jeudi 18 novembre 2021

Le briquet du docteur Jivago 3

A Snow Rozett, qui a participé à ce numéro


Le sergent P Bonneau, élève infirmier à l'hôpital Sainte-Anne, affecté au 4ème RIMA, m’avait dit : « Il faut absolument que tu vois celui-là, « Do the right thing ! » A la terrasse du Jean Bart, on prenait la troisième mauresque, accompagnée de zeitouns, ces petites olives noires aussi plissées que la peau des couilles. Il était fin le sergent Bonneau. On s’était parlé un soir alors que je trainais au Royal dans la minuscule cafétéria où il dégustait une part de tarte salée préparée par Simone, une bénévole de l’association, avant d’aller rejoindre son fauteuil. Il pouvait, certains jours, s’envoyer trois films dans la soirée. Il me fixait depuis un bon moment déjà, et croyant avoir affaire à un de ces fifis qui venaient très souvent draguer dans ce quartier en vue, j’allais crânement vers lui pour lui demander une explication. Il finit sa bouchée, et après s’être essuyé la bouche, il jura qu’il m’avait déjà vu quelque part: « tu n’étais pas sur l’Orage, toi ? » J’avais dû admettre l’évidence et en fouillant dans ma petite tête, j'avais fini par reconnaître le plus humain de toute la compagnie du régiment d’infanterie de marine, basé à Toulon. A part ses lunettes à large monture en plastique noire et sa veste trois quart lambskeen et ses boots black suede Chelsea, qui lui faisaient faire un bond de plusieurs millénaires dans l’échelle des temps géologiques, rien n’indiquait qu’il n’était pas le sergent P Bonneau, le plus humain des inhumains, parce que jamais au carré des officiers mariniers, où nous trimions comme des madures, il ne nous avait manqué de respect, bien au contraire. Quand nous étions dans un jus crasseux, il était le premier à débarrasser son assiette. Malgré le tee shirt jaune pisseux qui bavait sur un flottant noir, c’était toutefois un gars qui émergeait sur le pont inférieur des "ogres mariniers", et avec lequel, sans aucun doute, on pouvait avoir de bonnes conversations sur la littérature et sur le cinéma. Il s’apprêtait à retourner en salle pour y voir « Les sentiers de la gloire», quand il me proposa de le suivre. Invoquant comme excuse un rendez-vous, je me sauvais. Et je faisais maigre cette nuit-là, repartant à pied, la mort dans l’âme,vers l’arsenal jusqu’au centre Malbousquet pour la compagnie des disponibles, où j’avais une caille bordée réglementaire. Combien de films ai-je laissé filer pour l’unique raison que la plupart du temps, à Toulon, j’étais en cale sèche ?


      jouez-moi !







Dès le lendemain, après avoir tapé une connaissance qui servait au mess, je regagnais le quartier de la Poste, pressé de trouver le bouquin d’occasion qui pourrait me faire avancer, me faire faire ce genre de saut qui provoquerait, non pas, une ascension dans la hiérarchie militaire, mais qui me ferait gagner au plus vite les latitudes pélagiques de la Grande Vie. Alors que je fouillais dans les caisses des bouquinistes, et que j’en retirais Le précis de décomposition, d’Émile Cioran, mon regard se porta sur les affiches du Royal qui faisait peau neuve ce jour-là, car nous étions mercredi. Je balayais des yeux la parade des nouveaux films à l’affiche, quand l’une d’elle attira mon attention. Je délaissais mes casiers, traversais la rue - jamais je n’avais vu une affiche semblable ! - et je crus d’abord avoir affaire à un film documentaire sur un drôle de sport.


                                                               


 Ainsi, deux hommes, photographiés en plan serré, luttaient au milieu de l’écume provoquée par la bataille pour contrôler un ballon jaune dans le bassin d’une piscine. Ils portaient tous les deux un bonnet de bain de couleur différente  - deux adversaires - un match de Waterpolo, pardon, de pallanuoto - « Palombella Rossa », était son titre, un titre en langue italienne et le type qui avait filmé ça était lui aussi italien, il s'appelait Nanni Moretti. Qu’est-ce que c’était que ce film, et qu'est-ce que voulait dire ce titre, y avait-il un italien dans la salle ?

Résumé : Lieu : une piscine des années cinquante dans une ville de Sicile. Action : un match de water-polo, sport préféré du réalisateur. Temps : la durée d’un match. A partir de ces trois classiques unités, Moretti règle quelques comptes avec son pays et son époque.

J'entrais au Royal. Cherchant partout dans mes poches les cinquante balles providentiels, je tombais sur le bouquin de Cioran que j'avais emporté dans la hâte, sans le régler. Un voleur ! Et de surcroit  dans le quartier que je fréquentais tous les jours. On dit que les meilleurs larcins se commettent inconsciemment car il n'existe nulle trace de sillage de la préméditation. Voleur né ! J'étais mûr pour m'attaquer, le précis de décomposition en poche, à cette tragicomédie italienne.
 
La grande salle, quasi désertée, ornée de piliers et de fresques murales, fut bientôt plongée dans un noir abyssal. je tente de vous rapporter ici ma bande sonore personnelle

"Ma de che parla, sto parlando di uno sport, ma quale ? Dolce, Torte a la crema, Flor di Gelati, Fonte delizia, . Hé ! Imre, vecchio leon ! Marca Budavari, marca Budavari, marca Budavari, marca budavari ! Michele, dai truffati ! ti porta a l'aqua alta ! "Michele ma che ti inventi diribili, ma cosa sono queste cose?

Je nageais en eau trouble. J'avais déjà bu la tasse bien avant que ne débute le match.  La VO sous titrée n'arrangeait rien quant à la compréhension de ce film qui brisait tous les codes connus de la narration. Moretti était à l'eau et le plan suivant il n'y était plus, sinon en compagnie de militants communistes qui lui offraient de gros gâteaux à la crème ou d'une journaliste qui ne lui sortait que des questions stéréotypées et inaudibles. Les leviers qui commandaient au montage de ce film incroyable étaient faits d'un alliage inconnu. la langue italienne est  musicale, très musicale et dans le cas du film de Moretti, elle sortait agitato de la bouche des comédiens, pour ne pas dire fortississimo !
 
"Trent negativo, quale espressione! Ma come che parla, come che parla le parole sono importanti! Chi parla male pensa male e vive male. Palomba, palomba, palomba, siempre palomba! Calma ! Calma! E sono quatro tipici del silenzio: silenzio letterale, allegorico, morale, divino  - non ha fischiato ! Non ha fischiato- Michele finita hai adessa di fare la partita! "
 
 
" - Ogni goal e un silenzio, Chaque but est un silence". Une trêve, plutôt qu'un silence, finit par s'installer, après qu'une hystérie collective se fût emparée de toute la piscine et d'une tribune qui de toutes façons s’enflammerait. Tout ce jeu contaminait d'une façon inexorable le son et l'image de ce film jubilatoire qui saturait jusqu'à l’épuisement. Au moment ou Michele Apicella / Moretti, armait son bras droit pour transformer le pénalty de la dernière chance, des voix provenant d'un film, diffusé depuis le poste de télé de l'Elrado (le bar de la piscine) l'arrêta et Apicella, comme magnétisé par ces voix, regagna le bord, donnant  le signal de ralliement à toute la foule (joueurs, arbitres comme supporters), juste le temps pour nous, rares récepteurs de cette partie délirante, de reprendre nos esprits.
 
 


 Bonus


L'autre  jour je cherchais à terminer le numéro de ce troisième Radio Baxter le plus dignement possible et je n'y arrivais pas. Non, je trouvais que j'avais fait preuve d'un peu trop de légèreté. J'entendais déjà des voix se lever, tempêter, à la lecture de cet article.  

" - Comment ça ! Un mois  que ça dure cette histoire de briquet !  On se fout de nous, et tout ça pour seulement quinze seconde de musique, si on peut appeler cette  mécanique poussive, de la musique. Non, ce n'est pas Radio Baxter, c'est Radio Gangster, oui ! Saligots, fumiers, etc."

Je me réconfortais en me disant que j'avais pour moi la persévérance dans le style, dans les pleins et les déliés, et je me rapprochais de la bibliothèque de Snow Rozett, déjà bien garnie, comme pour chercher asile ou comme pour me prémunir, auprès de tant de chefs d’œuvre, contre la vindicte populaire, quand je tombais sur deux antiquités, deux boîtes à musique, qui avaient dû suivre Snow dans son record national des déménagements.


Ces boîtes, j'avais dû les actionner à plusieurs reprises, mais Snow en possédait plus de cent, et comme elles étaient toutes semblables, je ne savais plus ce qu'elles renfermaient. Alors je les réveillais l'une après l'autre. De la première, malgré qu'elle fut très abîmée (le vilebrequin n'accrochait plus à la bobine gravée), je reconnus "L'hymne à l'amour", la chanson d’Édith Piaf, et quand j'actionnais la seconde, en bien meilleur état de fonctionnement…



...je revivais ces vingt petites secondes de pure apesanteur.

mercredi 10 novembre 2021

Radio Baxter : Le briquet du docteur Jivago 2

 


Le 1er février 1819, Ludwig Van Beethoven fait cette déclaration à la municipalité de Vienne : 

«  Je veux prouver que quiconque agit bien et noblement, peut par cela même supporter le malheur. »

 Youri Andréïvitch Jivago est l'un de ces hommes. Droit, profondément humain, donc profondément triste. Il a belle allure, sans être fier pour autant ; autrement dit, il est de la trempe des seigneurs. Il est poète et médecin. Il refuse toute compromission, même quand l’homme qu’il méprise le plus au monde lui propose de l'aider. Et quand il peut, par l’entremise de cet homme, Komarovsky, rejoindre Lara pour s’enfuir avec elle, il ne cède pas. Dit autrement, Youri ne se laisse faire que dans un lit. « Le docteur Jivago ou le droit au désintérêt », c’est la bonne formule de l’écrivain Charles Danzig. Youri passe son temps  entre un train blindé à l'arrêt, pour y être interrogé par Pavel, l’époux de Lara, devenu l'impitoyable général bolchévique Strelnikov et des trains à bestiaux qui transhument à travers une Russie blanche, puis rouge, sillonnant des paysages de forêts primaires, de steppes soulevées par le permafrost. Allant de doutes en désillusions, Jivago déclenche, à sa manière, le grand incendie du froid. A la fin du film, on constate qu’à force de fuir un destin collectif obligatoire, le docteur Jivago s’est sublimé (au sens chimique du terme) dans cette Russie nouvelle ; autrement dit, Jivago a fini par « s’incarcérer » dans la tristesse russe. Être libre dans un tel pays, ça peut faire peur.

 

 

C’est au tout dernier étage de la tour du Beffroi que le ciné-club du quartier projetait ce soir-là « Le docteur Jivago ». On projetait deux films par semaine, j’avais raté le premier, celui du mardi, « Le train sifflera trois fois », j'étais arrivé en retard pour le début de la séance et je n’avais trouvé qu’un strapontin au velours rouge, éventré,  dont ressortait la bourre. J'étais sûr qu'on nous proposait un cycle "train et cinéma", - passons… Par chance, sur l’un des fauteuils, à deux rangées devant moi, était assise Marielle Jugan et sa grande natte blonde tressée pour lui poncer la nuque.

 


Je me jetais, moi, futur hobo, dans un wagon nommé "No Way" et surnaturellement, je confondais tout ce que je voyais à l’écran avec tout ce qui se déroulait dans la salle. Marielle Jugan, la fille la plus jolie du quartier, c'était Lara. Un loup de lumière éclairait exagérément ses yeux bleus dans toutes les scènes où elle apparaissait, et moi j’étais le loup des steppes, un loup bien trop variable. Nous étions encore en été, la salle vibrait davantage sous l’empire d’une febra continua collective, qu’à cause des lourdes chaleurs accumulées ces dernières semaines. Je m’ennuyais et quittais souvent l’écran pour étudier la sphère ORL de Marielle Jugan, quand je ne sais comment c’est arrivé, voilà qu'Omar, le docteur Jivago en personne, se retrouva projeté dans un champ de jonquilles, abîmé dans la contemplation ; des millions de fleurs jaunes ! Ça se balançait tout autour du toubib, ça pollinisait dare-dare les premiers rangs. Tous jaunes !  Quand la saudade d’une suave balalaïka se leva comme le Loujak. Et soudain, je l'entendis : - Le briquet ! C’était la petite berceuse sortie du briquet de Papa, c’était la musique de Maurice Jarre, c’était le thème de Lara ! Jivago incarnait la tristesse russe comme Lara incarnait à son tour la musique de l’âme russe. 

 - Mais par quelle magie, le briquet était-il passé de la poche de Papa dans celle du docteur Jivago ? 

 

Papa a été marin, moi aussi. Il a franchi la ligne de l’hémisphère austral, quelque part dans l’océan indien à bord de "l'Elorn" et a été baptisé suivant les rites et canons de la sainte religion, avec la plus grande pompe du bord et l’onction salée habituelle en présence de la cour. Moi aussi. A la différence que mon navire croisait dans les eaux caboteuses de Port-Gentil, au cœur du Pot aux noirs.

En avril 1989, bien qu’attaché à l’arsenal de Brest, le navire "Orage" accostait au port de Toulon pour "mission", mais resterait amarré au quai Noël pour un bon bout de temps, le temps pour certains d'entre nous de chopper l’accent PACA. Je suis tombé, sans délai, sous le charme de cette ville hautaine et crapuleuse. J’avais trouvé, au-dessus de l’arsenal, un quartier surprenant, où était condensé, au cœur d’une place carrée, tout ce que j’idolâtrais : des bouquinistes, des cafés tapageurs, un hôtel sur quatre étages avec des fenêtres aux volets génois anisés. Et puis, un cinéma ! Tout ces lieux rayonnaient autour de la poste centrale et il y régnait une certaine fièvre dès que sonnait l’heure du dégagé. Le cinéma s’appelait le Royal, moi, j’étais un appelé sous les drapeaux et servais comme matelot dans la Royale. L'appel vorace des gabians semblait m’exhorter à un seul mot d'ordre: « - Entre ici  marin, la muse a faim! »

 




Jouez-moi !





 A suivre