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« Un tour dans la littérature » ne sera fini que si le tour est complet, en son entier. Et, pour preuve, le tour se finit par où il a commencé : avec Georges Perec. Un tour est une révolution. Mais à la fin il faut consoler le petit Georges Perec et retrouver sa maison, hélas, perdue.
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Un tour dans la littérature (suite et fin)
30. J’ai rêvé que j’étais en train de mourir dans une cour africaine et qu’un poète du nom de Paulin Joachim me parlait en français (je ne comprenais que des bribes comme « la consolation », « le temps », « les années qui viendront ») tandis qu’un singe pendu se balançait à la branche d’un arbre.
31. J’ai rêvé que c’était la fin de la terre. Et que le seul être humain qui contemplait cette fin était Franz Kafka. Dans le ciel les Titans luttaient à mort. Depuis une chaise en fer forgé du parc de New York Kafka voyait bruler le monde.
Extrait de Dessins pour « La colonie pénitentiaire » de Franz Kafka aux éditions du Bourdaric par Jean-Claude Pardou, consultable https://nunkibartt.wordpress.com/la-colonie-penitentiere-fanz-kafka-jean-claude-pardou/
32. J’ai rêvé que je rêvais et que je revenais chez moi trop tard. Dans mon lit je trouvais Mario de Sa-Carneiro dormant avec mon premier amour. J’arrachais les draps et découvrais qu’ils étaient morts, alors me mordant les lèvres jusqu’au sang, je retournais aux chemins vicinaux.
33. J’ai rêvé qu’Anacréon construisait son château au sommet d’une colline pelée et qu’ensuite il le détruisait.
34. J’ai rêvé que j’étais un très vieux détective latino-américain. Je vivais à New York et Mark Twain m’engageait pour sauver la vie de quelqu’un qui n’avait pas de visage. Je lui disais ça va être une affaire diablement difficile, monsieur Twain.
35. J’ai rêvé que je tombais amoureux d’Alice Sheldon. Elle, elle ne m’aimait pas. J’essayais donc de me faire tuer sur trois continents. Les années passaient. Enfin, alors j’étais déjà très âgé, elle apparaissait à l’autre extrémité des quais de New York et au moyen de signes (comme ceux que l’on faisait sur les porte-avions pour que les pilotes se posent) me disait qu’elle m’avait toujours aimé.
36. J’ai rêvé que je faisais un 69 avec AnaÏs Nin sur une énorme dalle de basalte.
37. J’ai rêvé que je baisais avec Carson McCullers dans une chambre plongée dans la pénombre au cours du printemps de 1981. Et tous deux nous nous sentions irrationnellement heureux.
38. J’ai rêvé que je retournais dans mon ancien lycée et qu’Alphonse Daudet était mon professeur de français. Quelque chose d’imperceptible nous indiquait que nous étions en train de rêver. Daudet jetait des coups d’œil par la fenêtre à chaque instant et fumait la pipe de Tartarin.
39. J’ai rêvé que je m’endormais pendant que mes camarades de lycée essayaient de libérer Robert Desnos du camp de concentration de Terezin. Lorsque je me réveillais une voix m’ordonnait de me mettre en chemin. Vite, Bolano, vite, il n’y a pas de temps à perdre. Je ne trouvais en arrivant qu’un vieux détective fouillant dans les ruines fumantes de l’assaut.
Dénoncé à la Gestapo en 1944, le poète et résistant Robert Desnos est finalement amené à Theresienstadt, Le camp de concentration de Terezin y est une forteresse transformée en ghetto et camp de concentration. Après la fuite des SS en mai 1945, Robert Desnos est reconnu par un étudiant tchèque. Soigné, mais trop affaibli, il tombe dans le coma et meurt au camp de Terezin le 8 juin 1945. Son corps est enterré au cimetière Montparnasse. (Wikipedia) .
En 1943 déjà, la plus
jeune sœur de F Kafka, Ottla, fut aussi
prisonnière dans ce camp de concentration au titre de la persécution des juifs.
Elle fut assassinée à Auschwitz où elle avait accompagné volontairement un
groupe d’enfants destinés à être exterminés.
40. J’ai rêvé qu’une tempête de nombres fantomatiques était tout ce qu’il restait des êtres humains trois milliards d’années après que la terre ait cessé d’exister.
41. J’ai rêvé que je rêvais et que dans les tunnels des rêves je trouvais le rêve de Roque Dalton : le rêve des braves qui sont morts pour une chimère de merde.
42. J’ai rêvé que j’avais dix-huit ans et que je voyais mon meilleur ami d’alors, qui en avait aussi dix-huit, faire l’amour avec Walt Whitman. Ils le faisaient dans un fauteuil, contemplant la tombée du jour orageuse de Civitavecchia.
43. J’ai rêvé que j’étais prisonnier et que Boèce était mon compagnon de cellule. Regarde, Bolano, disait-il en tendant la main et la plume dans la demi-obscurité : elles ne tremblaient pas ! (Un moment après, il ajoutait d’une voix calme : mais elles trembleront quand elles reconnaîtront ce salaud de Théodoric.)
Boèce consolé par la philosophie avant d’être assassiné par Théodoric (docplayer)
44. J’ai rêvé que je traduisais le marquis de Sade à coups de hache. J’étais devenu fou et je vivais dans une forêt.
45. J’ai rêvé que Pascal parlait de la peur avec des mots cristallins dans une taverne de Civitavecchia : « Les miracles ne servent pas à convertir, mais à condamner », disait-il.
46. J’ai rêvé que j’étais un vieux détective latino-américain et qu’une Fondation mystérieuse me chargeait de trouver les actes de décès des Latinos Volants. Je voyageais dans le monde entier : hôpitaux champs de bataille, pulquerias, écoles abandonnées.
47. J’ai rêvé que Baudelaire faisait l’amour avec une ombre dans une chambre où avait été commis un crime. Mais Baudelaire n’en avait rien à faire. C’est toujours la même chose, disait-il.
48. J’ai rêvé qu’une adolescente de seize ans entrait dans le tunnel des rêves et nous réveillait avec deux types de baguettes. La fille vivait dans un asile psychiatrique et sombrait lentement dans la folie.
49. J’ai rêvé que dans les diligences qui entraient et sortaient de Citavecchia je voyais le visage de Marcel Schwob. La vision était fugace. Un visage presque translucide, aux yeux fatigués, froissé de bonheur et de douleur.
50. J’ai rêvé qu’après la tempête un écrivain russe et aussi ses amis français choisissaient le bonheur. Sans poser de questions ni rien demander. Comme qui s’effondre inconscient sur son tapis favori.
51. J’ai rêvé que les rêveurs étaient partis à la guerre fleurie. Aucun n’était revenu. Sur les panneaux des casernes oubliées dans les montagnes j’ai réussi à lire quelques noms. D’un lieu lointain une voix transmettait sans relâche les consignes pour lesquelles ils s’étaient condamnés.
52 J’ai rêvé que le vent agitait l’enseigne fatiguée d’une taverne. A l’intérieur James Mathew Barrie jouait aux dés avec cinq messieurs menaçants.
53 J’ai rêvé que je repartais sur les chemins, mais cette fois je n’avais plus quinze ans mais plus de quarante. Je n’avais qu’un livre que je portais dans mon petit sac à dos. Tout à coup, tandis-que je marchais, le livre se mettait à bruler. Le jour se levait et il ne passait presque aucune voiture. Alors que je lançais le sac à dos roussi dans un canal j’ai senti une légère brûlure dans mon dos, comme si j’avais des ailes.
54 J’ai rêvé que les chemins d’Afrique grouillaient de chercheurs d’or, de bandeirantes, de sumulistes.
55. J’ai rêvé que personne ne meurt la veille.
56. J’ai rêvé qu’un homme jetait un regard derrière lui, sur le paysage anamorphique des rêves, et que son regard était dur comme l’acier mais se fragmentait tout de même en de multiples regards de plus en plus innocents, de plus en plus désemparés.
(collection particulière)
57. J’ai rêvé que Georges Perec avait trois ans et pleurait, inconsolable. J’essayais de le calmer. Je le prenais dans mes bras, lui achetais des friandises, des livres à colorier. Puis nous allions sur les quais de new York et pendant qu’il jouait sur le toboggan je me disais à moi-même : je ne suis bon à rien, mais je serai là pour prendre soin de toi, personne ne te fera du mal, personne n’essaiera de te tuer. Ensuite il se mettait à pleuvoir et nous retournions tranquillement à la maison. Mais où était notre maison ?
Les « bandeirantes » (54) sont des aventuriers qui, dès le XVII ème siècle, entraient à l’intérieur du Brésil pour s’approprier des esclaves ou des mines. Au vu du contexte, la signification de sumuliste ne devrait pas glorifier le dit sumuliste. Le sort de Roque Dalton (41), poète salvadorien, mérite qu’on s’y arrête. Il put deux fois faire le pied de nez à la camarde, mais pas trois. En effet emprisonné et condamné à mort en 1960, il échappe au supplice grâce à un coup d’État contre le président José Maria Lemus survenu la veille de la date d’exécution. Et, « à nouveau condamné à mort, il s'échappe à la faveur d'un tremblement de terre qui fit s'effondrer les murs de sa prison » ! Une troisième chance ne lui fut pas donnée : Il a été assassiné en 1975 à la suite de manipulations politiques violentes (source wikipedia). Bolano a raison : quelle chimère de merde est parfois présentée aux braves!. Alice Sheldon (35) est une figure très importante pour Roberto Bolano. On rencontre fréquemment cette autrice de science fiction américaine dans le panthéon mental de notre auteur. J.M. Barrie (52) est le créateur de la figure de Peter Pan. Bolano apprécie la littérature française et son mérite à citer Marcel Schwob me rappelle qu’on y trouve une parenté d’écriture avec Borges.
Lecteur, es tu cet homme rêvé par un rêve de Bolano, celui qui jette derrière lui « des regards de plus en plus désemparés » ? Pourtant, « de multiples regards de plus en plus innocents » devraient nous rassurer ? Ce n’est pas très sérieux, un enfant inconsolable. Diable si ! Le trouble revient, latent : innocence va si bien avec désarroi.
Pour se consoler de ne pas pouvoir consoler l'enfant inconsolable, peut-être peut-on imaginer que l'enfant détient un savoir et que très tôt, l'enfant invente la façon de faire avec ce savoir indomptable, qui l'écrase, l'effraie, pourrait le désespérer; car le savoir est troué, et ne donne pas les clés. On peut apprendre à jouer avec, comme un chat avec la pelote.
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