jeudi 10 septembre 2020

La vulve de pierre

Et soudain, je la vis, elle que j'avais ratée en 2012, elle que j'ai bien failli manquer encore une fois, s'il n'y avait pas eu cette vigne au bord du chemin, dont je me souvins à temps qu'elle était indiquée lors d'une description d'itinéraire. Elle, elle, la pierre à sexe, la vulve de pierre ! Elle était là, sur ce sentier serpentant dans le sous-bois ombreux, au versant nord de la vallée du Suin, de l'autre côté du causse de Pouligny Saint-Pierre, très certainement le plus petit causse de France, le plus septentrional. Oui elle était là, enfin sous mes yeux, sous nos yeux plutôt, car je n'étais pas seul, les baxtériens étaient avec moi, Gaëlle et Nunki Bartt - et plus tard le Doc nous rejoindrait. L'événement était d'importance, car c'est une longue histoire, qui demandera sans doute plusieurs épisodes ici même sur Baoubaxter.


Son existence m'avait été révélée en 2010 par un écrivain du nom de Jean-Pierre Le Goff, qui lui-même m'avait été indiqué grâce à un commentateur du blog Fragments de géographie sacrée sur lequel je sévissais alors sous le nom de Robin Plackert : "J'aime que des inconnus me suggèrent une piste à explorer. C'est ainsi qu'un certain Thierry, dans un récent commentaire, m'aiguillait sur l'oeuvre de Jean-Pierre Le Goff. Une amie, Fernande B. pour en pas la citer, alias Isidore Bonaventure, m'avait parlé de lui lors d'un vernissage à Equinoxe, mais je n'avais pas cherché alors à en savoir plus. Le rappel de Thierry me persuada de le faire, et c'est ainsi que je me mis en quête dans cette même médiathèque d'Equinoxe de quelque volume legoffien. Or, elle n'en regorge pas. "Le cachet de la poste", seul opus disponible, n'était plus en rayonnage et je dus en demander le retrait au magasin.

Bonne surprise : le livre avait été édité dans cette belle collection de L'arbalète chez Gallimard, dont je possède quelques précieux exemplaires (Jacques Darras et Jacques Rebotier). C'est d'ailleurs à croire que la maison est sous la coupe d'une confrérie de Jacques puisque c'est un autre Jacques (Réda) qui préface le livre de Jean-Pierre Le Goff. Je ne tardai pas à me jeter dans sa lecture. J'appris bientôt que la principale activité de l'auteur consistait à enfiler des perles. Mais pas n'importe comment, pas n'importe où et pas n'importe quand. Bref, c'est plein d'humour mais n'était-ce pas un peu gratuit ?"

 


Jean-Pierre Le Goff (qu'il ne faut pas confondre avec le sociologue du même nom) était né à Douarnenez le 2 août 1942. Sa biographie sur Babelio mentionne qu'il "avait découvert le surréalisme au lycée de Brest et fait la connaissance de Georges Perros installé à Douarnenez. Venu ensuite à Paris, il avait rencontré les membres du groupe surréaliste et gardé de cette époque le goût des analogies et des correspondances comme moyen de connaissance, mettant par exemple en rapport les dessins des coquillages et les cartes géographiques. [...] Dans les années 80, il fait partie de la Banalyse, mouvement créé en 1982 et lance, dans la lignée de la Banalyse, ce que ses amis appellent les Petits Papiers ou les Feuilles volantes. Ces papiers permettaient l'organisation de réunions dans l'esprit de la Banalyse, autour de divers sujets intéressants Le Goff, comme les perles par exemple, donnant lieu à des réunions à Perle, à Perl ou à Lhuître. Ces papiers, qui se présentaient sous la forme de feuilles A4 ou A5, sont réunis sous le titre "Le Cachet de la poste" (Gallimard, 2000)."

Cette description des feuilles volantes de JPLG manque de précision et il vaut mieux se reporter à la préface de Jacques Réda :

"Je regarde comme un privilège d'avoir été parmi les premiers destinataires des très discrets envois postaux où, dans des sortes de poèmes parfois aussi précis qu'un énoncé de problème d'arithmétique, il fait part de ses intentions et convie aux cérémonies à la fois bizarres et sans mystères qu'il organise. Leur appareil méticuleux n'est pas très différent de ce qu'emploierait un magicien ou un occultiste : les mots, les chiffres, les astres y tiennent un rôle de premier plan. Partout des signes se manifestent..."
Un autre destinataire des lettres de JPLG fut Rémi Schulz, qui consacra plusieurs articles en hommage à son ami, dont le premier fut publié le 1er janvier 2011 (1/1/11), Arisu n'est plus ici (JPLG 1) : "Une récente coïncidence m'invite à consacrer ce premier billet de 2011 à Jean-Pierre Le Goff, à plusieurs reprises évoqué sur mes pages pour les aventures partagées ensemble. Hélas Jean-Pierre n'est plus totalement parmi nous depuis trois ans, atteint de la terrible maladie d'Alzheimer. Depuis 2008 ses nombreux amis ne reçoivent plus ses courriers, invitations à d'étranges interventions motivées par les méandres de l'insatiable curiosité de Jean-Pierre, éternel émerveillé des coïncidences tissant ce monde."

De fait, JPLG devait mourir à Montmorillon le 26 février 2012. Ce dont je rendais compte sur FGS le 17 mai 2012 : "Je retourne au clavier, après six mois de silence sur ce site, pour saluer la mémoire de l'écrivain Jean-Pierre Le Goff, qui s'est éteint le 26 février à Montmorillon, si l'on en croit le site L'Alamblog, un des rares à porter la nouvelle (mais on lira aussi avec intérêt le billet de Nouvelles Hybrides, daté du 3 mars, qui rend compte de l'hommage de ses amis à Douarnenez, sa ville natale, où il fut donc aussi enterré, avec le para-rite imaginé par sa fille Alice, collier de perles, oeufs de lumière verts ou rouges, autour duquel les personnes présentes firent un autre collier de perles, humaines cette fois)." Inutile  de cliquer sur les liens de cet extrait : ils sont hélas cassés. Le site Nouvelles Hybrides, qui était tenu par Etienne Cornevin, ami castelroussin de JPLG, n'est plus qu'une coquille vide.

La croix des Chagnats (sur le causse)

JPLG possédait une maison à Châteauroux, et il a organisé dans l'Indre un certain nombre de ces cérémonies bizarres qu'évoque Jacques Réda. Le 20 avril 2010, j'écrivais ceci : "J'ai dû rendre à la médiathèque le livre de Jean-Pierre Le Goff. J'en ai photocopié auparavant toutes les pages qui font mention d'un site berrichon, cela fait un beau recueil. J'ai l'intention de consacrer une note à chacun des chapitres concernés, en me rendant si possible sur les lieux désignés. Une sorte d'inventaire berrichon des lieux legoffiens. J'ai d'autant plus de volonté d'accomplir cette sorte de pèlerinage que j'ai appris récemment, de la bouche de quelqu'un qui l'a connu, et qui reçut plusieurs de ces missives que le poète adressait à ses amis, que Jean-Pierre Le Goff était hélas très malade. Ce qui sincèrement m'attrista. Je ne cherche pas, je l'ai dit, à contacter les auteurs que je cite ici : je laisse oeuvrer le seul hasard, comptant sur sa malice. Mais aujourd'hui je sais que le hasard ne me servira pas, qu'il n'est pas même d'attente possible. J'irai donc sur les traces de JPLG, ce sera mon hommage à lui rendu."

Des paroles aux actes, il y a souvent un gouffre : de fait, en janvier 2011, j'avouais "que cette entreprise n'a pas beaucoup avancé, qu'elle est même au point mort. Mais je n'y ai pas renoncé et cette nouvelle rencontre m'aiguillonne, je compte bien un jour ou l'autre aller voir la pierre à sexe de Pouligny Saint-Pierre, prochaine étape de cet itinéraire legoffien." Mais un an plus tard, j'en étais au même point : "Nous sommes en mai 2012, et je ne suis toujours pas allé voir la pierre à sexe (...) Mais comme je dois me rendre à Chapitre Nature, le festival qui fête ses dix ans au Blanc, je songe cette fois très sérieusement à faire un détour jusqu'à ce petit bois du causse de Pouligny, qui renferme l'étrange monolithe." De fait, je m'étais bel et bien rendu sur place cette fois-ci mais faute de renseignements précis j'avais erré dans le bois comme âme en peine sans parvenir à localiser la pierre. 

Ce n'est donc que huit ans plus tard que j'ai enfin accédé à cette merveille, car c'est une merveille, vous ne me direz pas le contraire.

Mais il est temps de se reporter au texte de JPLG :

"J'ai eu vent de l'existence d'une pierre dans le Berry qui me posait le même type d'énigme que j'avais émis l'an dernier en implantant ma "Pierre de Rosée" dans un champ de Franche-Comté : son origine et sa signification étaient indéterminables. Comme un écho, l'intention que j'avais rendue effective me revenait. Vous jetez une bouteille à la mer et quelques mois écoulés vous en trouvez une qui contient un message semblable.

La pierre est un sexe féminin magnifié. Un article d'Olivier Charbonnier dans La Nouvelle République du 26 août 1960 la décrit ainsi : "Régulièrement ovale et probablement ainsi aménagé, par l'antique sculpteur, ce bloc, aux axes mesurant respectivement 0,90 m et 0,56 m, est creusé d'une cavité centrale également ovale, terminée en haut par une courte fente... Un sillon assez large entoure cette cavité, délimitant ainsi un bourrelet. Deux autres sillons, plus étroits et eux aussi régulièrement ovales où les doigts peuvent pénétrer jusqu'à 5  ou 6 cm, circonscrivent le précédent et laissent par conséquent en saillie d'étroits cordons plats parallèles." (p. 110)"

Olivier Charbonnier est une figure locale importante. Né à Fongombault, non loin donc de la vulve de pierre, le 16 août 1875, il devient instituteur comme ses parents, mais à sa retraite se consacre uniquement à ses passions, la géologie et l'archéologie : "Il se spécialise dans l’étude de la géologie et plus particulièrement l’ère quaternaire en Berry. Il entame parallèlement un gigantesque travail d’inventaire des sites préhistoriques dans le département de l’Indre. Chaque site analysé est répertorié dans des cahiers d’écoliers richement illustrés de dessins à la plume. De nombreux mémoires et articles viennent compléter ce travail. Membre de la Société Préhistorique Française, de la Commission Supérieure des Monuments Historiques, Olivier Charbonnier est à l'initiative des salles « préhistoire » du Musée Bertrand de Châteauroux."


Charbonnier pense donc que la vulve est l'oeuvre d'un antique sculpteur. Ceci n'est pas l'avis d'un certain M. Lorentz (sur un autre site, il s'agit d'une dame), géologue au CNRS, cité par JPLG d'après un livre de Brigitte Lucas consacré au Berry insolite, qui juge la pierre au contraire parfaitement naturelle, ce qui est redit (sans mention du nom) dans un article de la même Nouvelle République du 8 juillet dernier : " La pierre se serait formée au jurassique supérieur, il y a 155 millions d’années, par l’empilement de couches sédimentaires alors que la région était recouverte par un océan. Les géologues défendent l’hypothèse qu’un séisme ou un ouragan aurait modifié l’accumulation de sédiments sableux. Les formes concentriques proviennent d’un cratère d’où l’eau aurait été expulsée."

Ce fut aussi l'avis de JPLG qui perçut, dit-il, la pierre comme oeuvre de nature : "Je m'émerveillais que les ruissellements de l'eau, que le travail du vent aient pu attaquer et emporter ses parties les plus tendres et faire apparaître une figure qui m'émouvait."  

Il décida donc d'une intervention poétique sur la pierre, qu'il vit comme un prolongement de sens de la Pierre de Rosée : "Le 29 novembre 1993, je me rendais, dans l'Indre, à Pouligny-Saint-Pierre, au lieu-dit "La Jozière", accompagné d'une amie, j'oignais la pierre d'une rosée que cette amie avait patiemment récoltée dans son jardin. J'ai voulu cet acte comme une simple marque de sacré et de poésie, comme une liturgie subreptice à une Vénus sylvestre, comme une offrande à une dryade."(p. 111)

La rosée s'est depuis longtemps dissoute dans l'air du causse, mais en observant la pierre nous y découvrîmes une curiosité, dont je ne peux encore rien dévoiler pour l'heure, qui laisse à penser que notre homme a peut-être opéré un autre rituel, qu'il aurait soigneusement tu. Opération peut-être pas sans rapport avec sa passion première : les perles. 

Il faudra revenir sur le causse.



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