dimanche 26 février 2023

BAXTER JUNIOR N° 4



 


On m'avait dit : c'est les vacances d'hiver, voyez-vous, les vacances scolaires ! Et vous ne faites rien, même pas histoire de marquer le coup ? J'avais dit non. Pourquoi faire, quand il fait grand soleil dehors et que le Celsius envoie du 19 °à l'ombre ? Certes, il y a bien quelque familles à deux moutards nées avec des après-ski qui auront fait le voyage jusqu'à Val d'Iz ou Serre Che pour descendre en snowboard des pistes noires sans encombre, ou faire du hors piste avant que Maxence, le fils de famille, ne déclenche une avalanche de plaque, mais ceux-là sont peu nombreux. Puis je me suis rappelé le tournoi des six nations qui a lieu en cette période de vacances scolaires qui pourrait intéresser davantage de lecteurs que  les biloutes de la gentry. Après tout, un bon cadrage débordement vaut bien un arrêt imprévu de Shumi au stand gaufres, au même titre qu'une chistera "Russell" vaut tous les pleins schuss "quelle était blanche ma vallée" de Gaspar Ulliel.
Voilà ce que j'ai répondu à ce petit collège de lecteurs qui finalement ne faisaient que réclamer, de bon droit, leur nouveau Baxter Junior !
Il est temps de retrouver un inédit de notre collection phare, où il sera question, cette fois, d'un prodigieux glissement de terrain vers une nette Transformation. 
N B




 



PRALINE 
ou la transformation



Aux  regrettés Colette, Bobby, Sophie et Willy
    





- Bouboule ! Papa a dit qu’il fallait qu’on partage…
- Eh bien ?
- En deux, fifty-fifty. C’est ce qu’il a dit.
- Oui, attend ! Je commence à manger ma part, pis je te donne la tienne, quand j’aurai fini.
Bouboule s’envoyait religieusement le paquet de cacahuètes rissolées au sucre, les fameuses pralines que Papa nous avait payées à la buvette de l’entrée du stade, lesquelles, entre les mains du glouton, n’en menaient pas large. Je tirai d’un coup sec sur le pan de la veste de Papa pour protester.
- Allez  Boub! donne sa part à Nono. C’est pour vous deux !
- Oui, une minute. Mais tu sais P’pa, je les compte. Je prends juste ma part, c’est tout.
- Mais comment tu peux connaître la part qui te revient et celle qui revient à ton frère ? Il aurait fallu d’abord que tu saches combien il y avait de pralines dans le paquet avant que tu ne l’entames ! 
- Il aurait surtout fallu que tu les bouffes toutes avant, pour savoir ensuite combien y en avait, espèce de voleur ! Empêche-le P’pa.
Papa arracha le paquet des mains du Boub et me le tendit, non sans cette exaspération qui le prenait toujours quand nous nous disputions. Sans blague, le gros s’était déjà envoyé les deux tiers du paquet en un temps record ! Papa nous sépara au moment où j’empoignais furieusement mon faux frère par le colbac.
- Bon, ça suffit ! Je vous l’avais acheté pour toute la durée du match. Je te conseille d’être économe, Nono. T’es le plus grand. Ne me déçois pas ! Quant à toi mon petit Boub, tu sais que Papa a horreur de l’iniquité ?
- Ouais, Papa…
- Le sais-tu, Boub ?
- Je le sais que trop, répondit Bouboule, en se léchant les doigts.
- Et pourtant, tu tapes dans votre patrimoine au point d’oublier ton propre frère. T’as bien fait de faire ça. La prochaine fois, je donnerais tout à Nono ! 
Notre petit père a toujours eu un sens très expérimental de la justice. Le bon sens et le bon cœur (qui ne vont pas toujours de pair), auraient commandé qu’il nous paye un paquet de pralines à chacun, ce qui aurait eu pour effet d’empêcher un conflit entre nous. Mais Papa avait plus le profil d’un roi Salomon que celui d’un christ de convenance. Tout en plongeant mes doigts dans le paquet, je regardais à la ronde la foule qui se renforçait aux abords du stade. Le terrain était déjà occupé par les équipes qui commençaient leur échauffement. Tout en mastiquant, en conscience, mes petites pralines chéries, j’interrogeai Papa :
- « Contre qui on joue mon petit Papa ?
- Contre Cognac ! Les premiers de la poule. Ça va être dur, parce qu’aujourd’hui, ils ont l’Uruguayen. 
- Et il est fort ? demanda Bouboule, qui lorgnait sur mon paquet.
- Pas qu’un peu ! répondit  Papa. C’est le meilleur ouvreur du championnat ; il a la plus belle patte gauche de la poule. » 
- Ah ! dit Bouboule, songeur. Autrement dit, on va se prendre une taule… 
Une pluie fine s’était invitée à la partie et je demandai à Papa pourquoi il n’avait pas pris des places à l’abri, en tribune. Notre petit père répondit par un raisonnement qui nous sécha sur place : 
« Mais tu vois bien qu’il n’y a plus une seule place, Nono. Et puis, on vit mieux le match depuis la main courante, crois-moi ! Quand tu te retrouves appuyé contre la rambarde, tu peux ressentir toutes les vibrations produites par les autres supporters, appuyés eux aussi, comme toi. On est plus proches des joueurs, plus proches du ballon aussi, forcément. Quand  tous les gars se mettent à courir ensemble, t’as les pieds sur la pelouse, toi aussi, exactement comme eux, et tu peux ressentir, là encore, les vibrations. En fait, tu joues avec eux dans une seule et même communion. Là-haut, dans la tribune, assis sur ton cul, tu assistes au match; en bas, à la main courante, t’es dans le match ! Et puis, je ne pouvais pas prévoir qu’il allait pleuvoir, sinon, Nono, je te jure sur la tête de vous deux, que je n’aurais pas hésité à prendre trois places en tribune ! »
Le coup d’envoi fut donné par un arbitre plus gros que Papa.
Là encore, il s’était défilé. Ses explications, bien que captivantes, ne tenaient pas debout, surtout quand on connaissait ses capacités à vous empapaouter. Il était tout simplement radin. J’avais remarqué les tarifs affichés sur le minuscule guichet du stade. Une place à la main courante coûtait 5 francs, alors qu’en tribune, elle valait le triple. 45 francs pour un match de fédérale 2, c’était beaucoup trop pour Papa. Il lui fallait penser au budget qu’il devait consacrer à la buvette pour la mi-temps et la fin du match, quand il pourrait compter revoir des connaissances à lui, des types qui s’y connaissaient en rugby. Le stade Tonnellé affichait complet. Les clameurs des supporters montaient dans un ciel chargé d’ardoises. Elles survolaient le boulevard bordé de tilleuls et l’hôpital Bretonneau, où j’étais venu au monde, puis s’en allaient mourir tout près, dans le jardin botanique. J’aimais croire que ces  clameurs de joie et d’impatience toutes enfantines parviendraient aux oreilles absentes de Bobby, le phoque du Weddell (la mascotte de la ville), ainsi qu’à celles bien rondes, des deux ours : Sophie et Willy, les pauvres, qui tournaient en rond dans leur fosse bien trop petite. Au moins, un dimanche sur deux, pouvaient-ils s’assurer que la vie se répandait bien au-delà des grilles du jardin zoologique.
                                                                         

                   
                                                                                                                                                   
A peine le match avait-il débuté, que l’Uruguayen s’était fait remarquer par un drop réalisé avant la ligne des 22 mètres, bien servi auparavant par son précieux demi de mêlée, Tomaso. 
Le  speaker avait dû s’y reprendre à trois fois pour annoncer l’ouverture du score. Papa nous regarda Bouboule et moi avec cet air approbateur qui semblait nous dire : « Alors les mômes, qu’est-ce qu’il vous avait dit Papa, hein ! » Manifestement, il était content, le cul en arrière, les coudes bien calés à la rambarde, il en avait  pour son argent. Il réajusta sa casquette alourdie par la pluie qui redoublait et tira sur un mégot détrempé. Au bout de vingt minutes, on comptait déjà 17 points à mettre à l’actif des Charentais et pas la queue d’un pour les Tourangeaux ; et tous ces points marqués grâce à la patte magique de l’Uruguayen. Le Boub et moi commencions à regretter de ne pas pouvoir assister à cette raclée annoncée depuis la tribune. Il pleuvait à présent autant d’eau que de pénalités pour Cognac. Les supporters s’impatientaient, la foule grondait comme un seul homme. Quelques Charentais qui avaient fait le déplacement, bien avinés et goguenards, reprenaient en cœur un chant bien de chez eux :
Si tu ne baises pas, tu n’es pas charentaise, si tu ne baises pas, Charente ou Charente pas ! 



- Allez ! les p’tits gars, jouez sur l’Uruguayen, nom de dieu ! Balancez le ballon sur Chica ! gueula notre petit père en agitant ses fesses, pour se rencogner à la rambarde.
Peut-être que cette fois, Papa avait vu juste. Chica, déjà bien entamé par une activité extra-terrestre, avait maintenant tendance à se débarrasser un peu trop vite du ballon, balançant tantôt à droite, tantôt à gauche, dans l’espoir, déjà, de souffler un peu, et ensuite de trouver une bonne touche grâce à des coups de pieds chirurgicaux. C’était en effet un joueur élégant, svelte, racé, comme le sont souvent les joueurs sud-américains à ce poste. 
L’arbitre siffla un en-avant commis par le flanker des « guêpes », encore plus gros que lui. La mêlée cognaçaise fut salement chahutée par un pack tourangeau frondeur et revanchard, si bien que le petit Tomaso eut de la peine à extraire le ballon. Mais, au moment où la mêlée tournait, ce dernier put enfin s’en emparer, puis, nous gratifiant d’une belle détente de jaguar,  le transmit à Chica, lequel, voyant les trois quarts monter sur lui, prit ses responsabilités. 
Il monta une chandelle au-dessus de la défense adverse, comme on s’envoie à soi-même une carte postale d'un pays lointain. Il avait d’abord armé sa redoutable patte gauche, quand il envoya le ballon dans le firmament. Jamais (et je donnerais toutes mes pralines au Boub si je mentais), je n’avais vu un objet propulsé si haut dans le ciel à l’aide d’un seul coup de pied. La tribune jubila. On pouvait entendre des « ah ! » et des « oh ! ». Cependant, l’Uruguayen, sous la pression, avait légèrement dévissé sa frappe, juste assez pour voir la trajectoire du ballon contrariée, lequel dévia de son axe en prenant un biais inattendu, vers la gauche du terrain, à l’endroit exact où nous nous trouvions. Bouboule qui avait compris que Chica s’était raté, entreprit de pousser Papa, de le décoller de sa balustrade à 5 francs. Mais il n’y avait rien à faire.
Nous l’avons tous vu s’immobiliser dans les airs. C’était magique autant qu’irréel. Ses pointes tournaient sur elles-mêmes, s’inversaient tour à tour dans un ballet gravitationnel ; quelle majesté ! Soudain, sans transition, il redescendit. Mais pas comme un simple ballon de rugby, non, comme une bombe, une bombe qui fendait l’air. « Attention  les gosses ! » gueula quelqu’un dans la tribune. On entendit  même des « Barrez-vous, nom de dieu! » Sans s’énerver, Papa brandit sa béquille à bout de bras, et fixa le météore envoyé par Asencio. Il jugea sa trajectoire, tira un coup sec sur son clop mouillé, visa. Et son viseur était le tampon de caoutchouc fixé au bout de sa canne, qui jouait en cet instant fatidique le rôle d’une ancre de miséricorde. Tenant la béquille toujours ferme, comme un bouclier au bout de son bras, elle avait le maintien du canon. Les yeux levés sur l’objectif n’en pouvaient plus d’une pluie qui plantait ses dards ; de guerre lasse, ils se fermèrent. Soudain, une éclipse d’étoile – un trou noir qui avalerait le tohu-bohu humain. Le ballon était venu rebondir exactement sur le tampon de la canne, avant d’aller mourir sur le terrain : Le canon rotant son boulet.
Un tonnerre de tous les diables s’abattit sur le stade Tonnellé. La tribune exulta avec des hourras et des bravos. Plus beau qu’un drop exécuté au-delà des 22, plus fort qu’une transformation en coin, Papa, interdit, étouffé par les petits frères qui l’embarquaient dans un môle protecteur, ne savait plus où se mettre. Toute l’attention de la foule se focalisa sur lui…
Et Chica Ventura sortit des rangs. Il leva la main gauche en direction de Papa, pour s’excuser, puis referma la main à l’exception du pouce, qu’il leva bien haut pour saluer la bravoure du petit père, ainsi que ce fabuleux coup de maître. Enfin, il frappa de ses deux mains pour encourager son équipe, qui n’en avait pas besoin, à tenir le score, score qui restera anecdotique, puisque les « guêpes » seront radicalement vaporisées : 42 à 3.
Les annales du stade Tonnellé retiendront que ce jour-là la prestation de l’Uruguayen, pourtant de premier ordre, aura littéralement été éclipsée par le geste inouï d’un petit gros avec une canne anglaise. Claude, le boiteux, dit « Béquille » pour les copains, avait volé la vedette au grand Asencio Chica Ventura, dit « el elegante », pour la frime.



Le match reprit peu après l’incident. Papa, toujours sous le choc, voulut s’offrir un petit remontant à la buvette. C’est vrai qu’on le trouvait blanc. En se retournant, il laissa ses bras aller le long de son corps et ses mains se retrouvèrent libres, ce que nous accueillîmes, mon frère et moi, comme une invite à lui donner les nôtres et, ni une ni deux, nous nous dirigeâmes vers la buvette en tenant les grosses mains de Papa, qui claudiquait tant bien que mal. Il venait d’oublier sa canne contre la main-courante. Mais ces émotions lui avaient donné des ailes. A croire qu’il n’en avait plus besoin. Il fallait voir à quel point la cadence de sa marche s’emballait ! Il était comme porté par la grâce ; sa vie était maintenant entre les mains d’un christ, et lui, Papa, était dans les petits papiers du Sauveur. Il allait bienheureux, comme le paralytique après la visite au sanctuaire.
Confortablement installé à la buvette, le cul bien en arrière, les coudes soudés au comptoir du barnum, Papa ne s’appartenait plus. Il s’était complètement désintéressé du match. Sans prononcer un mot, il éclusait les demi-pressions, ses yeux encore rempli du sourire de l’Uruguayen, du départ du ballon pour la lune, des joueurs qui l’avaient applaudi eux aussi, de la tribune reconnaissante, du regard langoureux de Bobby le phoque, qui avait certainement, lui aussi, perçu l’ampleur de cette éruption de joie. Peut-être qu'il espérait que Man serait fière de sa bravoure, que cette grande bravoure récurerait, en partie, toutes les casseroles qu'il déjà avait au cul, vis-à-vis d'elle. 
-  Et ce match, y vous plait ? Je suis fiers de mes chéris. Ils ont été très courageux ; c’est vrai ! Je ne connais personne de plus courageux que vous deux. (Une pause). Vous sentez cette odeur alléchante de saucisse ? Vous voulez que papa vous paye un sandouich ? Tu veux une merguez Nono, non ? Et toi Bouboule, tu veux du ketchoup avec ton sandouich ? D’habitude, t’aime ça le ketchoup ! »
Il frotta les cheveux du Boub, qui n’aimait pas qu’on le décoiffe. Mon frangin se défendit. « C’est bon P’pa ! » dit-il en esquivant son geste d’un revers de main. 
Papa, attendri, repartit à la charge. « Tiens, dites un peu à Papa ce que vous voulez pour Noël, allez-y, annoncez la couleur ! » 
Noël tombait dans seulement un mois. Nous lui demandâmes s’il voulait bien nous payer un autre paquet de pralines, mais un pour chacun cette fois.
- Vous ne préférez pas un sandouich avec une bonne saucisse et de la moutarde ?,  s’étonna Papa.
- Non, non, dit le Boub ; on préfère les pralines. Allez Papa,  pour fêter ta transformation !

 






Joue-moi !




Crédits : Benjamin Britten