samedi 5 septembre 2020

"C'est de la logique" par Snow Rozett

 

1971

                                                      

-                Mets tes chaussures Finette, on va à l’abattoir.

Mon grand-père s’appelle André, il est boucher, il me garde souvent, il s’occupe bien de moi. Sa boucherie, elle a un nom de Saint.

Mes chaussures, c’est des vernies, des vernies noires mais elles n’ont pas de lacets, c’est dommage parce que mon grand-père il m’a appris à faire mes lacets.

Il est 10 heures, j’ai mis mes socquettes avant mes vernis et on est montés dans la 2CV camionnette. Je sais qu’il est 10 heures parce que pépé Dédé il m’a appris à lire l’heure aussi.

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Sa boucherie, elle donne sur sa maison qui donne sur la cour et la cour donne sur l’arrière-cuisine pour faire les rillettes. Dans la cour, il y a une meule en pierre, plongée à moitié dans l’eau d’une sorte de cuve en fer sur pieds pour aiguiser les couteaux et les hachettes. Il y a aussi une grosse bassine en plastique et dedans, des fois, il y a une tête de veau, avec ses yeux, ses cils, ses oreilles et son gros nez nacré.

J’ai à peine 5 ans mais dans la 2CV camionnette je dois monter devant avec pépé parce que derrière, c’est pour les carcasses qu’on va acheter.

Avec ma cousine, on aime bien jouer à la tête de veau, on a peur, mais on aime bien. Chacune son tour, on enfonce un index dans son œil jusqu’à ce que ça bloque et quand on relâche, on recule en criant.

Un abattoir c’est comme un grand hangar, les portes sont toujours ouvertes, il fait frais à l’intérieur et dedans, tout est blanc quand on lève les yeux, parce qu’il y a beaucoup de vapeur, des jets d’eaux chaudes ramènent le sang qui tombe au milieu du sol dans une rigole. Le rouge, c’est la seule couleur qu’on voit. Et l’odeur c’est comme dans les frigos de la boucherie.                          

Pépé Dédé il nous a toujours demandé 4 choses qu’on n’a pas le droit de faire : toucher le grand fait-tout quand les rillettes elles cuisent, ramasser les petits bouts de jambon blanc sous la lame de la machine à couper, rentrer dans les grands frigos de la boucherie et faire tourner la meule.

                                                                 


Si il pleut, on ne peut pas jouer dehors avec le veau mais on peut rester dans l’arrière-boutique, là où il y a les rillettes. La pièce est toute en longueur, il faut se mettre à la queue leu leu pour jouer. Le sol est froid parce que c’est du ciment mais il fait toujours chaud parce qu’il y a le feu sous le grand fait-tout. Quand c’est prêt, pépé prend une très longue fourchette, comme un pic et il la plonge pour déposer 2 rillons chauds et grillés sur le billot. On a pas le droit d’y toucher tant qu’ils fument mais après on peut.

Une carcasse, c’est quand t’es coupé en 2 dans le sens de la longueur sans tes jambes et sans ta tête. Avec la vapeur, je ne les vois pas mais je sais qu’elles sont là parce que pépé Dédé il a l’index levé et il pointe plusieurs endroits sous les crochets.Sur les 4 choses interdites, j’en ai fait que 3. Quand pépé Dédé fait son tiercé il est très concentré, avec ma cousine on est rentrées doucement dans la boutique pour piquer les bouts de jambon tout frais restés sous la lame, même avec mes vernis ça ne fait pas de bruit parce que parterre il y a une couche de sciure qui fait comme un tapis, on ne s’est même pas coupées.

A l’arrière de la 2CV, ils ont couché 4 carcasses. Je crois qu’il y avait 2 de vaches et 2 de cochons. Sur la route du retour, je me demandais si les rôtis, les tranches d’araignée, de hampe, de foie, de bavette, d’onglet, de tournedos, les steaks hachés, les côtes dans l’échine, les filets mignons étaient tous prêts à l’intérieur des carcasses.

Un soir, je suis allée toute seule dans le grand frigo de la boucherie et la porte s’est refermée derrière moi, j’étais bien, il faisait frais, ça sentait bon mais c’était long alors j’ai tapé la porte, j’ai crié, on m’a libérée. Ce jour-là, mon pépé il avait des yeux comme le veau.

Revenus de l’abattoir, j’ai couru les rejoindre dans la cour, ma cousine et le veau, en croisant ma grand-mère elle m’a demandé pourquoi j’ai du sang sur les socquettes, j’ai rien dit. On a entendu plus tard qu’il parait que les abattoirs c’est pas un endroit pour les enfants.

On a fait tourner la meule très vite pour qu’elle nous éclabousse, mais ça a mal tourné, elle est tombée par terre et la pierre s’est cassée. Pépé Dédé nous a privé de rosette à 4 heures.

A l’école maternelle de Saint Martial, il y avait une petite fille très jolie, avec des yeux et des joues comme le veau. Elle était sûrement gentille, elle en avait bien l’air. J’ai mordu sa joue la gauche je crois, je ne sais pas pourquoi. Pépé Dédé a été convoqué par la maitresse. Pour mon 4 heures j’ai été privée de rosette et en plus il m’a demandé de lui tendre mon bras, le gauche aussi je crois et il m’a mordu. Quand il m’a demandé si ça faisait mal, j’ai dit oui.

 

Quand j’étais petite, tout le monde disait : elle n’arrive pas à s’endormir ! Mon pépé, il avait une Citroën ID jaune. Il m’emmenait dans sa voiture, me couchait sur la banquette arrière comme les carcasses dans la 2CV et faisait le tour de la ville, enfin des tours de la ville parce qu’au premier tour, quand ils pensaient tous que je m’étais endormie et qu’il s’arrêtait devant la boutique, je me réveillais. Il redémarrait et on repartait. J’aimais bien sa voiture, on était comme dans un nuage.

A la foire de Buzançais, il y avait des poupées à gagner, des grandes poupées avec des robes raides et colorées, rouges, vertes, bleues, roses, oranges, jaunes… Des poupées de rêve ! On devait viser des boîtes pour les gagner. Jamais j’ai réussi mais toujours mon pépé il disait « demain tu l’auras ». Les demains se sont succédés et mon envie de ces « mochetées » m’est passée avant que je dégringole les boîtes.

J’étais mauvaise en maths : en calculs, en algèbre et en géométrie. Mon pépé il était bon, il aimait « la vérité des chiffres » il disait. On a fait des problèmes ensemble et souvent je ne comprenais pas, il s’est fâché et m’a dit « mais enfin c’est pas possible, c’est de la logique !! ». Je comprenais encore moins parce que ce mot, je pensais que c’était des maths encore plus dures.

Souvent le dimanche on déjeunait tous « à la boutique ». C’était une grande tablée dans la salle à manger et nous les enfants on mangeait dans la cuisine à côté. Ça durait longtemps leur repas, alors on allait jouer au docteur dans l’arrière-boutique. Moi j’étais le docteur parce que j’étais l’aînée de ma cousine et de mes 2 sœurs. C’est logique. Ma cousine elle a fait la cliente qui a mal au ventre, alors pour la soigner, j’ai mis un morceau d’ail dans ses fesses parce qu’on avait que ça. Un morceau comme ceux que mon pépé il mettait dans le rosbeef avant de le cuire. Ma cousine a pleuré parce que ça la piquait, elle a couru vers la salle à manger et quand les grands lui ont demandé pourquoi elle pleurait après j’ai été punie.                                         

Ma mère elle disait souvent à mon père « Parle au pépé, c’est pas normal qu’il mette le pot de Finette sur la table pour qu’elle fasse caca ». C’est que j’étais constipée quand j’étais petite et comme ça durait longtemps c’était pour que je ne m’ennuie pas, il était logique pépé.

Elle est où la logique en fait ? C’est quoi la logique ? Un pépé Dédé qu’on aime comme un animal alors qu’il est boucher, tu dis rien pépé ?


Je ne suis jamais retournée à l’abattoir avec mon pépé. La dernière fois c’était sans lui, le 1er juillet 1985, je n’avais pas 20 ans, ses yeux était fermés, on allait l’enterrer.

J’ai pensé « faut qu’on m’enterre aussi ».

C’est pas logique mais c’est la vérité.


Nunki Bartt, "Les boucles" Feutres sur toiles 100 x 100 cm  2012


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