vendredi 28 juillet 2023

Super Baxter junior de l'été !


 

Rappelle-toi minot 

   1


A la maison, on nous avait toujours parlé, pour stimuler notre sens de la famille, de fausses cousines, de faux oncles, de fausses grands-mères, qui valaient dix fois mieux que les vrais, puisque ces derniers n'existaient pas. Moi, j’étais sûr de pouvoir compter sur de vrais copains dans le quartier : les Farid, Michel, Karim, Robert, tout aussi bien que Bouboule pouvait compter sur les siens : Maria, Zouzou, la Fouine etc… Man, elle, pour échapper aux razzias punitives du père, ne pouvait compter que sur une seule amie : Suzanne Péan, qui habitait dans l’aile juste en face de la nôtre, refermant ainsi la place Rocroi comme on aurait vu, de l’intérieur, une enceinte pénitentiaire. De la fenêtre de la cuisine, donnant sur cette place d’armes en trompe l’œil, on pouvait apercevoir la fenêtre de Suzanne qui, du second étage, surplombait un petit jardin, au milieu duquel, s’opposaient depuis toujours deux bancs duellistes. Combien de fois ma mère s’était-elle mise à cette fenêtre pour guetter un signe, un rideau qui s’entrouvre, une lumière en plein jour ou l’ombre furtive de Suzanne Péan.



 Papa détestait Suzanne parce qu’il savait qu’elle savait : tout. Papa ne faisait pas grand cas de ce témoin gênant ; dans le meilleur des cas, il l’appelait « la vieille bique ». Je ne sais comment elles communiquaient toutes les deux, depuis leur fenêtre (puisque il n’y avait pas le téléphone chez nous), ni à quel moment, il fut décidé que nous irions tous passer la soirée chez Suzanne (sans Papa) pour aller regarder « Dallas » ? Elles avaient sûrement organisé ce rendez-vous du samedi soir, un beau jour et une bonne fois pour toutes. Papa nous regardait décamper avec un air con, alors que nous passions la porte et que nous nous retrouvions tous les quatre, dehors pendant les nuits d’hiver, avec l'air tout aussi con, à traverser la place Rocroi et emprunter le petit jardin pour nous faufiler, cache nez sur les oreilles, sous le porche offert à tout vent, vents tout aussi acrimonieux que les coups de sang vineux de Papa. L’expédition durait à peine sept minutes. Man nous chargeait de transporter les crêpes ou le gâteau yaourt qu’elle avait préparé au cours de l’après-midi pour accompagner la soirée, histoire de bien nous caler l’estomac avant de faire face aux péripéties martiennes de la famille Ewing. Suzanne nous attendait de pied ferme, les verres à moutarde tatoués à l’effigie de Goldorak, Albator ou Candy, posés sur la nappe de broderie fine ainsi que des bouteilles de Canada Dry d’un litre, qu’elle avait concentrées, les unes autour des autres, pour former une petite cité de gratte-ciels, tableau qui ne manquait pas de nous remettre chaque samedi dans cette ambiance de hipsters d’un mètre quatre-vingt, coiffés de stetsons ridicules, et pressés de faire fortune. 



Il n’y a pas moyen de dissocier Dallas de l’hiver. On avait encore le feu aux joues quand nous nous apprêtions à participer à cette grande fête du sexe et de l’argent. Nous découvrions, stupéfaits, le Sud high-tech des Etats Unis, le ranch de Fort Worth accablé sous la chaleur triasique, alors que nous nous caillions les meules dans une préfecture d’Indre et Loire. Cette aberration climatique nous médusait, nous faisant parcourir les sept fuseaux horaires qui nous séparaient de Dallas-Texas, d’un battement d’œil, le temps d’un générique ; Dallas et la famille Ewing se consumaient sous la chape d’hydrocarbure d’un été éternel, et nous, la famille P, nous altérions dans une glaçante inertie, passés fleurs, comme la soupe qui fermente, rances comme l’ennui, dans un hiver reconduit et prolongé sur la base des versements des allocations familiales. Parmi nous trois, Suzanne avait son préféré, et celui de nous trois qu’elle préférait, c’était Richee. Peut-être parce que c’était le plus vieux et parce qu’il avait déjà ce buissonnement pubère sous le nez qui aurait pu lui permettre de figurer (en Guest Star) dans le feuilleton préféré des français, briguant, à l’instar de Bobby Ewing ou de Ray Krebbs, le titre du personnage le plus sympathique du feuilleton. La vieille Suzanne, enamourée, regardait l’adolescent Richee comme un qui reviendrait de loin, comme si elle avait sous les yeux son extrait de naissance, son statut de petit bâtard  protégé par un Jock Ewing de convenance qui aurait le teint rougeaud de Papa. Pourtant Suzanne, l’adorable Suzanne, qui nous régalait de Canada Dry et d’attentions toutes maternelles, n’en n’avait que pour le personnage le plus diabolique de « Dallas » : J.R. On était loin, alors, d’entendre une mouche voler ; la vieille et ma mère commentaient, comme à la foire, ce qu’elles voyaient dans la lucarne, surmontée de trois poupées, l’une vendéenne, l’autre alsacienne et, quant à la troisième, je crois bien qu’elle était créole. Plus J.R était sadique et cruel, et plus Suzanne ricanait, croisant ses bras en dessous de sa grosse poitrine pour amortir la poussée. Ça ressemblait à un  rire, ça avait la sonorité d’un rire mais ce n’était pas un rire. Ma mère elle, ne pouvait s’empêcher de proférer des insultes à l’encontre de John Ross telles : «oh le pourri ! ou, quel salaud !» Evidemment, ces insultes étaient destinées à Papa. J.R passait son temps à maltraiter sa femme, sa nièce et son cadet Bobby, tout comme Papa molestait de temps à autre, sa femme, ma mère et son propre frère Michel, notre oncle et donc, beau-frère de Man, laquelle n’oubliait jamais de se mortifier pour le pauvre Bobby gentil en lâchant un « le pauv’tiot », qui valait sans doute aussi pour nous autres, tellement Man avait la bosse du mal. 


Publicité



Richee se faisait vraiment chier devant Dallas ; surtout, il avait horreur du Canada Dry. Il aurait sans doute préféré un panaché, une boisson de mec, qui l’aurait distingué des deux petits morveux que nous étions pour lui. Se dire qu’il buvait le même sirop que nous le renfrognait. Une fois qu’il avait boulotté les trois crêpes à la confiture de mûre maison, auxquelles il avait droit, il s'emmerdait. Il était clair qu’il avait définitivement perdu la vue, la fois qu’il avait posé ses calots sur la belle Victoria Principal, alias Pamela, déambulant dans les rues de Down Town avec sa pochette Kelly en cuir blanc, livrant sa combinaison en lamé aux caprices d’un vent mustang qui mugissait entre les corridors vitrés des skys scrapers du quartier des affaires. Une fois Pamela disparue, il n’avait plus que deux alternatives : ou avoir encore une petite chance de reluquer les nichons de l’actrice incarnant Lucy Ewing, ou bien fuir au plus vite cet asile de fou pour rejoindre sa chambre, se vautrer sur son lit, et se branler tout en écoutant des albums d’ACDC ou de Judas Priest qui ravissaient la chatte Nouchka, couchée en boule ou en pain de mie, selon le volume sonore. Ainsi, le heavy metal : la seule musique au monde qui la fit ronronner.

Mais chaque samedi, au grand dam du père, qui ne savait que dire avant notre grand départ pour le Texas, nous souhaitant  selon l'humeur « bonne chance les p’tits », ou bien : « et vous pouvez bien y rester ! » Richee nous emboîtait le pas, une fois encore, se dirigeant vers ce que je pourrais qualifier, à présent, d'une attraction irrésistible pour le grégaire, la meute, l’occupation de terrain. Cependant, il ne faisait aucun doute, qu'à chaque visite que Richee consentait à faire à Suzanne, il donnait l’impression de bien l’aimer, la vieille, mais notre pauvre frère était-il à ce point vénal, qu’à chaque départ du 2946 avenue de l’Europe, où s’étaient tramés les pires imbroglios érotico-industriels que les USA n’aient jamais connus dans l’histoire de l’Entertainment, il attendait, paletot sur le dos, que notre fausse grand-mère nous récompense d’une petite pièce, rituel qui venait systématiquement clôturer la soirée « Dallas ». A cet âge, aucun de nous n’aurait eu l’idée de mettre cette vénalité d’un Richee P sur le compte du fléau de Dieu, j’ai nommé J. R Ewing. Il faut néanmoins arriver à cette conclusion irréfutable : la fiction s’était carrément soulagée sur les collants de la réalité. Pourquoi Suzanne donnait-elle plus d’argent à Richee qu’à nous-autres ? Ça, je pourrais l’expliquer. Je crois vraiment qu’elle le portait dans son cœur, voilà tout, ce qui était une aubaine pour notre frère aîné; ça lui en faisait toujours un. Une fois de retour vers notre bâtiment, nous ne manquions pas de nous retourner pour saluer une nouvelle fois Suzanne, qui nous embrassait depuis sa fenêtre, comme seuls les vieux savent le faire, la main partant voyager de la bouche jusqu’aux confins de l’espoir. Chemin faisant, nous pouvions remarquer que notre fenêtre était la seule de l’aile est à être toujours allumée. C’est que le père aussi espérait, tout comme Suzanne, un retour prochain de sa famille, et de ses petits chéris, en particulier. Et il veillait dans la cuisine, toute la soirée, telle une sentinelle en mal de cibles émouvantes, tout en prenant bien garde de ne pas se montrer dans l’encadrement de la fenêtre.



Vint le jour du quinzième anniversaire de Richee. Il ne venait pratiquement plus aux soirées « Dallas », ayant atteint, en un temps record, la taille d’un derrick à plein régime. Man n’oubliait pas, à chaque fois qu’il manquait à l’appel, d’excuser son aîné auprès de Suzanne qui comprenait amèrement, comme une fiancée éconduite. La vieille avait le cœur aussi gros que celui d’Ellie Ewing, incarnée par la douce Barbara Bel Geddes. Elle avait un présent pour son Richee, pour ses quinze ans, un cadeau d’anniversaire, soigneusement emballé dans un beau papier doré, emberlificoté de bolduc. Nous avions aussitôt, Bouboule et moi, identifié l’objet sous le papier comme étant une de ces cassettes audios, dont nous faisions un usage presque domestique en ce temps-là, mais quant à imaginer le contenu de la cassette ! La soirée « Dallas » terminée, nos cinq francs dans les poches (une augmentation significative qui ne pouvait s’expliquer que par la défection de notre grand frère), nous expulsions le Canada Dry avec des rots intempestifs accompagnés de ricanements terrifiants ; et nous couinions de plus belle en extrapolant cyniquement la tête que ferait le garçon, à la découverte du cadeau de Mémère Suzanne. Par bonheur, Richee était déjà dans son monde bruyant et furieux, à six pieds sous terre. Il attendrait jusqu’à demain pour découvrir son cadeau d’anniversaire, puisque les cloches de l’enfer sonnait déjà le glas sur nos âmes égarées sûrement, elles aussi, ainsi que sur le quartier, qui vivait en ce tout début de printemps, les prémices d’une éclosion infernale.



Jouez-moi !


©rédits : Dallas©, Canada Dry© Hitchcock©, ACDC©


A suivre. . .

samedi 1 juillet 2023

Radio Baxter # 11 : Le sang des pierres

 


        Derrière la porte rouge                                 1985 - 1989   




Jouez-moi !


2

Le sang des pierres


 

Bartt marchait sans la moindre assurance dans ces rues de la Ville qui l’avaient vu grandir. Il détestait s’imposer chez les gens, et même quand il y était invité, ça le rendait malade de se retrouver nez à nez avec une porte derrière laquelle personne ne s’attendait plus à le voir à cette heure car il avait pris cette étrange habitude d’inventer d’improbables détours avant d’arriver à destination. Il pouvait donc rester planté devant la porte de longues minutes avant de se décider à frapper sans la moindre conviction. La seconde fois qu’il rendit visite à Nesterenko, il s’était mis en tête, dès l'arrivée devant la porte rouge, d'attendre que la musique atteigne le climax d’une montée chromatique pour frapper enfin, si bien qu' il n’entendit même pas le locataire qui braillait, essayant de passer outre les décibels pour l'inviter à entrer. 


                 
                         Egon Schiele La chambre de l'artiste  1911


                          
                                                                                                                             Frantisek Kupka The yellow scale  1907 


La chambre meublée ne devait pas faire plus de 5 m2. Le lit occupait la partie majeure. A côté, une commode où était posé le cendrier et un paquet de Gitanes, ainsi qu'un réveil de voyage, puis, au bout du lit, une petite table qui aurait pu servir à prendre des repas mais qui était encombrée de bouquins et de disques.  Il y avait enfin un lavabo qui servait à tout : à la toilette, à la vaisselle, et à pisser dedans quand Nesterenko ne se voyait pas sortir sur le palier pour aller affronter les froids rigoureux (cette nuit le mercure était retombé à -15), et puis, il y avait cette étagère au mur, au-dessus du lit, au-dessus de la table, au-dessus du lavabo ; au-dessus de tout ! Et qui supportait le magnétophone, aux allures de ghetto blaster, ainsi que les œuvres littéraires et musicales préférées du moment; deux Bouddhas pesant qui servaient à caler les ouvrages, des photographies de génies disparus depuis bien longtemps, et non identifiées par notre visiteur…



Il n’y avait pas de papier peint, ou Bartt dit ne pas s’en souvenir, seulement cette chose qui occupait tout l’espace comme un corps fantomatique qui grandissait chaque jour dans la chambre, une forte odeur de tabac brun mélangée à celle du chocolat au lait. La musique qui s’échappait de ce meublé sentait la gitane et le Toblerone. Et chaque fois qu’il descendait au sous-sol, Bartt était non seulement guidé par la musique qui sortait du ghetto blaster mais aussi par ce subtil mélange. Quand la minuterie flanchait, il livrait ses narines qui le guidaient vers la porte rouge, sous laquelle s’échappait un puissant rai de lumière. D’une visite à l’autre, il lui semblait que la musique s’émancipait comme une forme vivante, autonome. Il ne pouvait pas se prononcer quant à savoir si ça lui plaisait ou non ; il n’en était pas encore là mais il avait la nette sensation que la musique l’accueillait selon ses propres rites, sinon, ses propres humeurs. Si par hasard, celle-ci était enjouée, Bartt pouvait néanmoins découvrir Nesterenko prostré sur son lit, un livre de poche ouvert sur la tête, posé comme un chapeau. Ou, au contraire, il était capable d’accueillir Bartt tout en fumant, assis sur l'unique chaise cannée de la chambre, en ricanant et conspuant sans ménagement la mezzo-soprano qui chantait l'air tragique de Dalila, « mon cœur s’ouvre à ta voix », tranchant avec cette conclusion imparable : Tu vois, Dalila Judith et Salomé, cosi fan tutte; toutes les mêmes et "bien dégagé derrière des oreilles !"  


Gentileschi Artemisia   Judith & Holopherne   Vers 1613





                   
              





Andrea Solari  Salomé   1520




                
                







Cranach le Jeune
 Samson & Dalila (détail)    Vers 1537 



         


 

   
                                 
Les grands froids durèrent des semaines, durant lesquelles Bartt avait dressé un premier inventaire du trésor de Ernst, un surnom qu’il avait trouvé pour Nesterenko. Il y avait sur sa table, outre des œuvres pour piano, comme les rhapsodies hongroises de Franz Liszt, des symphonies, la forme qu’Ernst affectionnait parmi toutes celles qu’offrait le spectre de la musique classique.  La symphonie N°9, dite du nouveau monde de Dvorak, La fantastique de Berlioz, la Pathétique de Tchaïkovski, la 3ème symphonie pour orgue de Saint-Saëns, la 41ème de Mozart, dite Jupiter, la 8ème de Schubert, dite inachevée; des poèmes symphoniques; Bartt n’avait jamais su faire la différence entre les deux formes, mais depuis que Psyché et le Chasseur Maudit de César Frank étaient sortis vivants des gros yeux à facettes du ghetto blaster, Bartt s'était vu littéralement transporté, comme il le fut, quelque jours après, à l’écoute d’une œuvre bizarre, beaucoup plus mystérieuse encore, parce que chantée, et qui lui avait laissé un souvenir fugace, indéfinissable. La musique provoquait chez lui des odeurs. Celles des Nuits d'été, d’Hector Berlioz, à propos, recélait l’odeur du petrichor, qu'on nomme aussi : le sang des pierres, à cause de cette fragrance ferreuse, musquée, qui s’élève du sol, un peu après la pluie ; son odeur favorite parmi toutes celles qu’il avait découverte, enfant.



 Bartt avait fait ce rêve, provoqué par ses longues visites chez Ernst, au cours desquelles, la succession effrénée des écoutes se faisaient de plus en plus silencieuses parce que Nesterenko avait compris que Bartt se concentrait davantage, se ramassant sur la chaise cannée, les yeux fixés sur la reproduction d’une photo ou sur une tache d’humidité au mur, et qu'il ne pouvait plus le distraire de cette attention soutenue. Bartt rêva de la débâcle. Les glaces amoncelées sur le fleuve se dissolurent dans un chaos sonore inouïle faisant grossir et grossir encore, le soulevant de son lit devenu trop petit. Et dans le rêve, les eaux du fleuve Loire déborderent, se répandant sur et au-delà des rives, défonçant les parapets, les structures du quai, ainsi que tous les ouvrages qui avait été maçonnés pour les contenir. Elles ne trouvèrent de satiété qu'en s'engouffrant dans les trous, les garages, les sous-sols, les caves et les souterrains. Elle les engloutit, eux aussi, non dans leur sommeil, comme elles les avaient surpris tous, mais dans leur éveil, à la portée vierge et suspendue du silence et de l'abandon.

                                                                       Paul Rebeyrolle        Le sac de Mme Tellikdjian              série - 1984 1985 




Jouez-moi !




Crédits:  Hector Berlioz, Wladimir Maïakovski, Camille Saint Saëns