Rappelle-toi minot
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A la maison, on nous avait toujours parlé, pour stimuler notre sens de la famille, de fausses cousines, de faux oncles, de fausses grands-mères, qui valaient dix fois mieux que les vrais, puisque ces derniers n'existaient pas. Moi, j’étais sûr de pouvoir compter sur de vrais copains dans le quartier : les Farid, Michel, Karim, Robert, tout aussi bien que Bouboule pouvait compter sur les siens : Maria, Zouzou, la Fouine etc… Man, elle, pour échapper aux razzias punitives du père, ne pouvait compter que sur une seule amie : Suzanne Péan, qui habitait dans l’aile juste en face de la nôtre, refermant ainsi la place Rocroi comme on aurait vu, de l’intérieur, une enceinte pénitentiaire. De la fenêtre de la cuisine, donnant sur cette place d’armes en trompe l’œil, on pouvait apercevoir la fenêtre de Suzanne qui, du second étage, surplombait un petit jardin, au milieu duquel, s’opposaient depuis toujours deux bancs duellistes. Combien de fois ma mère s’était-elle mise à cette fenêtre pour guetter un signe, un rideau qui s’entrouvre, une lumière en plein jour ou l’ombre furtive de Suzanne Péan.
Il n’y a pas moyen de dissocier Dallas de l’hiver. On avait encore le feu aux joues quand nous nous apprêtions à participer à cette grande fête du sexe et de l’argent. Nous découvrions, stupéfaits, le Sud high-tech des Etats Unis, le ranch de Fort Worth accablé sous la chaleur triasique, alors que nous nous caillions les meules dans une préfecture d’Indre et Loire. Cette aberration climatique nous médusait, nous faisant parcourir les sept fuseaux horaires qui nous séparaient de Dallas-Texas, d’un battement d’œil, le temps d’un générique ; Dallas et la famille Ewing se consumaient sous la chape d’hydrocarbure d’un été éternel, et nous, la famille P, nous altérions dans une glaçante inertie, passés fleurs, comme la soupe qui fermente, rances comme l’ennui, dans un hiver reconduit et prolongé sur la base des versements des allocations familiales. Parmi nous trois, Suzanne avait son préféré, et celui de nous trois qu’elle préférait, c’était Richee. Peut-être parce que c’était le plus vieux et parce qu’il avait déjà ce buissonnement pubère sous le nez qui aurait pu lui permettre de figurer (en Guest Star) dans le feuilleton préféré des français, briguant, à l’instar de Bobby Ewing ou de Ray Krebbs, le titre du personnage le plus sympathique du feuilleton. La vieille Suzanne, enamourée, regardait l’adolescent Richee comme un qui reviendrait de loin, comme si elle avait sous les yeux son extrait de naissance, son statut de petit bâtard protégé par un Jock Ewing de convenance qui aurait le teint rougeaud de Papa. Pourtant Suzanne, l’adorable Suzanne, qui nous régalait de Canada Dry et d’attentions toutes maternelles, n’en n’avait que pour le personnage le plus diabolique de « Dallas » : J.R. On était loin, alors, d’entendre une mouche voler ; la vieille et ma mère commentaient, comme à la foire, ce qu’elles voyaient dans la lucarne, surmontée de trois poupées, l’une vendéenne, l’autre alsacienne et, quant à la troisième, je crois bien qu’elle était créole. Plus J.R était sadique et cruel, et plus Suzanne ricanait, croisant ses bras en dessous de sa grosse poitrine pour amortir la poussée. Ça ressemblait à un rire, ça avait la sonorité d’un rire mais ce n’était pas un rire. Ma mère elle, ne pouvait s’empêcher de proférer des insultes à l’encontre de John Ross telles : «oh le pourri ! ou, quel salaud !» Evidemment, ces insultes étaient destinées à Papa. J.R passait son temps à maltraiter sa femme, sa nièce et son cadet Bobby, tout comme Papa molestait de temps à autre, sa femme, ma mère et son propre frère Michel, notre oncle et donc, beau-frère de Man, laquelle n’oubliait jamais de se mortifier pour le pauvre Bobby gentil en lâchant un « le pauv’tiot », qui valait sans doute aussi pour nous autres, tellement Man avait la bosse du mal.
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Richee se faisait vraiment chier devant Dallas ; surtout, il avait horreur du Canada Dry. Il aurait sans doute préféré un panaché, une boisson de mec, qui l’aurait distingué des deux petits morveux que nous étions pour lui. Se dire qu’il buvait le même sirop que nous le renfrognait. Une fois qu’il avait boulotté les trois crêpes à la confiture de mûre maison, auxquelles il avait droit, il s'emmerdait. Il était clair qu’il avait définitivement perdu la vue, la fois qu’il avait posé ses calots sur la belle Victoria Principal, alias Pamela, déambulant dans les rues de Down Town avec sa pochette Kelly en cuir blanc, livrant sa combinaison en lamé aux caprices d’un vent mustang qui mugissait entre les corridors vitrés des skys scrapers du quartier des affaires. Une fois Pamela disparue, il n’avait plus que deux alternatives : ou avoir encore une petite chance de reluquer les nichons de l’actrice incarnant Lucy Ewing, ou bien fuir au plus vite cet asile de fou pour rejoindre sa chambre, se vautrer sur son lit, et se branler tout en écoutant des albums d’ACDC ou de Judas Priest qui ravissaient la chatte Nouchka, couchée en boule ou en pain de mie, selon le volume sonore. Ainsi, le heavy metal : la seule musique au monde qui la fit ronronner.
Mais chaque samedi, au grand dam du père, qui ne savait que dire avant notre grand départ pour le Texas, nous souhaitant selon l'humeur « bonne chance les p’tits », ou bien : « et vous pouvez bien y rester ! » Richee nous emboîtait le pas, une fois encore, se dirigeant vers ce que je pourrais qualifier, à présent, d'une attraction irrésistible pour le grégaire, la meute, l’occupation de terrain. Cependant, il ne faisait aucun doute, qu'à chaque visite que Richee consentait à faire à Suzanne, il donnait l’impression de bien l’aimer, la vieille, mais notre pauvre frère était-il à ce point vénal, qu’à chaque départ du 2946 avenue de l’Europe, où s’étaient tramés les pires imbroglios érotico-industriels que les USA n’aient jamais connus dans l’histoire de l’Entertainment, il attendait, paletot sur le dos, que notre fausse grand-mère nous récompense d’une petite pièce, rituel qui venait systématiquement clôturer la soirée « Dallas ». A cet âge, aucun de nous n’aurait eu l’idée de mettre cette vénalité d’un Richee P sur le compte du fléau de Dieu, j’ai nommé J. R Ewing. Il faut néanmoins arriver à cette conclusion irréfutable : la fiction s’était carrément soulagée sur les collants de la réalité. Pourquoi Suzanne donnait-elle plus d’argent à Richee qu’à nous-autres ? Ça, je pourrais l’expliquer. Je crois vraiment qu’elle le portait dans son cœur, voilà tout, ce qui était une aubaine pour notre frère aîné; ça lui en faisait toujours un. Une fois de retour vers notre bâtiment, nous ne manquions pas de nous retourner pour saluer une nouvelle fois Suzanne, qui nous embrassait depuis sa fenêtre, comme seuls les vieux savent le faire, la main partant voyager de la bouche jusqu’aux confins de l’espoir. Chemin faisant, nous pouvions remarquer que notre fenêtre était la seule de l’aile est à être toujours allumée. C’est que le père aussi espérait, tout comme Suzanne, un retour prochain de sa famille, et de ses petits chéris, en particulier. Et il veillait dans la cuisine, toute la soirée, telle une sentinelle en mal de cibles émouvantes, tout en prenant bien garde de ne pas se montrer dans l’encadrement de la fenêtre.