle ?
Claude, s’était raclé la gorge. Il ne s’attendait pas à ce revirement. Mais, il avait répondu quand même.
- « Opium »,  il m’arrive de le chanter encore, les gosses l'aime bien ; enfin, le début du premier couplet seulement. C’est tellement loin, tu sais…
- Claude, si on le chantait tous les deux ce chant d’amour, en souvenir de notre jeunesse, quand nous étions encore remplis d’allégresse et d’espoir.
Claude bu une gorgée et commença, d’abord timidement. : « Dans le port de Saigon… »
René se mit à chanter à son tour. Au début, il était légèrement en retard, mais bientôt, tous les deux furent à l’unisson.

 "- Dans le port de Saigon, il est une jonque chinoise, mystérieuse et sournoise, dont nul ne connait le nom…" 






jOuEz-mOi !




Crédits : Les premiers mots croisés de l'histoire, André Théron, Guillaume Blot, Katell Quillervé, France 3 région, Le petit Larousse

Relecture : Snow Rozett

*

Gérard Manset
"Revivre"







 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



lundi 18 mars 2024

Un mot de consolation : Saison 2 épisode 5 et 6

U N  M O T  D E  C O N S O L A T I O N

 

   5
La jalousie

Papa est complètement remonté depuis qu’il est rentré, mais il est sobre. Monsieur Genève et lui ont passé au peigne fin toutes les définitions. Il a bien réfléchi, monsieur Genève et il a dit à Papa : « Bon, le turban Claude, faut pas y compter. T’as pas la tête d’un oriental, voyons ! Moi, je te verrais plutôt avec un casoar sur le chef. » Papa avait souri, comme si il avait retrouvé ses huit ans. Il était né à Saint-Cyr-sur-Loire. « Le tambourinaire ? Sérieusement, Claude, les parisiens méprisent complètement le provincial de nos jours. Pour eux, tout ce qui se trouve sur, ou sous la Loire, c’est du plouc. Mât de cocagne, riffles, et retraite aux flambeaux…Co-ne-rie ! » Papa m’a dit que monsieur Genève lui avait demandé : « Est-ce que t’as quelque part, chez toi, un tambour, Béquille, un tambour avec un fût d’une longueur de plus d’un mètre, tenu par des bretelles larges comme des galons de colonel, avec une peau tendue de plus de 60 cm de diamètre ? Et Papa avait ouvert une bouche de poisson nettoyeur et avait répondu que si jamais il avait eu un truc pareil chez lui, vu la taille, il l’aurait échangé contre une nouvelle voiture.

                                                 


Là-dessus, monsieur Genève avait dit à Papa qu’il n’y avait plus qu’une solution, qu’il cherche quelqu’un dans son entourage qui avait une tondeuse. Puis, il avait précisé qu’il était impératif, pour la suite de l'enquète, que ce soit une tondeuse à gazon, c’est-à-dire, une machine. Mais je laisse dire Papa, qui ne veut pas s’en laisser compter : « T’en as de bonnes toi ! Moi, j’habite un F4 bis, au troisième étage, sans jardin ! Je vais quand même pas la chier ta tondeuse ! » C’est là que Papa m’a dit, qu’en l’écoutant, monsieur Genève se bidonnait, mais sans le son. C’était, parait-il, sa façon au Président, de clore les débats. Il avait persuadé Papa d’appeler Monsieur Martinat, des Services Généraux, pour lui dire qu'il avait son choix sur la Tondeuse à gazon. 

Tout ce temps, grâce à monsieur Genève, on a été mieux. Papa avait repris la gomme et le crayon et oublié l’heure de pointe. Il avait aussi réfléchi, et cherché qui, autour de lui, pouvait bien avoir une tondeuse à gazon. On s’était couchés tôt Le Boub et moi ce soir-là, parce qu’on devait partir le lendemain, de bonne heure, pour le Centre Aéré. Papa et Man dormaient tout près de nous, dans le grand lit que leur avaient payé Pépère et Mémère. Dans la nuit, Papa s’est réveillé en sueur, comme un maboul. Il hurlait : « Dédé Galle a une tondeuse ! Dédé Galle a une tondeuse ! » Evidemment, Man et moi, on a été  réveillés en fanfare ; Man, je me souviens très bien, s’est aussitôt écriée : « T’es devenu fou, Claude ? » Mais, Papa s’était déjà rendormi. Man n’avait jamais vu un somnambule, mais cette nuit-là, j’ai bien cru que Papa, par trop de surmenage, en était devenu un. Tante Cécile, de passage à Tours, avait dit que cette maladie était surtout réservée aux enfants. J’étais soulagé. Pas de risque que ça lui prenne au Boub. Papa aurait pu faire un carnage cette nuit-là, que le gros n'aurait même pas bougé une oreille.





André Galle, c’est mon parrain. Et Carmen, c’est sa femme et c’est aussi ma marraine. Jamais je ne les ai entendu s’envoyer du poisson pourri, comme le font mes parents, pour tout et rien. Je suis le roi du monde ! C’est le meilleur coup que Papa et Man aient jamais réussi : s’arranger pour trouver deux personnes qui vivent dans le même patelin, pas trop loin de chez nous, pour être parrain et marraine de leur fils ; autant vous dire que les cadeaux pleuvent. Bouboule est jaloux. Son parrain habite à Gérardmer et sa marraine est partie suivre un type, un baron des parcs d’attractions jusqu’en Guyane. Il est normal qu’il se sente désavantagé ; question cadeau ou monnaie, pour lui, c’est macache walou ! D’ailleurs, il s’en plaint, surtout auprès de Man. Il veut qu’on change ça tout de suite, que les cartes soient rebattues. Maman dit que c’est trop tard, que les papiers ont déjà été signés et qu’on ne peut plus rien y faire. Elle lui fait aussi remarquer qu’il profite largement de la générosité de Carmen et de Dédé quand ils viennent à la maison pour voir leur filleul ou lorsqu’il nous arrive de leur rendre visite là-bas, dans leur village, dont je ne me souviens jamais du nom. Oh non, je ne le demanderai pas à Man, c’est un nom bien trop compliqué pour elle, elle me ferait tromper. André, c’est un descendant d’un béké antillais, il a les cheveux crépus, le teint doré et un beau corps d’athlète. Papa qui n’arrête jamais de le taquiner, parce qu’il est jaloux, dit que les békés étaient des gens pas très clairs. Franchement, je crois que Man en est amoureuse. Comme elle le regarde ! Elle affirme qu’il est plus beau que Jean Sablon, juste pour asticoter Papa. C’est bien simple, quand il sourit mon parrain, c’est pour nous montrer toutes les touches d’ivoire d’un pianola. Un couple d’opérette, l’exubérance et la mesure en toute chose : 13 ans de mariage et pas un nuage ! 
                                                                    

Carmen ! Ce nom me rend marteau. Sa présence occupe, à elle seule, tout le livret d’un opéra bouffe, repoussant dans l’ombre tous les autres rôles, dont celui de parrain Dédé. J’en rêve. J’aime les femmes plus grandes que moi, c’est certain, c’est juré ! Elle porte toujours, au printemps, des robes à fleurs qui laissent entrevoir ses beaux genoux bronzés et j’imagine ses lolos quand je les observe à la dérobée. Ils sont tout ronds et ne demandent qu’à sortir. Faut voir comme ils repoussent très loin l’échancrure de son décolleté. Ils sont mûrs, mais pas au point de tomber comme ceux de Man. Quand Papa a décidé : « Nono, Bouboule, on va chez Dédé et Carmen ? » et qu’il a ajouté que c’était une surprise, ça a rendu le Boub aussi dingue que moi, parce qu’il était sûr qu’une fois chez eux, lui aussi serait gâté, qu’il aurait sa petite pièce, son joujou, et sûrement aussi, hélas, un baiser de Carmen. Oui, je suis jaloux ! Bien sûr que j’en ai le droit, puisqu’elle est à moi, marraine. La jalousie, ça part du ventre, dès que vous êtes en âge et ça vient vite ; ça s’ancre en vous, pour toujours !

                                                                        



 Jouez-moi !


Arthur H
" Petite reine"




Semblançay


A Semblançay, Dédé et Carmen ont une très jolie maison. Papa préfère appeler ça une propriété, ce qui veut dire que c’est bien plus grand qu’un simple F4 bis. Ce qui fait la différence avec une F4 bis ? « Mais le parc voyons Nono, le parc ! Un hectare, mon bibi, ça commence à faire ! » Moi, ce  que je préfère dans les uns hectares, et papa est d’accord avec moi, c’est le petit pré, parce qu’il est protégé par quatre murs blancs comme le premier matin, eux-mêmes coiffés de tuiles ocres, recouvertes d’une mousse verte, d’où sortent, parfois, des ferrures rouillées qui dessinent un s sur l’horizon. Il n’y a rien d’autre qu’une pelouse grasse qu’il faudrait faucher dès maintenant, répète parrain, lui qui attend depuis une bonne heure que Papa se décide.



 C’est justement là, dans le petit pré, que parrain a installé la machine. Mais Papa attend de pied ferme Monsieur Martinat, le responsable du service des Moyens Généraux. Quand nous sommes arrivés, et que papa a vu la tondeuse rouge Ferrari au milieu du pré, il n’a pas pu s’empêcher de dire que Dédé l’avait déjà mise sur les rails, voulant certainement faire allusion au boulot de mon parrain à la S.N.C.F : il conduit des locomotives. Et parrain avait répondu qu’il valait mieux qu’il s’y mette, plutôt que de dire des conneries, parce que dès qu’il commençait à plaisanter là-dessus, il allait toujours plus loin que le Paris-Tours. Mon père a dû entamer la tonte sous l’autorité de parrain, quand Monsieur Martinat est arrivé avec deux heures de retard. Il a salué André Galle en pensant que c’était lui Papa, puis il a rejoint mon père qui s’escrimait comme un fou sur le bras de la tondeuse qui faisait un potin du diable. Elle pétaradait, elle flibustait en broutant le dactyle. Très en jambes, Papa (qui n’avait pas vu que monsieur Martinat lui tournait autour) avait entrepris de dessiner des cercles concentriques sur la pelouse, exerçant une pression constante sur l’accélérateur, ce qui faisait rugir la Ferrari, tandis que le responsable des Moyens Généraux s'employait plus que jamais pour être  remarqué de Papa, qui se régalait, lui, soulevant l’arrière de la tondeuse pour qu’elle dévore plus facilement les touffes récalcitrantes, lui faisant faire des va-et-vient colériques. Quand enfin, Monsieur Martinat a compris quelle trajectoire Papa entendait faire prendre à la Ferrari, il a extrait l’appareil photo de son bel étui en cuir crème, et s’est retrouvé nez à nez devant lui. Il était à moins d’un mètre cinquante, quand il a déclenché trois fois au moins ; une fois de côté, puis, se ravisant, une nouvelle fois de trois quart, puis deux fois de face. Quand mon père a enfin pris conscience de la présence de Monsieur Martinat, il était, depuis  quelques temps déjà, dans un état second. Dans certains livres d’art ou d’histoire, j’ai pu, depuis, voir bien des illuminés qui avaient l’air beaucoup moins recueillis. Il nous a été difficile d'admettre, que ce matin-là, dans le petit pré de Semblançay, Papa avait tout simplement touché la grâce.





La Grâce
                                                 
                                           
 
   
 Crédits : Harold Lloyd, François Catar, Boniface somnambule, Jean Sablon, David Lynch, Semblançay, 
 rouge Ferrari, 
Stihl Viking it will outlive you !

Liz Taylor
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vendredi 8 mars 2024

Un mot de consolation : Saison 2 épisode 3 et 4



 

U  N    M  O  T    D  E    C  O  N  S  O  L  A  T   I  O  N


3

La gloire de Papa


 

Papa avait fini deuxième de sa catégorie. Il prétendait (à nous autres qui n’étions que des béotiens) que c’était déjà un résultat inespéré. Puis, il nous dit qu’il attendait, dans les prochains jours, une lettre des éditions Larousse, qui offraient, aux deux premiers lauréats de chaque catégorie, un gros dictionnaire illustré en couleurs de plus de trois kg, ainsi que deux encyclopédies universelles, toutes aussi lourdes. Et, que ce n’était pas fini ! Qu’il y avait autre chose, mais qu’il voulait garder le secret, en attendant que tout se décante ; un truc inimaginable qui nous laisserait sur le cul. Le Boub avait eu beau le harceler avec tout l’arsenal dont il disposait : des baisers en chaîne, un tripotage nerveux des lourds tétons de Papa et son éternelle question: « Est-ce que ça se mange ? » Mais rien n’y fit. Le vice-champion tenait son rang, et la lettre n’arrivait toujours pas. Les jours étaient devenus des semaines et nous avions tous oublié, à force, la gloire de Papa. Pour nous, c’était déjà du passé. Il se morfondait. Il n’avait pas touché une seule grille depuis son retour, et s’était même remis à boire de plus belle. Il nous prenait à partie dès que nous l’approchions, en nous traitant d’ingrats. On nageait en plein marasme, quand un beau jour, Tonton Michel est remonté du rez-de-chaussée avec trois plis. Tonton avait toujours eu la main heureuse pour gagner des tas de trucs à des tirages au sort à la superette du quartier ou à la loterie du centre d’Action Sociale. Je suis convaincu, avec le recul,  qu’au tiercé Papa aurait dû le laisser parier à sa place, même si Tonton n'y connaissait rien en canassons ; il avait une de ces barakas, mon oncle !

Papa a sauté au cou de son frère, en lui donnant une petite tape sur la joue et s’est emparé de la lettre qui l’intéressait, celle qui portait l’entête des éditions Larousse. Il n’a même pas pris le temps d’y jeter un œil. Il paradait, nous la mettant sous le nez. Richee, lui, a seulement haussé les épaules, mais Bouboule et moi l’avons suivi jusque dans la cuisine à grand renfort de « bravo Papa ! », où il est allé retrouver Man, qui coupait des carottes avec le couteau électrique. Il brandissait la lettre des éditions Larousse. Il l’agitait comme un éventail. - Laisse-moi Claude ! Qu’est-ce que tu vas encore inventer ? Elle continuait de lui tourner le dos. - Alors, Colette, ma cocotte, qui c’est qu’avait raison ? Il savait que Man lui en voulait parce qu’il n’avait toujours pas payé la cantine du mois, et que la mairie nous avait déjà relancé deux fois.  - Alors comme ça, tu m'esquives, tu ne veux même pas savoir ce qu’elle contient ? Alors je vais te lire exactement ce qui y a dans cette petite missive ! Il arracha le couteau SEB des mains de Man et Il découpa l'enveloppe, à la puissance 1, puis chaussa ses lunettes pour lire à  haute voix :

LAROUSSE CHEZ VOUS ! 

Cher Monsieur Pardou, cher lauréat de notre grand concours. (- Ça commence bien ! ) Nous tenons encore à vous féliciter vivement pour la très grande sagacité dont vous avez fait preuve tout au long de ce concours, ainsi que pour votre prometteuse seconde place parmi les 150 candidats inscrits. Vous avez franchi une sérieuse étape dans le monde exaltant des cruciverbistes. Sachez, cher monsieur, que vous pouvez aller encore plus loin. En effet, en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, et suivant le protocole qui est d'usage chez Larousse, nous avons procédé à un tirage au sort, sous le contrôle de notre huissier de justice, Maître Gibbou, à la suite duquel il résulte que la lettre T vous a été octroyée. Nous vous proposons donc, ci-dessous, trois définitions rédigées par nos rédacteurs officiels, commençant toutes par la lettre T et que nous soumettons à votre examen. Il vous échoira de n'en sélectionner qu'une seule, mais quelle que soit celle que vous choisirez, il sera préférable qu’elle puisse entrer en résonnance avec votre activité professionnelle ou vos activités de loisirs. Bien sûr, votre décision reste souveraine. En un mot, cher monsieur, choisissez celle qui vous ressemble ! Une fois votre choix entériné, nous vous renverrons vers Monsieur Martinat, le responsable de notre service des Moyens Généraux, afin que vous puissiez vous mettre d’accord pour un rendez-vous à votre domicile où sur le lieu d’action qui vous conviendra. 

En espérant que votre réflexion soit des plus profitables, recevez cher monsieur, mes sentiments les meilleurs.

Gislain Kleinpeter, pour les éditions Larousse

Puis venait le second feuillet sur lequel figuraient les trois définitions en question :

Tambourinaire : n.m Joueur de tambour, en Provence.

Tondeuse : n.f Nom de divers instruments qu’on emploie pour faucher le gazon, couper les cheveux et la barbe de l’homme, ainsi que les poils des animaux, raser les étoffes de laine etc.

Turban : n.m (du turc tülbend) Coiffure des orientaux, formée d’une longue pièce d’étoffe enroulée autour de la tête. (Elle fut adoptée par des unités de l’armée française d’Afrique.) Coiffure de femmes dérivée de celle des orientaux.





4

Primo Lavalette 



Tout le monde avait retenu son souffle jusqu’au point final. Personne n’avait moufté. Ce qui était surtout dû au fait qu’aucun de nous n’avait pigé quoi que ce soit à cet étrange langage, pas même Papa. Un silence de mort aurait régné dans la cuisine si Man n’avait pas laissé trainer son doigt sur la gâchette du couteau électrique. Enfin, à notre grand soulagement, Papa explosa. - Mais qu’est-ce que c’est encore que ces conneries, merde ! » Man, qui lui tournait toujours le dos, s’était mise à trembler de tout son corps, en proie à une crise de fou rire. C’est à peine si elle réussit à articuler - Et voilà, tu t’es encore fait estroquer mon pauvre Claude !  Maintenant qu’elle nous avait donné le feu vert, on pouvait y aller. On avait l’immunité. On se marrait comme des canards et Papa, stupéfait, se carapatait comme il faut. Mais avant, il voulait laisser son empreinte, faire en sorte que Man ne triomphe pas complètement devant nous. Il avait eu encore le temps de gueuler un bon coup, avant de faire claquer la porte : - Il n’est pas encore né, Colette, le gars qui m’empapaoutera ! 


Cette fois, plus question de laisser faire le hasard ! Au contraire. Lui qui répugnait tant à le faire, eh bien, il téléphonerait. Oui, il téléphonera au Président pour lui donner rendez-vous au "Beffroi". Ça le sciera, le Prez. Il n’en reviendra pas. On est en pleine innovation, là ! Seul le Président pourra mettre son nez dans ce charabia et dénouera le vrai du faux, le pourquoi du comment. Il partira en quête du roi Genève, quand il aura ajusté sa précieuse casquette.



Jour d’orage. Il y a déjà foule au bar. C’est l’heure de pointe, l’heure de l’apéritif. Quand Claude pousse la porte, il est accueilli par une forte odeur d’hysope et d'artemisia, ainsi qu’une note fraîche de gentiane qui pinote dans l’air brumeux. Il a vu les anisettes engoulayer les verres rondelets et les cubes de glace danser dans les cornues comme des cosmonautes. A l’approche du comptoir, il subit aussitôt une attaque des fumées des cigarettes et des cigarillos, aspirées par l’air plus froid qui provient du dehors. Ça l’empêche de bien distinguer les gars qui sont assis au zinc. Il n’y voit plus très bien,  juste assez pour réaliser que René n’est pas assis à sa place habituelle, devant le percolateur, juste un peu à gauche de la bouteille de Martini Rosso au compte-gouttes. Bruno, le patron des lieux, lui fait un petit signe du menton pour lui indiquer le fond de la salle, entre les toilettes et la cambuse. D’où il est, Claude ne distingue qu’une silhouette noire, toute recroquevillée, la tête tombée des épaules, le reste emmitouflé dans un grand pardessus sombre qui réduit encore la taille de l’homme. Cet homme, c’est René Genève, et Claude est peut-être le seul type ici, à part Bruno Maderna, le patron, à savoir que derrière cette silhouette de petit homme accoudé à la table du fond, qui ne sert plus qu’à entreposer les journaux de la veille, se cache le type le plus puissant du quartier.



Le Président avait pris connaissance de la Lettre des éditions Larousse et après l’avoir retourné deux fois, il avait donné son verdict : - Non, je ne vois rien qui cloche… C’est la procédure habituelle, Claude. Tu es second et je t’en félicite ! Bien sûr, si tu avais remporté le concours, tu aurais pu te débiner avec l’oseille sans demander ton reste. Comme tu n’es que le deuxième, évidemment, ils te retiennent encore un peu, histoire de te faire marner ; c’est le protocole, que veux tu, si tu tiens vraiment à recevoir toute la panoplie !
- C’est que je croyais vraiment en mes chances. J’avais fait mes comptes, la victoire ne pouvait pas m’échapper, mais au dernier moment, je me suis fait coiffer sur le poteau. Et par ce Lavalette !

- Lavalette jouait dans ton concours ? Primo Lavalette ?

- Et comment ! Tu le connais ?

- Quel salopard ! il avait la liste des inscrits, encore une fois. Ecoute ! Tu sais que je ne me suis désisté qu’au dernier moment pour te laisser la place ; il n’a pas pu savoir que je ne viendrais pas. C’est impossible ! Ce qui veut dire, Claude, qu’il a eu peur et a tout simplement demandé à être reversé dans le troisième sac par l’organisation. C’est rigoureusement in-ter-dit, Claude ! tu m’entends, c’est la mort du beau jeu !
- Je t’avais prévenu, j’ai pas ton expérience et encore moins ton palmarès.
- Mais tu n’as absolument rien à te reprocher. Tu t’es simplement fait baiser par plus fort que toi. Dix ans qu’on se tire la bourre dans les salles des fêtes de France et de Navarre ! Un coup c’est moi, un coup c’est lui qui gagne ! Je suis convaincu qu’il a des combines avec des gars de la fédération, qu’il a des appuis, des passe-droits, mais comment le coincer ? Tiens-toi bien ! Un jour, c’était à Aurillac, je n’y étais pas ce jour-là, heureusement, mais on me l'a rapporté. Il était encore fringant à cette époque le Lavalette et brillant avec ça ! C’est bien simple, il bouffait tout. Eh bien, il s’est fait empéguer avec un mini-dico sur les genoux ! Et il a gardé tout son calme, il s’est pas laissé démonter. Tu sais ce qu’il a répondu pour se justifier auprès des instances ? « Ce n’est pas que je bitoure, c’est que je vérifie » Tu te rends compte le culot du mec, Claude, « Je vé-ri-fie ! »
- Le fumier ! Autrement dit, je m’suis fait mettre ?
- Sauf ton respect Claude !

 

 


Jouez-moi SVP !


                                                             

Crédits :    André Franquin, Claude Couderc, Marcel Gromaire, Jim Jarmusch's "Paterson", Winston Churchill


  Hubert-Felix Thiéfaine      

  "Un vendredi 13 à 5h"     

vendredi 1 mars 2024

Un mot de consolation : Saison 2, épisode 1 et 2

U N  M O T  D E  C O N S O L A T I O N 

                   

1

Le concours

 

La dernière fois qu’ils avaient entremêlé leurs mains, ça devait être le jour de leur mariage. Papa n’arrêtait pas de gigoter pendant que Man essayait de faire un nœud correct. Elle lui avait acheté une jolie cravate lie de vin pour le concours (sans doute qu’elle trouvait que c’était la couleur qui lui allait le mieux au teint), et Papa avait finalement pris la décision de prendre le train jusqu’à Angoulême, comme ça, la malédiction routière trouverait un autre pigeon et la brand new Kadett du Prez ne serait pas la prochaine victime du Triangle des cocus. Je demandais à Papa depuis combien de temps il n’avait pas pris le train : « Certainement une paye, mon Nono ! C’est bien simple, je ne me rappelle plus ». Personne ne comprenait vraiment ce qu’il allait faire là-bas, mais on était tous joyeux pour l’occasion, même die Kleine, qui d’habitude faisait tout le temps la gueule. Man mettait les mauvaises humeurs de sa cadette sur le compte d' une prolongation de ses « tintins » . Richee avait demandé ce que ça voulait dire : « tintins » ; Man avait seulement répondu que ça, c’était l'affaire des femmes, et qu’il n’avait plus qu’à la fermer. Le concours devait durer deux jours ; Papa s’en était laissé trois. Bien sûr qu’il était nerveux, qu’il ne tenait plus en place, mais ça lui allait bien ce grand chambardement dans sa petite vie pépère, ça faisait de lui quelqu’un d’important, un peu comme lorsque Monsieur Noel s’était présenté aux élections municipales sur une liste divers gauche et qu’il s’était pris une grosse veste.

-          Arrête donc de bouger Claude, j’arrive pas à faire le nœud !

-         Ça fait belle lurette que t’y arrives plus à me faire le nœud ma cocotte.

-         Oh, Claude, ne parle pas comme ça devant les gosses, tu exagères, tout de même !

 Elle minaudait presque. « On verra ça quand tu rentreras, si tu gagnes ». Elle avait cru que Papa flattait sa maestria d’autrefois. Elle avait la bouche comme la cravate, de traviole. Depuis que Papa s’était réveillé d’un long état végétatif, ils se détendaient tous les deux, ils faisaient même des projets à court terme. Tante Cécile, de passage à Tours, avait reconnu que ces deux-là se bonifiaient en vieillissant.  « Mais, puisque je te dis que tu te goures. Que ça se met pas comme ça, merde ! » Il y avait toujours une dernière fois avec Papa, la dernière fois qu’il avait vu une brosse à dent, qu’il avait embrassé Man avec la langue, la dernière fois qu’il avait pris le train et la dernière fois qu’il avait mis une cravate. « Ça devait être sur le Lac Tchad pour une permission à Port Saïd, juste avant la quille ». Mais, c’était la cravate de Trafalgar. Et il était parti quand même. Il s’était déjà cru loin d'ici, à moins d’une heure du départ, quand Man avait décrété que nous l’accompagnerions, le Boub, elle et moi, en autobus jusqu’à la gare car elle trouvait qu’y aller avec « Simone », la Renault 16, pouvait lui être fatal,  qu’elle le laisserait sur le carreau comme la dernière fois, avant même d’avoir franchi la Loire. Papa ne se débarrasserait pas de nous comme ça. Elle avait sorti les tickets de bus. Il avait reconnu honnêtement qu’elle avait de la ressource. A la gare, il en menait deux fois moins large. De voir devant lui, sur le quai, l’échantillon le plus représentatif de sa famille, la larme lui coulait. On n’avait pas été trop de trois pour l’aider à monter dans la voiture, les marches-pieds des wagons étant beaucoup trop hauts pour les hanches bousillées de Papa. Il soufflait et grognait comme une bête. Il venait de confier sa béquille à un jeune appelé qui regardait la scène en se poilant, quand le train s’était subitement mis en branle. On avait cru qu’il ne monterait jamais, malgré tous nos efforts pour le hisser, et ceux du biffin, qui se servait de la béquille comme d’une gaffe. 



Dans le bus qui nous ramenait au quartier, je m’étais aperçu que Man était très animée, un brin joyeux. Moi, ça m’avait drôlement remué de voir Papa nous quitter comme ça, en chialant, sans comprendre au juste comment il allait s'en sortir, là-bas. Dans la famille des dernières fois, je me demandais depuis combien de temps Papa n’avait pas découché. Le Boub suçait son pouce en alternance avec un boulottage en règle d’une brioche fraîche, achetée en face de la gare, au coin de la rue de Bordeaux. Moi, je gardais la mienne en prévision pour le faire bisquer quand lui n’en aurait plus qu’un souvenir lointain, le souvenir fugace d’une saveur… Je me tenais à la rampe, à hauteur du bassin de Man, d’où je pouvais collecter des effluves d'Orientale , son parfum favori. « Tu crois que Papa va gagner Man ? ». Le bus cahotait sur l’avenue de la Tranchée et Man, visiblement, ne m’avait pas entendu, ou alors, elle cherchait ses mots. C’est Papa qui lui avait appris à réfléchir comme ça, à ce qu’elle allait dire, en toutes circonstances, surtout lorsqu’elle était en public. Dans ce bus qui nous ramenait jusqu'au quartier de l’Europe, il régnait un silence de chapelle, malgré une forte affluence. Le Boub, auquel rien n’avait échappé, trop pressé d’obtenir une réponse, avait lancé très fort. « - Hein Man, que Papa c’est le plus fort aux mots écrasés ? Hein que oui, Man ? » Et Man, attendrie jusqu’au chignon, avait hissé le Boub pour le serrer contre sa poitrine, et lui avait assuré triomphalement qu’on ne disait pas, mots écrasés mais bien : mots creusés. Un fou rire avait parcouru les passagers à la ronde, et soulagé, j’avais accueilli l’ouverture automatique des portes arrières comme une délivrance.





 

2

Les lauriers

 


On n’a pas eu de ses nouvelles pendant tout ce temps. Quatre jours tranquilles, sans lui, une aubaine pour Man. Pas téléphoné non plus, comme elle le lui avait demandé. Puis le matin du retour prévu, il avait envoyé un télégramme qui disait : « Pas utile de venir me chercher dimanche. Rentrerai seulement lundi. Une surprise ! ». Oh ! Comme on lui avait manqués, nous d’abord, ses p’tits chéris, puis sa Coco, et même Vivik, notre épagneule. Comme il s’était senti seul à l’hôtel du  Coq Hardi, dans cette chambre si confortable, certes, mais si vide de tout ce que contenait habituellement le charme du foyer : nos rires, nos cris perçants, nos dérouillages fratricides et ce grand lit si froid, qu’il avait dû se résoudre à partager avec la promesse d’un nœud de cravate à refaire. Quatre jours sans nous, c’était trop ! On ne l’y reprendrait plus. 



Man, n’osant rien lui demander, j’avais dû prendre les devants. « Mais qu’est-ce qu’on croyait tous, qu’il avait fait banquette le père Claude,  que dalle ? Pas le moindre petit lot à ramener à sa tribu ? » Là, Papa se mit à se gratter le ventre, nous regarda avec l'œil qui frisait, posa sa valise sur la table et fit sauter le couvercle d’une double pichenette. C’est bien simple, du jour du départ à celui du retour, le volume de la valise avait triplé. Papa se transforma devant nous en commis voyageur ! ça sortait de tous les coins : Des livres illustrés, un puzzle de 500 pièces à la gloire de Geronimo, des planches de décalcomanies, tout ça pour Bouboule et moi, une montre water résistante pour Richee, avec laquelle, il pourrait descendre jusqu’à 25 mètres de profondeur (moins que le commandant Cousteau), lui qui atteignait déjà des abîmes dans le courage et la réflexion ; trois paquets de tabac gris pour la rouleuse automatique de Tonton, qui pourrait voir venir jusqu’à l’hiver prochain, un grand keffieh pour die kleine parce qu’elle adorait les yeux du commandant Massoud. Papa avait drôlement pensé à tout, sauf à Man. 



Elle s’était un peu écartée pour ne pas montrer sa déception. Lui, faisait durer le plaisir. C’est le seul cadeau qu’il avait pris la peine d’emballer dans un beau papier représentant une calèche et un attelage de splendides chevaux, fouettés par un cochet ivre. Son sourire de petite fille avait irradié la salle à manger. « Pour moi, ça ? Oh ! Papa, t’es gentil », comme si elle ne s’en doutait pas. Mais au fond, elle rongeait son frein, se retenant de lui poser la question cruciale. Tous ces présents, d’où ça venait ? Ça avait dû lui couter un bras ? Qu’est-ce qu’il avait gagné au juste ? Il devait y avoir une belle somme à la clé pour couvrir toutes ces dépenses, et elle espérait bien qu’il y aurait encore de la galette pour après, car le ménage en avait rudement besoin. Papa n’avait rien gagné qui fut en rapport avec l’argent, seulement ce cadeau qu’il lui offrait. Elle eut cette délicatesse toute féminine de ne pas gâcher la fête. Elle déchira sans aucun ménagement le papier cadeau, et se planta devant la boîte, incrédule.



-         C’est un couteau électrique, Colette ! le dernier de chez SEB

-         Oui, je le vois Claude, que c’est un couteau électrique

-         Non, mais ce que t’as pas vu, c’est qu’il a trois vitesses de coupe. Et léger avec ça. Fini de te faire chier avec des couteaux qui coupent pas.

-         Je n’ai pas les mots qui faut Claude ; c’est tout bonnement formidable !

Elle lui avait sauté au coup avec un rire épais. Rassurés, nous l’avions rejointe autour du bedon de Papa. Elle s’était tenue. On a bouffé de la viande pendant quinze jours.


C'est à voir




Jouez-moi svp !





Crédits : Mario Monicelli, "Mes chers amis" - Claude Chabrol, "Le boucher" - Couteau élec SEB 

Alain Bashung
" On a pas l'air. . . "
Inédit