U N M O T D E C O N S O L A T I O N |
4
L'armoire
A cinq heures le lendemain,
après s’y être préparé, Claude est devant chez René, rue de Lille, où le
« Prez » vit seul avec sa fille aux yeux de tortue. C’est la première
fois qu’il se rend chez René. Genève a fait du café, un café fort qui jaillit d’une belle machine à expresso, gagnée à un concours de mots
croisés, cela va sans dire. Sûr que Claude aurait préféré une bière bien
fraîche, mais tout ce qui vient de René, il prend. Le Président dépose un
plateau contenant le café fumant, accompagné de son fameux sourire ambigu. Sans
temps mort, il en vient aux faits.
-
Tu te souviens, Claude, je t’ai parlé d'un concours dans ce bled, là-bas, et où j’ai toutes mes chances ?
-
Très bien René, mais c’est dans trois semaines, je crois bien ?
-
Dans 26
jours précisément, Claude. Et si ce concours, tu allais le faire à ma
place ?
-
Tu
déconnes Genève ou bien t’es devenu fou !
- Tu vas le faire à ma place, Béquille, pour la
simple raison que je ne peux pas y aller !
-
Je suis
pas à la hauteur, tu le sais très bien René. J’ai pas ton niveau.
- Mais qui te demande de le gagner ce concours à la con, hein, qui ? Non, tu y vas en reconnaissance, sans pression, juste pour savoir où tu en es. C’est pas en restant tout seul, chez toi, sur ton cul, que tu vas progresser, c’est moi qui te le dit ! (deux sucres ?), Et puis lâche un peu les grilles qu’on trouve dans la Nouvelle République, veux tu ? Adopte celles de France Soir ou de L'Huma. Et encore une chose aussi, si tu veux vraiment t’améliorer, lis ! Achète des livres ! autrement dit, fais entrer la culture dans ton foyer. Ils sont mignons tes gosses, ils ont la santé, d’accord ! Mais, crois-moi, la bouffe ça n’a jamais suffi à nourrir son homme .
Claude accusait le coup.
- Bah, René, là, je suis pas d’accord ! Je sais pas ce qui t’faut ! Moi je les aime les grilles de Monsieur Wynne. Trois ans que je me les fade aux p’tits oignons, crois-moi. Elles sont pleines de coups tordus : Tiens, celle-ci, en onze lettres, Vote blanc, tu vois ? Allez, tu te l’est sûrement farcie comme une fleur cette grille, toi aussi ; rappelle-toi ! en onze lettres, j’en étais à ma cinquième sèche, quand c’est enfin arrivé au ciboulot. Ku Klux Klan. Je m’en suis toujours pas remis. Tu vois René, c’est ça Monsieur Wynne : « à nanti préférez nabab » ! Et tu voudrais que j’y renonce ? Et pis, t’as bonne mine toi, avec ta fille qui peut s’enquiller deux livres par semaine. Mais moi, j’ai trois gars et les deux p’tits derniers qui mangent comme quatre et qui pensent qu’à s'amuser à leur âge, et surtout, qu'à jouer au fotballe. Faut bien qui se dépensent. Les bouquins, crois-moi, ils en ont rien à branler !
Tout en écoutant la complainte de son ami, René ne pouvait s’empêcher de contenir ce petit rire muet qu’on lui connaissait, et qui chaque fois, se faisait la malle depuis sa courte moustache, sans qu’il puisse rien y faire. Aucune note n’en sortait.
-
Il faudra pourtant bien que tu t’en passes, au moins,
le temps du concours. Puis, tu sais, ce genre de solution, c’est pas très
orthodoxe. Il faut t’attendre à des problèmes plus carrés, et souvent à thème,
qui font intervenir la culture, c’est-à-dire : littérature, beaux-arts,
musique, architecture, histoire, mythologie, enfin, tout ce que tu aimes,
camarade !
- J’m’en fous ! Tiens, pis tant que tu m’en parles, tous ces bouquins dont tu m’as causé, ils sont où ? Dans ta chambre ? J’en vois aucun ici. Alors, où est-ce que tu les as mis René, parce que j’aimerais bien voir ça.
Fernando Pessoa, aussi, fut un inlassable cruciverbiste |
- Là, dans l’armoire !
- T’as foutu tes livres dans une armoire ?
C’est pas dans une bibliothèque qu’on range les bouquins d’habitude ? Une
bibliothèque avec des rayonnages protégés par de belles portes vitrées, pour
que tout le monde les voye ?
Et Claude, avait subitement levé son cul du fauteuil pour aller se planter devant la bibliothèque mystérieuse, une grande armoire en noyer, avec plein de nœuds, des nœuds qui s’agrandissaient à mesure qu’il s’approchait, et au fur et à mesure qu’il approchait de la haute armoire en bois blond, de grands yeux menaçants lui défendaient d’aller plus loin ; l’armoire était fermée à clé.
-
Alors, c’est comme ça, tu les planques ? Tu planques
tes bouquins ! Nom de dieu ! Et en plus tu les enfermes ! C’est
pas du boulot ça, René !
Alberto Manguel dans sa tour de Babel, à Mondion, près de Châtellerault |
Kat Onoma
"Magic"
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