Gérard MANSET LUMIERES 1985 |
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Pierres Soulages Peinture 16 avril 1975
Pour obtenir la lumière la plus acérée, la plus violente, ne faut-il pas, d'abord, amonceler des quantités de ténèbres autour d'elle, afin de l’ensevelir puis, grâce à des fentes, à des meurtrières pratiquées dans la masse noire, la faire violemment rejaillir ? Faut-il impérativement en passer par-là, toujours ? L’album de Manset m’est resté en travers, c'est vrai, il m’est tombé des bras. D’abord, rien de positif dans les paroles. C’est un des disques les plus sombres qu’il m’ait été donné d’entendre, un des plus pessimistes aussi, un album prophétique, un disque que Jean-Jacques Rousseau n’aurait sûrement pas dédaigné, s’il avait eu sous la main mon Schneider-valise monophonique MS 8717 qui ne me quitte plus. Il prêchait avec sa voix funambule dans un désert qui nous comprenait tous, sans exception. L’atmosphère qui s'en dégageait, plus bucolique qu'urbaine, me ramenait vers le François d’Assises et les onze fioretti filmé par Rossellini. Des prédictions, comme autant d'oracles avec des accents rimbaldiens. Oui, le rossignol chantait encore dans le carnage - "Où sont passées les lumières qui nous guidaient - Nous avons perdu la lumière, l'étoile - Le monde a tourné sans nous, sans nous attendre - Les ténèbres sont partout, couvertes de cendres - Découpons le monde à coup de rasoir pour voir au cœur du fruit le noyau noir - La vie n'est pas la vie, la vie n'est pas ce qu'on nous fait croire - Levons le drap du désespoir" - Et que dire du bestiaire ? Une véritable apocalypse des animaux. Des chiens, beaucoup de chiens, un lion, des mollusques, des vipères, des fourmis, des villes peuplées d'animaux qui marchent sans bruit. Celui qui chantait autrefois "Animal on est mal !" préparait soigneusement son arche et quand on écoute, aujourd'hui, ce disque inclassable, on se dit que Manset avait déjà tout (entre)vu. D'une certaine manière, le beau pays de France s'était enfin trouvé son Song Writter et, tout comme Cohen et Dylan, il aurait partout ses disciples, les enjoignant, à travers ses chansons, à regarder sans voir le calendrier qui tombe en poussière, à être pauvres un jour, à finir pêcheur, dans l'espoir de se détacher de tout.
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J'écoutais pourtant, au fil des jours, cette musique somptueuse; je l'écoutais presque religieusement. Le piano, en maître, décochait des arpèges colorés en étoile, soutenant l'édifice de cette musique architecturale, comme une clef de voûte soutenant les claveaux. Un ensemble d'instruments à cordes tempérait le zèle d'une guitare tantôt fiévreuse, tantôt lumineuse et apaisée, qui dialoguait avec l'orchestre attentif, tout en variant son propre langage. Des voix, écho spectral d'une maîtrise d'enfants, chantaient à l'unisson, pour offrir aux arches musicales qui parcouraient certaines chansons, le calme inquiétant du point d'orgue. Les voix d'enfants étaient toujours inquiétantes, surtout dans la musique lyrique et religieuse, sauf peut-être, quand Mireille Mathieu faisait chanter les petits chanteurs à la croix de bois dans " Mille colombes". J'écoutais Lumières, même quand Papa était à la maison. J'avais ma propre technique pour éviter qu'il me dise comme à Richee, quand il poussait le volume trop fort sur Motorhead : "- Dis donc Richard, tu vas le baisser ton zinzin, oui ou merde !" Contrairement à mon frère aîné, je mettais le volume au plus bas, comme si le son devait sortir uniquement du saphir, et je m’approchais au plus près du couvercle de mon Schneider valise MS 8717. Un jour que j’étais en prière, c’est-à-dire à genoux devant l’électrophone, l’oreille collé au baffle, je ne m’étais pas aperçu que mon père était derrière moi. Il avait l’air de regarder mes dessins que j’avais fait sur la table qui me servait de bureau. Je lui demandais si c’était encore trop fort pour ses vieilles oreilles (je me souviens très bien que la chanson qui tournait c’était : Finir pêcheur), quand remuant un peu la pile de mes dessins et dégageant une légère moue d’approbation, il me demanda tout simplement – Qui c’est qui chante ça, Nono ? c’est pas le même qui chante « il voyage tout seul » ? - Heu, tu veux dire plutôt : qui voyage en solitaire ? Oui c’est le même Papa, c’est Gérard Manset; Tu l'aimes bien Manset, hein, tu veux que je le mette plus fort ? Papa répondit qu’il préférait comme ça, parce que ça ne l’empêchait pas de réfléchir, et que : « - sinon, tes dessins sont rudement bien torchés pour ton âge », c’était ses mots à lui. Au collège j'avais bien essayé d'en parler au grand Mick, de Gérard Manset, mais le grand Mick n'avait, à l'époque, que d'oreilles pour Renaud. Il m'avait dit que pour lui, Renaud faisait le boulot de Verlaine avec des mots de bistrot. Il n'avait pas tort pour le bistrot; Question picole, la Closerie des Lilas valait bien le Procope.
« La vie est une tragédie quand elle est vue en gros plan, mais c’est une comédie en plan d’ensemble.» Voilà ce qu'il dit Chaplin dans la biographie de Bertrand Solet. Et je pense à ma propre famille, surtout à mes parents qui excellent pour donner le la - Je pense à Papa et sa soulographie, à Man et ses accès de crise de nerfs, et à Tonton enfin, et son goût crazyhorsique à se travestir en femme. Faut-il s'en affliger ou en rire ? Je préférais songer à ce pauvre Huck et à son fumier de géniteur, qui l'avait claquemuré dans un taudis au milieu du bayou, et je me disais qu'au moins, j'avais de la chance; j'avais un toit au dessus de ma tête et de quoi me remplir le cornet au moins trois fois par jour. Evidemment, je m'étais ramassé une volée de bois vert par Man, elle m'avait interdit de sortir après les cours; j'avais promis à Richee, en guise de réparation, d'assurer ses deux prochains tours de pleins des courses. Incrédule, il m'avait fait une nouvelle proposition : - trois tours à ma place ou j'te frite. J'avais répondu - aucun et je te paye le boulingue la prochaine fois. Il s'était marré : - Bon, mon p'tit gars, trois tours de courses avec le prix du boulingue en plus, et j'te tue pas. J'avais dû céder, m'en sortant à bon compte. Papa avait bien dit que je ramasserais et il ne s'était pas trompé.
INTERLUDE
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Enfin la nuit. Après le souper, je veux encore me plonger dans le roman de Mark Twain. Papa est venu me revoir dans la soirée pour me consoler, à sa manière, des représailles endurées et pour me demander un petit service : lui ramener de la bibliothèque (la prochaine fois que j'aurais un TPG à faire avec les copains), un ouvrage dont il aurait grandement besoin, bientôt; un ouvrage récent qui coûte un bras. Il veut faire l'économie de 190 francs. Je l'ai prévenu qu'une bibliothèque n'était pas une librairie et qu'on ne trouvait pas tout, encore moins les livres les plus récents. Je lui avais fait caresser l'espoir que si jamais ils ne l'avaient pas, je pourrais toujours le consigner sur le registre des suggestions d'achats. Il m'avait donné un bout de papier plié en deux, où il avait écrit de sa belle écriture, "L'avocat chez vous" , aux éditions de Vecchi.
Je suis au lit, tout habillé, couché sur le dos et je regarde les dessins au plafond que forme la lumière des réverbères quand elle trouve une issue magique à travers les contrevents en pastique. Elle imprime, partout sur les murs, des formes géométriques mystérieuses, comme autant de langages de la nuit qu'il me faut décrypter. Je suis encore en retard pour le prêt des livres et du disque de Manset à la bibliothèque. Cinq jours dans la vue ! Je n'ai pas vu le temps passer. Demain, samedi, je falsifierai la date de retour affichée sur la cartonnette bleue. Et je mettrai un point d'honneur à saloper le métier davantage que je ne l'ai fait la dernière fois; je veux dire que je ferai en sorte de me faire démasquer au premier coup d'œil par la belle Corinne Forest, la suppléante du Walhalla, qui, je l'espère, me détestera encore plus. J'ai pour la perfection une haine viscérale. Je ne vois pas pourquoi j'aurais intérêt à réussir mon coup. Si je faisais, dès demain, un faux parfait, ce genre de faux où on y voit que du feu, elle ne s'en rendrait pas compte, elle classerait les documents comme étant revenus, un point c'est tout. Je n'aurais aucune chance d'avoir des mots avec elle, alors que, si je fais un faux hideux qui frôle la supercherie, la qualification de cette odieuse contrefaçon subira une surenchère - de "grossier", je passerai à "gougnafier", et au moins, j'aurai l'aplomb de regarder Corine Forest dans ses grands yeux pervenches et je lui dirai : "Oui, c'est vrai, c'est moi !", et quand elle me demandera des explications mes justifications seront interminables. Comme j'ai hâte.
J'ai lu un passage de "Huckelberry Finn" qui m'a bouleversé ce soir, après le bain et je voulais le partager avec quelqu'un avant d'aller dormir, avant de me réveiller demain matin pour repartir joyeusement vers le Walhalla.
Je tremblais, parce que je devais trancher, à jamais, entre deux choses, et je le savais bien. J’ai étudié ça une minute, en retenant plus ou moins ma respiration, et puis je me dis :
"C’est bon, alors j’irai en enfer" […]
C’étaient des pensées terribles, et des paroles terribles, mais je les ai prononcées. Et je les ai laissées comme ça ; et j’ai jamais plus pensé à me réformer. J’ai repoussé tout ça de mon esprit ; et je me suis dit que j’allais reprendre le chemin du mal, ce qui était bien dans mon caractère, pasque c’était comme ça qu’on m’avait élevé, et que l’autre chemin était pas pour moi. Et pour commencer j’allais me mettre au travail et j’allais voler Jim de nouveau, pour le sortir de l’esclavage ; et si je trouvais quelque chose d’encore pire, je ferais ça aussi ; puisque, comme j’étais dedans, et que j’y étais jusqu’au cou, autant que j’aille jusqu’au bout.