Un récit d'anticipation de treize épisodes à la douzaine signé maestro & Nunki Bartt |
Sixième épisode
II
Itar
Ce n’était pas une forêt, encore moins une forêt domaniale, ce n’était qu’un bois. Dès le début, à Paris, le direktor Papiak avait insisté pour qu’ils utilisent sa bétaillère, au cas où ils retrouveraient Primoz, mais Faber, tout à son idée de se garder des pièges de l’étymologie des noms communs, comme des noms propres, l’en avait dissuadé, tant ce mot « bétaillère » pouvait leur être fatal. Ils roulèrent toute la nuit à bord de l’estafette du poète qui n’avait pas quitté le parking depuis des lustres. A l’intérieur, c’était un véritable laboratoire ambulant, truffé d’un matériel du plus sophistiqué comme du plus archaïque. La camionnette avait appartenu jadis à un épicier itinérant de la Marche, et portait encore, peint sur ses flancs, le nom du magasin économat, que Faber n’avait pas jugé utile d’effacer parce qu’il aimait le beau lettrage vert sur fond blanc. Ils se traînaient à faible allure dans la nuit de Paris, sur un périphérique presque désert, salués au passage par la force d’inertie des Mercuriales. Avant de se faire leurs adieux, Chuca avait fait promettre à Tio Lars de lui rapporter : une chauve-souris et un blaireau. Puis, elle avait ajouté : « mais qui soient vivants ».
Le bois d’Itar se trouvait à cinq heures de Paris. Il était perdu en contrebas d’un plateau calcaire, un petit causse où poussaient les orchidées, les cèpes et les oronges, où de gros lézards verts se prélassaient sur d’énormes blocs de pierre formés au jurassique, qui affleuraient sur les pentes du causse en dévers, où virevoltaient les papillons argus et les azurés du serpolet. On peut imaginer facilement que, tout le long du chemin, le trio eut bon nombre de conversations à bâton rompu. Le direktor Papiak, qui dressait des ours dans un but ultime : le spectacle, avait interrogé Jasmine sur l’objet de son prochain ballet, dont elle signait pour la première fois la chorégraphie. Et comme Faber, qui conduisait nus pieds, s’était soucié de comprendre ce que signifiait le titre « Variétés V », elle leur apprit qu’il était emprunté au poète essayiste et philosophe Paul Valéry, lui-même relayant une citation de Malherbe qui comparait la marche à la prose et la danse à la poésie. Et afin d’éclairer leur lanterne, et alors que les phares d’un poids lourds venaient d’inonder la cabine de l’estafette, aveuglant ce pauvre Lars qui adressait à l’encontre du chauffeur indélicat une salve de noms d’oiseaux, Jasmine sortit de son vieux sac weekend un petit livre jaune, et l’ouvrit à l’endroit où elle avait placé une pelure de mandarine en guise de marque page.
" La marche comme la prose a toujours un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque objet que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances actuelles, la nature de l'objet, le besoin que j'en ai, l'impulsion de mon désir, l'état de mon corps, celui du terrain, qui ordonnent à la marche son allure, lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et son terme fini.
La danse, c'est tout autre chose. Elle est, sans doute, un système d'actes, mais qui ont leur fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit quelque chose, ce n'est qu'un objet idéal, un état, une volupté, un fantôme de fleur, ou quelque ravissement de soi-même, un extrême de vie, une cime, un point suprême de l'être…Mais si différente qu'elle soit du mouvement utilitaire notez cette remarque essentielle quoique infiniment simple, qu'elle use de mêmes membres, des mêmes organes, os, muscles, nerfs, que la marche même."
Cet extrait de « Propos sur la poésie » plut particulièrement au direktor Papiak, car c’était seulement à ce prix et à ce niveau d’exigence qu’il entendait dispenser l’art de la danse à ses ours. Ancien danseur lui-même, membre du corps de ballet de la troupe du Bolchoï, il pensait avoir définitivement tourné le dos à la grande famille du cirque, et au cirque Papiak©, fondé par son père Aram, quand un tragique accident de rideau automatique survint, lors d’un démontage de décors, alors qu’il traînait dans les coulisses et qui le laissa pour mort, lui brisant le dos, ainsi que toute chance de réintégrer la troupe. Ecarté, privé des feux de la rampe, Papiak perdit peu à peu le contact avec un monde qu’il avait tellement désiré. Son caractère s’aigrit. Refoulé parmi les infirmes et les monstres, il n’avait plus qu’à retourner à sa première famille (chez son père, l’inflexible Aram Papiak, où il avait grandi), et à cette vie qu’il avait crue définitivement derrière lui. Il avait trouvé dans le cirque un univers conforme à son état d’esprit tourmenté. La société aristocratique de la musique et de la danse l’ayant misérablement rejeté, il recherchait dans le monde populaire des arts du cirque une famille plus unie, plus solidaire, parmi les clowns, les contorsionnistes, les briseurs de fer. Enfin, il découvrit les fauves, et plus tard les ours, dont la nature s’accordait tellement à la sienne, grâce au dompteur Jeronimus, qui lui enseigna l’art du dressage. Mais Papiak, rattrapé par le génie de la danse, était résolu d’aller plus loin que le dressage classique, en dispensant à un ours, Primoz I, l’art du clown et de la danse. Puis se succédèrent d’autres ours avec lesquels il put parfaire le langage chorégraphique, jusqu’à l’ours slovène, Primoz IV, dont il fit le danseur étoile que l’on connait. N’avez-vous jamais vu ce plantigrade danser le paso doble ?
- Vous saviez Panna Jasmine, que c’est au cirque d’Hiver que je vous ai vu danser pour la première fois,
- « Modus operandi », cette chorégraphie a déjà trois ans Medved, j’ai fait mieux depuis ce temps.
- J’en suis persuadé. Mais dans ce lieu magique, vous étiez magique !
- Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir à la Fenice, pour « Boomerang », je vous avais fait parvenir deux fauteuils d’orchestre ?
- Je ne veux vous voir danser que dans un cirque (…)
A SUIVRE …