mardi 28 mars 2023

Où s'en vont les caravelles ? #1





Il y a quelques semaines, je cherchais chez ma mère, de vieux albums dans lesquels j’espérais trouver deux photos prises par mon oncle Michel. Dans ma mémoire, ces photos avaient été faites dans un même mouvement à quelques secondes d’intervalle, comme si mon oncle avait dû s’y reprendre à deux fois pour s’assurer qu’il aurait au moins une image satisfaisante. Sur ces deux clichés, on pouvait voir Man, Richee, Le Boub, moi-même ainsi que deux fillettes dans nos âges. Nous étions nous spontanément placés en formation pyramidale, ou bien était-ce la volonté de mon oncle Michel ? Rien n’est moins sûr. Ce qui rendait la scène assez drôle et ce qui provoquait notre agitation, difficile à fixer sur la pellicule, c’est que Man avait la même taille que nous tous, car elle s’était mise à genou. Sur les deux photos recherchées, je n’en retrouvais qu’une, et encore, comme pour ajouter à la difficulté de faire ressurgir le passé, elle était complètement floue. Il me fallut alors la regarder plus attentivement afin de recomposer dans mon souvenir le visage de ces fillettes. C’est alors, en m’absorbant entièrement dans cette image du passé, que je compris que ses propriétés originelles, sa force révélatrice, s’étaient perdues au profit du vertige que provoquait la redécouverte d’une image vieille d’une quarantaine d’années. La redécouvrir me donnait l’occasion de refaire une mise au net et de développer dans mon esprit tout un pan de souvenirs enfouis qui n’avaient jamais disparu. Tant que j’observais attentivement cette photographie en couleur, sur laquelle on pouvait reconnaitre le rideau imprimé de roses rouges, faisant souvent office de décor pour les photographies de mon oncle, une voix intérieure ne cessait de m’obséder, émettant des mots qui revenaient sans cesse – cette voix disait : « Je viens de là… »









Jouez-moi



Où s'en vont les caravelles ?




 "Un couteau n’est ni vrai, ni faux

Mais celui qui l’empoigne par la lame, est dans l’erreur" 

                                                                                    Le mont analogue, René Daumal  



Qui étaient vraiment ces gens ? Comment mes parents avaient-ils pu seulement les connaître et entretenir avec eux des relations telles, qu’ils leurs confiraient si souvent la garde de leurs deux filles ? Ces deux sœurs qui apparaissaient dans nos vies et en disparaissaient comme un cirque ambulant ? Et quel rôle jouait ma mère, pourquoi avait-elle la responsabilité de ces enfants, alors qu’elle avait déjà  la charge de nous quatre ? Et où pouvaient-elles bien dormir, je me le demande ; dans quelle pièce d’un appartement déjà trop petit ? Elles prenaient chaque matin le même chemin de l’école, mangeaient le midi au même réfectoire, et le soir venu, dînaient et jouaient avec nous. Ma mère tenait à ce qu’elles prennent leur bain avant nous, les garçons, parce que la première eau était propre et qu’elle considérait ces fillettes comme des princesses. Elles prenaient toujours le bain ensemble. Pour nous, pas question. Ma mère avait des principes moraux obsolètes ; un corps, si petit, si larvé soit-il, ça se cache. Pour les sœurs, elle ne faisait qu’appliquer les principes plus « modernes » qui lui venaient de Mady, leur mère. Elles étaient nos invitées et ma mère les admirait. Tout le monde, à la maison, les admirait.

"Les petites caucasiennes " Nunki Bartt détail - 2020


Mais où étaient leurs parents pendant ce temps ? Et pourquoi confiaient-ils toujours les deux fillettes et jamais le garçon ? Comment pouvaient-ils seulement « penser » à se séparer d’elles pendant des mois entiers ? J’ai longtemps cru que Jo, leur père, était un vieux camarade du nôtre. Aujourd’hui, je tiens ce souvenir pour erroné, tellement un homme tel que lui ne pouvait rien avoir à faire avec mon père. Ce couple étrange, bien plus évolué, mais si mal assorti.  Ce petit homme réfléchi, sensuel, avec des yeux bleus, directement branchés sur ceux de sa fille ainée, et cette femme, qui faisait bien deux têtes de plus que lui, belle, folle, avec un visage de poupée de porcelaine, dont la réplique en miniature avait été vissée sur les épaules de la benjamine, comme si Jo n’avait pas voulu que la preuve de l’existence d’une telle femme ait pu se perdre définitivement. Ces deux sœurs, si proches et pourtant si différentes, il faut bien les renommer- Nous les appellerons Marielle et Diane. Et bien que je reviendrai plus souvent et plus intensément sur le cas de Marielle, la plus grande, je décrirai exactement comment elles nous sont apparues toutes les deux, et comment, ensemble, elles ont disparu.

Les amours d’enfance éclipsent naturellement toutes celles qui suivront, parce qu’elles ne sont jamais réduites à une réussite ou à un échec, et qu’elles échappent, quoi qu’il advienne, au mensonge et au cynisme chers à ceux qui nous ont enfantés. Marielle, provient de ce noir paradis dans lequel elle est entrée plusieurs fois par effraction. Ses yeux d'azur, ses cheveux blonds, ses taches de son saupoudrant le tour de ses yeux, de sa bouche et couvrant les ailes, l’arête et le bout du nez, tant de vallées hautes qui voudraient rejoindre le ciel  -  Marielle qui en sait davantage que nous sur la vie et sur son corollaire : la sexualité - à commencer par la sienne, qui va démarrer sur les chapeaux de roue.


 Jean Honoré Fragonard, Les deux sœurs - 1732


Une petite cité ligérienne, dans une rue passante où Jo tient une boutique d’électro-ménager en vue. Jo est tiré à quatre épingles, en toute circonstance, et malgré sa taille de bourdon, il porte beau. Derrière le magasin, il existe une cour fermée, délimitée par un corps de bâtiments très ancien ; c’est ici, entre ces murs épais qui gardent bien la fraîcheur, que vivent les deux sœurs et leur frère Tristan. Tristan est beau ; c’est l’aîné ; il ressemble tantôt à son père, tantôt à sa mère. Marielle ressemble à Jo, dit-on, mais elle ressemble aussi, par certains traits, à son frère, qu’elle adore. Diane, la petite, est la copie conforme de Mady.                                                        

-         Hé ! les garçons, vous voulez voir quelque chose ?

On passe le temps mon frère et moi, dans la cour en attendant  Marielle, qui est montée à la chambre passer un maillot de bain. Eludant machinalement la question qui me paraît sans importance, je demande

-         T’es prête ! On y va ?

D’abord rien. Puis, elle apparaît dans l’encadrement de la fenêtre du premier étage – elle nous regarde, gravement, sans ciller. Soudain, s’aidant  d’une chaise, la voilà debout maintenant, sortant du cadre de la fenêtre et se tenant aux volets. Elle est nue comme un ver.

-         Vous avez déjà vu ça les gars ?

Sans nous quitter des yeux, elle écarte les jambes doucement, et bombe le ventre, lisse, émaillé, pour bien nous montrer la fente de sa tirelire. C’est fendu noir, comme le coquillage piégé à l’estran. Ça dure, six, sept secondes. Puis, elle descend, satisfaite de l’effet qu’elle a produit sur les petits frères qui n’en croient pas leurs yeux. On peut l’entendre à l’intérieur, s’amuser de notre trouble qui n’appelle ni la peine, ni la joie, mais cette sorte d’ostracisme intime qui ne nous quittera jamais plus mon frère et moi.

-         Si vous aviez vu vos têtes !

Elle est redescendue, très vite, pour apparaître dans la cour, souriante, comme ça, elle ne nous laisse pas la moindre chance de reprendre nos esprits. Nous passons par le magasin dans lequel se trouve Jo, qui a fermé exceptionnellement pour cause d’inventaire. Elle saute au coup de son père et l’embrasse sur sa tête chauve.

-         Arrête ! tu sais que je n’aime pas ça. Où vas-tu encore traîner petite coquine ?

-         On va à la piscine papa. Jean sait à peine nager et Pierrick, n’en parlons pas. Je vais leur montrer quelques trucs…

-         Prenez-en de la graine les garçons, Marielle nage comme une sirène.

La sirène marche à présent dans la rue principale vers le beffroi, la tête haute, saluée par quelques commerçants, un petit sac en rotin sur l’épaule droite. Elle marche le corps bien droit, les épaules légèrement dégagées – nous, les petits frères, suivons à dix pas bien comptés. Elle a entièrement le contrôle sur la rue, sur la rue qui est le monde ; elle marche droit sur le monde qui s’ouvre devant elle.

 Elle vient d’avoir dix ans.


Amboise - Le beffroi ou Tour de l'Horloge, Rue Nationale 



Crédits : Benjamin Britten



A suivre…

dimanche 19 mars 2023

Johny Halliday, "el que se cusco pel sol"

 

                  Johnny Halliday                  EL QUE SE CUSCO PEL SOL



2

Que je t'aime

 

J’ai fait un rêve bien étrange cette nuit, et me suis réveillé très troublé au matin de ce 18 septembre 1999. J’ai rêvé que Johnny Halliday me posait une question dans un lieu qui ressemblait vaguement à un théâtre. Une question terrible, à laquelle personne dans mon entourage, je crois, n’aimerait répondre sans laisser planer un doute. Johnny souhaitait simplement savoir si je l’aimais bien ! Et pour me mettre encore plus mal à l’aise, le salaud, il me disait : parce que moi, je t’aime bien… Il ne me laisserait pas partir avant que je lui aie répondu. D’ailleurs, pour arriver à ses fins, il avait fait un léger signe à ses trois colosses qui s’étaient montrés en coulisses. Non seulement je lui disais que je l’aimais bien de même, ce qui n’est pas tout à fait vrai, mais pour ne pas me faire dérouiller par ses hommes de main, je lui avouais carrément que je l’aimais ! Au réveil,  décontenancé, je me suis demandé ce que pouvait bien signifier ce rêve et pour me détendre, j’ai décidé de prendre une douche ; mais avant j’ai allumé la radio. J’ai mis le curseur sur France Info, histoire de replonger dans la vie dure ; mais la véritable raison de cette douche, ainsi que celle d’écouter cette station, était que je voulais chasser à tout prix ce cauchemar de ma tête, quitte à le remplacer par un autre. Ce n’est pas les cauchemars qui manquent sur France Info. Mais à peine étais-je entré dans la cabine, que je fus la proie d’une terrible angoisse. 

Jouez-moi !


Egon Schiele Eros (self portrait) 1911


L’eau ruisselait sur mon corps. Alors, pour me détendre tout à fait, j’ai entrepris de me branler, doucement d’abord, en pensant à la coiffeuse de Saint-Algue qui m’avait fait profiter de ses formes généreuses, alors qu’elle se penchait pour me tailler les sourcils, puis sous l’effet de l’eau chaude qui me bombardait la tête, j’ai décidé d’accélérer la cadence en me rabattant cette fois sur l’adjointe à la culture de la mairie du Blanc, dont j’aimais le cul brillant et qui m’était apparue comme ça, chassant la jolie coiffeuse, sans que je me rappelais l’avoir convoquée dans mon usine à fantasme. J’étais sur le point d’aboutir à un résultat somme toute modeste, quand je l’ai entendu. J’ai entendu Johnny qui chantait sur France Info « Que je t’aime ! » C‘était encore lui. Mais je n’ai pas voulu lâcher l'affaire pour autant ; en cas de coup dur, j’ai toujours ma botte secrète : Virginie Machavoine, une danseuse sublime que j’ai vue récemment dans « Casse noisettes » sans musique, et avec laquelle j’étais en grâce. Je n’ai jamais raté une seule joyeuse en sa compagnie. Johnny chantait « Que je t’aime », et moi je faisais passer Virginie à l’épluche légume de ma fantasmagorie. Je me voyais en danseur étoile, prenant la Machavoine lors de portés audacieux, pour ne pas dire obscènes. Je l’imaginais carrément jouer avec mes noix et s’essuyer ses chaussons sur ma pine chantournée qui distendait mon collant gris. Ce fut un triomphe ! Tout en me séchant, je songeais très franchement à la fondation d’une amicale de la branlette, une amicale de quartier pour débuter, où je voyais mon voisin Luc se branler, lui aussi, aux accords passionnés de notre hymne : Que je t’aime ! « Branleurs de toute la Brenne, munissez-vous ! » étaient les seuls mots d’ordre. Les adhérents devaient fatalement se bousculer au portillon, transformant l’amicale en une véritable internationale, à tel point que ma petite entreprise m’échappait complètement et devenait incontrôlable ! Ainsi à Montréal se montait l’association « La turlutte sauvage », à Abidjan, on pouvait adhérer à « La veuve noire », à Bruxelles, « A la divine joyeuse », et à Cardiff, à « L’occase du poireau ». 

Regardez-moi !



3

 L'Idole


Du côté du viaduc, le ciel pommelé observait une trouée, plongeant de temps à autre, notre vieille étoile dans un lagon céruléen, où elle semblait, elle aussi, se détendre. Il faisait très doux. Il était déjà tard et je m’étais fait la réflexion que d’habitude, à cette heure-ci, Francis était déjà rentré et le gosse aussi. Charles-Edouard ne faisait pas attention à moi. Il se traînait sur le sol poussiéreux, tantôt assis, tantôt sur le ventre, autour des crottes lâchées toute la sainte semaine par Idole, et qu’il embrochait une à une avec des petits bâtons. Une fois, Luc était venu sur le pas de sa porte pour le lui faire reproche : Johnny ! Johnny, bon dieu, te roule pas par terre comme ça, c’est dégueulasse par là, va jouer plus loin, ici c’est caca ! Mais Charles–Edouard se contentait de le regarder droit dans les yeux, avec son rictus glaçant, qui semblait dire à Luc : «  Viens jouer au caca avec moi, Luc ! » Au casting de Shining, pour incarner l’une des jumelles, Charles-Edouard aurait eu toutes ses chances. J’avais laissé ma porte béante pour faire entrer la chaleur et avais tiré le rideau sur ce désolant spectacle, laissant le petit Charles-Edouard à la poussière et à l’étron. Quelques fois, me parvenaient des bribes d’un conciliabule entre Christine et Luc, à l’examen duquel je sentais sourdre une vive inquiétude : « toujours pas rentré… pas normal… même pas téléphoné… sans doute arrivé quelque chose, que déjà, Luc tempérait avec des : T’inquiète…Vendredi… du monde sur la route… coups avec les copains…n’aura pas vu l’heure passer ! Tu sais comme il est …T’aime ». Christine présageait quelque chose de pas bon du tout. Elle ne s’appartenait plus. Elle gueulait après son fiston qui s'amusait comme jamais. Johnny, connard ! Ton short tout propre de ce matin. Lève-toi, sinon j’ te fais bouffer tes brochettes, t’as compris ? T’es le même que ton père ; ça, pour vous foutre dans la merde, hein ! Elle pleurait. Putain, il m’a même pas prévenue le salaud. Tu te rends compte Luc ? Ça coute pourtant pas grand-chose un coup de fil à sa femme ! Luc l'avait accueillie entre ses maigres bras. Christine était restée longtemps à faire les cents pas de la rue à la cour, bien décidée à ne pas laisser filer cette nuit fatale.

Jouez- moi !



Je devais déjà roupiller depuis une bonne heure quand les phares d’une voiture sont venus éclabousser toute la chambre. On y voyait comme en plein jour ; un vrai Luna Park ! Je me tirais du lit prêt à envoyer du poisson pourri au fumier qui avait fait ça, quand je reconnu la camionnette de Francis, aux couleurs de la SMAC, qui faisait son habituelle manœuvre pour se garer et se remettre dans le bon sens avant de reprendre le boulot lundi. Il était copieusement coinché car on envoie pas sa portière valdinguer comme ça, passée une heure du matin. S’étant muni de sa sacoche, il se dirigeait, confiant, vers le doux logis sans penser à éviter la merde d'Idole. Au début, il s’y prit discrètement en tapotant à la porte, mais quand il comprit que personne ne répondrait, il entreprit de tambouriner plus énergiquement. Comme ça ne venait toujours pas, il  employa les grands moyens, ceux qui viennent du cœur : Christine, Christine, ouvre ! C’est moi, c’est Francis, ouvre, tu m’entends ! J'suis fatigué, Cricri chérie, tu vas m’ouvrir, j’veux pas réveiller le p’tit. Allez ouvre à ton Françou, cocotte ! Au bout de quelques secondes, au cours desquelles, nous étions à l’affût du moindre geste, du moindre rebondissement, Christine sortit de sa rabouillère. Non ! J’t’ouvre pas connard. Ca va faire des heures que j’t’attends, t’étais où ? Christine, ouvre, te demande pardon. On a fêté le pot de départ de Mario ; on a arrosé ça, c’est tout, pas grave, ouvre-moi ! Mario mon cul ! Retourne dormir chez ta pute. A présent, toute la cour en profitait. Y a pas de pute, chérie c’est vrai merde, j’vais t’expliquer ! Non, t’es un salaud, t’aurais pu me téléphoner ! Christine, ouvre putain ! J’ai envie de pisser, là. J’vais quand même pas pisser dans la cour ! On a  entendu la clé tourner dans la serrure, et avant d’ouvrir, Christine a dit : J’te préviens, salaud, tu réveilles pas le petit, parce qu’y dort. Et au moment d’ouvrir, quelque chose a déboulé entre les jambes de Francis, quelque chose qui se carapatait dans la nuit. Francis a compris qu’ils avaient laissé partir la chienne. Il a hurlé comme coyote en plein midi, Idole ! Idole ! 

Chien pissant sur son matricule Paul Rebeyrolle 1973





 

El que se cusco pel sol



Les matins dans le Berry en cher peuvent être redoutables en automne. Janeck m’avait raconté cette histoire de jeunesse, alors que nous remontions les rangs de vignes, au lieu-dit « les Roulottes », une pièce située au creux d’un cirque dans les collines du Sancerrois, entre Bué et Reigny. Il me l'a racontée alors que nous vendangions dans le petit matin frisquet et que le soleil peinait à se hisser au-dessus de la colline . Je ne sais pas comment Johnny Halliday est arrivé sur le tapis, mais toujours est-il que Janeck, le meilleur vendangeur que j’ai connu, s’est replongé, ce matin-là, dans ses 20 ans, en 1961.

Quand nous sommes arrivés sur cette place, mes copains et moi, les vieux de Ferrières étaient déjà sous les tilleuls en train de fumer et de jouer à la canasta, tout en se racontant des histoires ou en commentant les nouvelles. A l’époque, tous les vieux parlaient encore occitan, même en ville. Chez nous on le parlait à table quand mon père décidait qu’il était temps de nous amuser un peu. A un moment, tous les anciens se sont fendus la gueule quand le doyen qui s’appelait Alberic a commencé à parler d’une vedette qui devait venir à la salle des fêtes de Foix pour se produire sur scène « avec toute la clique » avait-t-il ajouté. Quand les autres ont demandé qui c’était, Alberic a répondu que c’était l’idole des jeunes. Moi bien sûr j’ai compris qu’il parlait d’un certain Johnny Halliday, un chanteur des yéyés que je trouvais plutôt cash, mais qui n’avait aucun avenir pour moi, même s'il rendait les filles complètement dingues et les gars aussi. Un copain d'Alberic voulut savoir quel était le nom de ce type qui allait encore nous foutre le tambus à Foix et le vieux lui a répondu : mais tu sais bien voyons, l'autre madure-là : « el que se cusco pel sol *»



 

*« Celui qui se couche par terre ! »

                    

                                                                      Roulez jeunesse !

                                                                                


Crédits musicaux :  FédoTchaïkovski, Johnny Halliday, Pond 

  Relecture : Snow Rozett

lundi 13 mars 2023

Radio Baxter # 9 Quand Johnny johnnie


Ludvig Van Beethoven  Johnny Halliday  Ph. Labro  Poème sur la 7ème 


 



1

 Quand Johnny johnnie



1999 – L’année de l’éclipse solaire – Elle devait agir sur le monde comme un projecteur de diapos qui aurait été chargé avec du vide, ne renvoyant ni la lumière ni le néant. Juste le temps pour le passe-vue de nous révéler qu’après l’éclipse totale de soleil, il n’y aurait plus jamais rien à voir. 

Le Blanc et ses deux rues Grandes ; une grand rue, ville haute, où perche le château Naillac et une rue Grande, ville basse, où un viaduc fait un entrechat sur la rivière. Je viens de louer un grand local au fond d’une cour qui comprend un immeuble de rapport miteux ainsi qu’un autre local mitoyen au premier, lequel est occupé par un ébéniste benêt. Ce local me tombe dessus comme Miss Providence en personne, car jusqu’à présent, je n’ai jamais travaillé que dans des cuisines ou des couloirs, autant d’ateliers de fortune dont je ne me suis jamais plains jusqu’alors, mais il faut croire que lorsqu’il vous arrive un tel miracle, vous devenez apostat, prêt à remettre en cause toute une vie généreuse, pleine d’Aventure, sans vous soucier de savoir si votre nouveau palais est équipé d’une salle de bain.

Entre la ville haute et la ville basse coule la Creuse, et quelques fois, en hiver, comme en mon cœur, elle déborde, inondant le quartier du Bateau où se trouve mon atelier et mon logis. Au bout d’un tube digestif, la place de Bateau ouvre une large perspective sur les berges de la rivière, d’où l’on peut voir, à la tombée de la nuit, les silhouettes inquiétantes du château Naillac ainsi que celle de la Saint Cyran, qui à l’extrémité d’une gencive édentée, ressort comme un croc. N'échapperait à personne un attelage aussi macabre.  




L’immeuble de rapport est hanté, à l’étage, par un couple de vieux amoureux dont l’existence a pu être très bien remplie, au point que le simple fait de mettre le nez dehors est devenu superfétatoire. Au rez-de-chaussée, occupant toute l’aile, vit Luc, un type maigre avec le visage de la mort, affairé à remplir des tubes de cigarette vides avec du tabac bon marché dont il s’approvisionne en pots XXL, ou à nettoyer sa carrée à grande eau en faisant profiter, avec un pot pourri musical, tous les résidents du 14 rue Grande, dont cette petite famille qui occupe le coin du bâtiment, revenant légèrement sur la rue, faisant comme une espèce de loge de gardien ou de concierge et devant laquelle on doit obligatoirement passer pour emprunter la cour. C’est dans cet appartement en duplex que roucoulent Christine et Francis, accompagnés d’un étrange petit garçon de six ou sept ans, affublé d’une grosse tête, Charles-Edouard. Personne ne l’appelle par ce prénom ridicule, à part moi. Chaque fois que son père, Francis, que sa mère Christine ou que sa seconde mère, Luc, s’adressent à lui ou l’apostrophent dans la cour, c’est pour l’appeler Johnny, bien que personne ne prononce Johnny en mettant un D américain avant le J. Tout le monde dit Johnny, sans D, Johnny comme du papier jauni. Moi, je préfère l'appeler Charles Edouard parce que Johnny, ça ne lui va pas du tout. Il a un corps de gamin surmonté d’une tête bien plus volumineuse que les proportions d’usage. Son regard très inquiétant est celui d’une brebis malade. Vous pouvez, un matin, ouvrir votre porte d’entrée et tomber directement sur le regard sérieux de Charles-Edouard-Johnny, qui doit être planté là depuis un bon moment déjà, comme si votre apparition sur le pas de la porte n'était que le produit de sa propre volonté. Ce gamin était foutrement doué pour vous foutre les jetons, oui !




J’en oublie le chien. Il y a un chien qui vient compléter cette famille. Un cocker nain à la robe fauve, une femelle baptisée Idole. On l’envoie dans la cour uniquement pour chier et pisser, toujours au large de son foyer, plus près du mien. Et il arrive quelques fois qu’Idole et Johnny se retrouvent dehors, tous les deux et souvent Johnny semble tenir à Idole d’inquiétant discours, au cours desquels la petite chienne se tient assise, bien docilement devant son maître, soulevant ses oreilles au-dessus de sa tête comme pour l’écouter attentivement, penchant sa tête de gauche à droite ou de droite à gauche, selon l’expression faciale de son petit maître. Les graillonnements de Johnny prennent souvent le ton d’une admonestation, sans pour autant que la chienne ne s’en émeuve plus que ça, comme si sa simple présence n’était que le pur produit de la puissante volonté de Johnny. Alors elle balaye la poussière bleue de la cour, qui en réalité est un parking, en signe d’allégeance et je peux vous dire qu’elle abat autant de boulot que Luc avec son balai brosse.



Il arrive que la cour soit déserte et tranquille, sans le hit-parade de Luc, sans la présence oppressante du gamin ni de sa chienne Idole ou celle de Christine que je vois régulièrement passer, chaque jour, seulement vêtue d’une liquette floquée à l’effigie de Mickey Mouse, tombant en papillotes sur ses cuisseaux nus, chaussée d’une paire de charentaises minables et portant son éternel panier à linge débordant comme la Creuse. L’analogie s’arrête là avec la Creuse ; je parie que Christine regagne beaucoup plus souvent son lit que la rivière quand celle-ci se met à grossir. Une chose me frappe : le gamin Charles Edouard qu’on a rebaptisé Johnny, la chienne nommée Idole, et la pintade Christine dont le brushing se sera figé en une banane rockabilly au cours du Petit Age glacière. Quelle étrange charade ; mais quel en est le mystérieux tout ? La vie ne se résume tout de même pas à une synecdoque ! J’étais loin de m’imaginer que ce gamin en culotte courte et au regard recéleur de toutes les peines de l’humanité finissante, nous ramènerait à cette fameuse émission du 17 septembre 1999 sur radio France. J’ai beau jeu de parler de Luc et sa musique à gogo ; moi aussi j’écoute du matin au soir les émissions radiophoniques de France Mu ou de France Cu, en préparant ma tambouille, en gymnastiquant, ou en dessinant ; surtout en dessinant à ma table de travail, et en ne négligeant aucune des émissions d’alors, surtout quand s’en vient la nuit.


Je ne prête pas toujours une attention soutenue à ce que j’entends à travers les ondes ; parfois j’entends mais je n’écoute pas. Mais ce soir, il y a le sujet : la lente agonie des écosystèmes, l’exploitation rageuse des océans, la surproduction de pêche, les ressources naturelles aux futurs abonnés absents, la fonte des calottes polaires, les polluants éternels sous le sapin, bref : les préparatifs de l’Arche à destination d’Andromède. Ça m’inspire des dessins nourris d’une architecture compliquée, des réseaux électriques de voies ferrées, de salles d’opéra, de façades d’édifices vertigineux… comme s’il fallait déjà se préparer à tout reconstruire. Puis, une virgule musicale circonstancielle, censée venir appuyer les arguments des animateurs, m’arrache de mon carnet à dessin, croyant reconnaitre l’entrée du second mouvement, andante noté allegretto, de la septième symphonie de Beethoven. Un brin accéléré, le rythme de cette marche funèbre introduit bientôt la voix d’un jeune homme, peu assurée, voire empruntée. "Qui a couru sur cette plage ?" demande la voix. Les paroles sont naïves ; aujourd’hui, d’aucuns les qualifieraient de clichés consternants, mais en 1970, ce genre de propos étaient inédits, courageux, s'apparentant à ceux que nous attribuerions aujourd’hui à un lanceur d’alerte. René Dumont n'avait pas encore levé son verre. "Dites, ne me racontez pas d’histoires", poursuit la voix, que je n’arrive toujours pas à identifier. Puis la musique s’amplifie dans des tonalités martelées et la voix s’affirme, s’éraille, se charge d’accents tragiques en formulant, cette fois, plus d’objections que de questions. Et enfin, je reconnais la voix de Johnny Halliday, dans ce qu’on pourrait désigner, sans exagérer, comme l'un des tout premiers slams de l’histoire du disque en France. Le poème sur la 7ème figure sur l'album "Vie", paru en 1970.

                                                                  

"Vous m’affirmez qu’il y avait du sable et de l’herbe et des fleurs et de l’eau et des pierres et des arbres et des oiseaux ! Allons, ne vous moquez pas de moi", implore la voix de Johnny, laquelle, comme résignée, est maintenant à l’unisson parfait avec le tempo de la musique de Ludwig Van. Alors, comment qualifier ce poème sur la 7ème enregistrée en 1970, avec des paroles écrites par le journaliste Philippe Labro sur la musique de Beethoven, arrangé par Eddy Vartan, le frère de Sylvie ? Qu’est-ce que c’est que ce coup (sublime) d’un soir, dans deux studios parisiens différents, préfigurant déjà dans le monde musical francophone ce que sera le cinéma de genre des seventies, en s’emparant du sujet de l’écologie planétaire avec un premier brûlot, THX 1138, film de fin d’étude d'un certain George Lucas, en 1971. Et surtout, à l’écoute de ce slam catastrophiste, comment ne pas évoquer Soleil Vert, de Richard Fleischer réalisé en 1973, dans lequel raisonne, en écho à celle de Johnny, la voix de Charlton Eston (ils ont tous les deux les mêmes yeux sidérants), quand celui-ci réalise qu’un monde merveilleux a vraiment existé avant de céder la place à ce cauchemar dans lequel il tente de survivre ? 

Simple magie, me répondra le brouillamini qui annonçait le début d’ACR : l’Atelier de Création Radiophonique, à l’heure « où la nuit s’enfonce dans la nuit », l’heure de regagner sans délai mon lit de 90 x 190 pour y dormir de nombreux rêves.

                                                          



   Jouez-moi!
   

Crédits : Johnny Halliday, Bill Douglas, Roberto Bolaño, Fernando Pessoa, Georges Lucas, John Singer Sargent (Portrait de Robert De Crévieux 1879),Terence Fischer

Relecture : Snow Rozett