Ma vie dans les tuyaux de survie
4 En cette étape nous levons nos regards vers les ciels du monde. Bolaño, le créateur de l’infraréalisme ne vient pas de nulle part et il se reconnait une dette envers les surréalistes. Dans le recueil, la poésie précédente évoque d’ailleurs la fuite de Breton et d’autres artistes pour tenter d’échapper au régime de Vichy. Mais tous n’y sont pas arrivés et certains sont morts. Un poète mineur aurait disparu en « un rapt perpétré par des extraterrestres ». Le ciel est brouillé. La réalité portée vers le « sur » devient portée à « l’infra » chez Bolaño. Les ciels du monde surplombent sombrement les « joueurs aveugles au bord de l’abîme ».
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Madrid- juin 2018 - collection particulière
Ma vie dans les tuyaux de survie
Comme j’étais un pygmée, jaune et aux traits agréables
Et comme j’étais intelligent et pas disposé à être torturé
Dans un camp de travail ou dans une cellule capitonnée
On m’a mis dans cette soucoupe volante
Et on m’a dit vole et trouve ta destination, mais quelle
Destination pouvais-je trouver ? Ce maudit vaisseau semblait
Etre le Hollandais Volant sur les ciels du monde, comme s’il
Avait voulu fuir mon handicap, mon singulier
Squelette : un crachat au visage de la Religion,
Un coup de hache de soie dans le dos du Bonheur,
Soutien de la Morale et de l’Ethique, la fuite en
Avant de mes frères bourreaux et de mes frères inconnus.
Tous finalement humains et curieux, tous orphelins et
Joueurs aveugles au bord de l’abîme. Mais tout cela
Dans la soucoupe volante ne pouvait que m’être indifférent.
Ou lointain. Ou secondaire. La plus grande vertu de mon espèce traîtresse
Est le courage, peut-être la seule vraie vertu, palpable jusqu’aux larmes
Et aux adieux. Et du courage c’était ce que j’exigeais enfermé
Dans la soucoupe, étonnant les laboureurs et les ivrognes
Couchés dans les canaux d’irrigation. Du courage, voilà ce que
j’invoquais tandis que le maudit vaisseau
Scintillait à travers ghettos et parcs qui pour un promeneur
Seraient immenses, mais pour moi n’étaient que tatouages dénués de sens,
Paroles magnétiques et indéchiffrables, à peine un geste
Insinué sous le manteau de loutre de la planète.
Serait-ce que je m’étais changé en Stefan Zweig et que je voyais
Venir mon suicidé ? A ce propos, la froideur du vaisseau
Etait incontestable, pourtant parfois je rêvais
D’un pays chaud et d’un amour fidèle et désespéré.
Les larmes que je versais ensuite restaient à la surface
De la soucoupe des jours durant, témoignage non de ma douleur
Mais d’une sorte de poésie exaltée qui de plus en plus souvent
Me serrait le cœur, les tempes et les hanches. Une terrasse,
Un pays chaud et un amour aux grands yeux fidèles
Avançant lentement à travers mon rêve, tandis que le vaisseau
Laissait des sillages de feu dans l’ignorance de mes frères
Et dans leur innocence. Et la soucoupe et moi étions une boule de feu
Dans les rétines des pauvres paysans, une image périssable
Qui n’en dirait jamais assez sur mon désir
Ni sur le mystère qui était le commencement et la fin
De cet incompréhensible engin. Ainsi jusqu’à la
Conclusion de nos jours, soumis au caprice des vents,
Rêvant parfois que la soucoupe s’écrasait contre une cordillère
D’Amérique et que mon cadavre presque sans tache surgissait
Pour s’offrir aux yeux des vieux montagnards et d’historiens :
Un œuf dans un nid de fers tordus. Rêvant
Que la soucoupe et moi avions terminé la danse péripatéticienne,
Notre pauvre critique de la Réalité, dans une collision indolore
Et anonyme de l’un des déserts de la planète. Mort
Qui ne m’apportait pas le repos, car même corrompue ma chair
Rêvait encore.
Cela se termine comme du Maurice Rollinat, parole de pygmée.