Enzo Cormann Gérard Marais Jean-Marc Padovani Youval Micenmacher
L E R Ô D E U R 1 9 9 1
III
Vu du ciel, on peut voir Bartt, les bras en croix, couché sur la pelouse du parc du château de Ris. Il est étendu en contrebas, dans la pente, avec tout autour de lui son matériel de camping, dont le toit de la tente Gehry qu'il a mise à sécher. Les oiseaux ont remarqué ce bel étendard ; quel bordel il a foutu dans cette quiétude toute pastorale ! On jurerait qu'il est descendu du ciel. Le château a été bâti sur une petite colline de gré rouge : un buton ; il a le rose aux joues et des allures enfantines, serti comme une pierre de rubis sur un anneau de bronze, prêt à dévaler la pente et finir le cul dans la Claise. Cette fois, Bartt s'est laissé aller à un épuisement qui semblait remonter à très loin ; il dort ; il dormait comme jamais, quand une ombre est venue sur lui et ce n’était pas un de ces gros nuages qui s'était chargé après un funèbre galop pour venir recouvrir le soleil, mais l’ombre d’un homme immense, autant dire : une carrure !
- Qu’est-ce que vous foutez là ?
- (…)
- C’est une propriété privée ici.
- Je suis venu attendre un gars qui travaille ici.
- Son nom ?
- On l’appelle le Brigadier, mais sa mère l’appelle Emeric.
- Emeric ? Ils ne sont pas encore rentrés. Il est parti ce matin avec un groupe à Chérine. Devrait pas tarder. Qu’est-ce que c’est que ce bazar, vous avez sauté en parachute ?
- Ça fait deux jours que je voyage sur deux demi jambes ; je viens de La Ville
- La Ville ? Alors, vous êtes Bartt. Ça fait une semaine qu’il nous assomme avec ce nom : Bartt par-ci, Bartt par-là. Alors, c’est vous ?
- Oui
- Va pas tarder. Faudra me ranger tout ça, hein, ça fait désordre.
- C’est comme si je n’étais jamais venu.
- C’est ça ! Au fait, moi je suis Valère, Valère Clouzot, je suis le directeur du centre.
- Le Brigadier m’a aussi beaucoup parler de vous.
- En bien, j’espère ?
- (…)
- Dites, d’où ça vient ce nom : « le brigadier », qu’est-ce que ça veut dire ?
- C’est le nom que Donnait Gauguin à van Gogh, en particulier quand il y avait quelque chose qui clochait entre-eux. Ils se donnait du "Brigadier", comme on dirait "mon p'tit gars".
- Ah bon ! Alors on va se revoir Brigadier. . .
Sur la route qui les ramenait à Martizay, il eurent à peine le temps de se dire trois mots, car le Brigadier se régalait avec la boîte de vitesse sur la petite route sinueuse, accélérant dans la succession des virages, une chose qui rendait Bartt très nerveux. A hauteur de Notz-L’Abbé, Bartt se tut, comme saisit par la beauté du lieu, puis ce fut l’arrivée sur la place du village et la découverte de la bicoque ; un deux pièces de plain pied avec un jardinet en friche. Le Brigadier voulut que l’on fête ça dans l’un des deux cafés du village « - On va chez Carquot. Tu vas voir, c’est le meilleur café-chausseur que je connaisse ! »
Bartt en avait visité des cafés boulangerie-épicerie-tabac dans des lieux les plus reculés de France (comme celui de Champs-sur-Tarentaine-Marchal, dans le Cantal, où l’on vous servait le noir dans une cafetière en porcelaine, tout comme l'ensemble du service, ou cet autre, à l’entrée d’Arcachon, qui accueillait un terrain de pétanque dans l'arrière-salle !) mais un bistrot qui vendait aussi des articles de pêche, des chaussures, des bottes en caoutchouc, dépositaire Le Chameau, c’était du jamais vu ! Une porte ajourée de petits carreaux multicolores s'ouvrait sur un vaste bal parquet, et vous étiez immédiatement saisis par des grands miroirs aux murs qui démultipliaient l’espace ; des banquettes en molesquine, adossées aux murs, rougeoyaient sous les miroirs oxydés ; quant aux chaises, elles cancanaient par petits groupes et l’on pouvait être sûr qu’elles étaient dans leur jus. Le visiteur se retrouvait plongé au cœur du « Café de nuit », peint par Van Gogh, à Arles, lieu fatidique qu’il décrivait ainsi dans une lettre à son frère Théo : « Le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes… » Mais en lieu et place d’un billard français, on y rencontrait un gros Poêle Gaudin qui trônait en son centre ; une gorgone de fonte grisâtre distribuait sa tuyauterie aux quatre coins de la salle. Et comme l’espace était déserté à cette heure, conférant au café une réalité différée, Bartt eut l’impression étrange d’y être déjà venu à plusieurs reprises dans ce lieu et dans les mêmes circonstances d’une fête ou d’une célébration qui se préparait mais qui n’avait pas encore commencée.
Le café Carquot, c'était soudainement la somme de tous les cafés déjà visités par Bartt, comme si, avec son surcroit d'espace et de lumière, il les avait tous absorbés. Le Brigadier lui présenta le patron, Jean-Philippe Carquot, un type maussade de premier abord, mais dont les yeux crépitaient de pure malice. Sa moustache gauloise, ses pommettes très hautes et ses maxillaires encombrées, comme si son dentiste avait oublié de lui retirer les cotons de la bouche, lui rappelait son propre frère : Roffo l’Enfant dit : le truand « – Bartt, regarde ! T’as déjà vu un choix de Whiskies, comme ça ? Et toutes ces pompes à bières ?». Dans le dos du père Carquot, en effet, un immense panneau noir où était consigné tout ce qui était buvable dans ce bas-monde : bières cosmopolites, whiskies idem, des bourbons de tout horizon ; Téquila, Gin, Vodka, jaja, Portos etc. A la vue de tous ces petits caractères et de ces chiffres blancs qui grouillaient sur cette ardoise, on se serait cru à la Bourse. – Je suis claqué, répondit Bartt, je me contenterai de la bière. - La première tournée est pour la maison, cadeau de bienvenue, proposa Carquot, en rinçant les verres. Bartt se dit que le patron et lui allaient très bien s’entendre. Deux asticots endémiques prenaient racines au bout du comptoir, devant un ballon d'ordinaire et en suçant des gitanes maïs.
- Dis, il y a pas foule, ce soir Jean-Phi !
- C’est samedi aujourd’hui, t'as oublié ? Ils viennent plus tard, avant l’ouverture du "Coyote"…Vous êtes venus trop tôt, mon p’tit gars Emeric. Vous allez guincher, dis ?
A vingt et une heure, ça se remplissait sensiblement à l’enseigne « Café articles de pêche, chausseur » de Jean-Philippe Carquot. On resta des heures attachés au zinc du grand saloon à parler sous les yeux papillotants des néons piégeurs. On avait toujours rien mangé, mais l’on but comme il faut, ce soir-là, avant l'ouverture du "Coyote".
Jouez-moi SVP
Bartt n’avait pas entendu le Brigadier partir pour le boulot ; il avait dormi comme une masse. Il s’était levé avec l'idée que son corps avait été « détaillé » par l'artiste Henri Cueco. Le Brigadier avait bien fait les choses, le petit déjeuner était sur la table, la cafetière italienne attendait sur le gaz et il avait consigné quelques mots sur une feuille, que Bartt déchiffra à peine ; - cette écriture, décidément, je m'y ferai jamais, se dit-il. La masure sentait le salpêtre, un vieux convecteur chauffait à peine la cuisine et Bartt dessinait sur son carnet en carburant au café. Il avait tout le temps de regarder autour de lui, le vieux mobilier et la vaisselle d’un autre âge. Clouzot avait surement trouvé ce garni, qui était resté longtemps fermé, pour un loyer modique. Il ne l’avait surement pas visité, le Brigadier non plus, d’ailleurs. Si on l’avait proposé à Bartt, il se serait sauvé en courant ! Mais il se sentait tellement harassé que ça le rassurait d'être seul dans cette maison qui sentait le vieux. Il ne pouvait détacher son regard de ce rapace empaillé qui ouvrait légèrement ses ailes sur un perchoir fiché dans le mur de la cuisine, juste face à lui ; buse ou faucon ? Il n’aurait su le dire.
Il relisait la pierre de Rosette du Brigadier de long en large, quand il découvrit, au verso, une flèche qui indiquait une direction hors du papier. En dessous, il crut déchiffrer cette injonction : "Ecoute le Rôdeur ! " Bartt essaya de se rappeler l’endroit sur la table où il avait découvert ce mot. Quand il y parvint, en le replaçant exactement là où il l’avait trouvé, il put voir que la flèche montrait la direction d’une pile de disques compacts, dont l’un d’eux s’intitulait « Le Rôdeur ». Une très belle jaquette en carton brun, comme un moucharabieh, laissait apparaître le véritable motif dessiné sur le livret. Bartt était curieux de nature, il voulut voir ce qui était représenté sur le recto du CD. Et comme il se demandait qui pouvait bien se cacher derrière ce "rôdeur", il fut à peine surpris d'y découvrir un rapace.
Bartt alluma une roulée sur le seuil de la porte qui donnait sur le jardin en friche du Brigadier. La voix d'Enzo Cormann commença à remplir la maison toute entière, puis le dehors, le présent, le passé, enfin le Temps tout entier, comme s'il devait rendre, une à une, ses minutes de sable mémorial. Bartt, tout en fumant, regardait la place du marché déserte et la voyait graduellement se remplir des fantômes de son imagination. Des femmes, des hommes, des enfants et des chiens, beaucoup de chiens. Enzo Corman racontait l'histoire du Rôdeur ; il était question d'une enquête policière, impliquant Joe, un vagabond accompagné d'un oiseau : un faucon nommé "Demain". De la musique jazz s'invitait dans le récit nourri à coup de bec. Un vagabond, un rôdeur, un homme seul au cœur gelé, cherchant un foyer pour les accueillir, lui et l'oiseau ; une mère soumise, un père violent, des roustes, un autostoppeur, une voiture, une route la nuit. Un couteau, un ventre tout chaud pour l'accueillir, un crime sanglant, une femme foutrement belle à enfiler, le désir de Joe, un ventre tout chaud pour l'accueillir. Les contours des fantômes se précisaient. Ils prenaient quelques fois de l'épaisseur, surtout pour l'un d'entre-eux, le fantôme de Michel qui travaillait ici, il y a bien longtemps. Il faisait partie d'un groupe de parisiens venus de Sartrouville. Lorsqu'ils ont délocalisé l'entreprise, il est arrivé ici, par hasard. Plus tard, après une vie infernale de crimes et de viols sur "les petites vierges", comme il les appelle, on le surnommera "l'Ogre des Ardennes".