mercredi 31 janvier 2024

Baxter vs Baxter : Un mot de consolation S1 Ep 4

U  N   M  O  T    D  E    C  O  N  S  O  L  A  T  I  O  N



 

4

L'armoire



 Brouillon d'une grille imaginée par G Perec


A cinq heures le lendemain, après s’y être préparé, Claude est devant chez René, rue de Lille, où le « Prez » vit seul avec sa fille aux yeux de tortue. C’est la première fois qu’il se rend chez René. Genève a fait du café, un café fort qui jaillit d’une belle machine à expresso, gagnée à un concours de mots croisés, cela va sans dire. Sûr que Claude aurait préféré une bière bien fraîche, mais tout ce qui vient de René, il prend. Le Président dépose un plateau contenant le café fumant, accompagné de son fameux sourire ambigu. Sans temps mort, il en vient aux faits.

-         Tu te souviens, Claude, je t’ai parlé d'un concours dans ce bled, là-bas, et où j’ai toutes mes chances ?

-           Très bien René, mais c’est dans trois semaines, je crois bien ?

-          Dans 26 jours précisément, Claude. Et si ce concours, tu allais le faire à ma place ?

-           Tu déconnes Genève ou bien t’es devenu fou !

-           Tu vas le faire à ma place, Béquille, pour la simple raison que je ne peux pas y aller !

-          Je suis pas à la hauteur, tu le sais très bien René. J’ai pas ton niveau.

-          Mais qui te demande de le gagner ce concours à la con, hein, qui ? Non, tu y vas en reconnaissance, sans pression, juste pour savoir où tu en es. C’est pas en restant tout seul, chez toi, sur ton cul, que tu vas progresser, c’est moi qui te le dit ! (deux sucres ?), Et puis lâche un peu les grilles qu’on trouve dans la Nouvelle République, veux tu ? Adopte celles de France Soir ou de L'Huma. Et encore une chose aussi, si tu veux vraiment t’améliorer, lis ! Achète des livres ! autrement dit, fais entrer la culture dans ton foyer. Ils sont mignons tes gosses, ils ont la santé, d’accord ! Mais, crois-moi, la bouffe ça n’a jamais suffi à nourrir son homme . 

Claude accusait le coup.



-         Bah, René, là, je suis pas d’accord ! Je sais pas ce qui t’faut ! Moi je les aime les grilles de Monsieur Wynne. Trois ans que je me les fade aux p’tits oignons, crois-moi. Elles sont pleines de coups tordus : Tiens, celle-ci, en onze lettres, Vote blanc, tu vois ? Allez, tu te l’est sûrement farcie comme une  fleur cette grille, toi aussi ; rappelle-toi ! en onze lettres, j’en étais à ma cinquième sèche, quand c’est enfin arrivé au ciboulot. Ku Klux Klan. Je m’en suis toujours pas remis. Tu vois René, c’est ça Monsieur Wynne : « à nanti préférez nabab » ! Et tu voudrais que j’y renonce ?  Et pis, t’as bonne mine toi, avec ta fille qui peut s’enquiller deux livres par semaine. Mais moi, j’ai trois gars et les deux p’tits derniers qui mangent comme quatre et qui pensent qu’à s'amuser à leur âge, et surtout, qu'à jouer au fotballe. Faut bien qui se dépensent. Les bouquins, crois-moi, ils en ont rien à branler !

 Tout en écoutant la complainte de son ami, René ne pouvait s’empêcher de contenir ce petit rire muet qu’on lui connaissait, et qui chaque fois, se faisait la malle depuis sa courte moustache, sans qu’il puisse rien y faire. Aucune note n’en sortait.    

-         Il faudra pourtant bien que tu t’en passes, au moins, le temps du concours. Puis, tu sais, ce genre de solution, c’est pas très orthodoxe. Il faut t’attendre à des problèmes plus carrés, et souvent à thème, qui font intervenir la culture, c’est-à-dire : littérature, beaux-arts, musique, architecture, histoire, mythologie, enfin, tout ce que tu aimes, camarade !

-        J’m’en fous ! Tiens, pis tant que tu m’en parles, tous ces bouquins dont tu m’as causé, ils sont où ? Dans ta chambre ? J’en vois aucun ici. Alors, où est-ce que tu les as mis René, parce que j’aimerais bien voir ça.


Fernando Pessoa, aussi, fut un inlassable cruciverbiste


Le Président avait regardé Claude, tant qu’il parlait, avec tristesse, à moins que cette tristesse du temps (du temps qui passe), n’eut pris de l’épaisseur, l'épaisseur de la tendresse, qui calfeutrait à cette heure les deux hommes, si peu enclins d’habitude, à s’épancher. Genève avait bien compris qu’il devait ménager son vieux camarade Béquille. Il lui resservit une seconde tasse de ce pur arabica des hauts plateaux éthiopiens.

-             Là, dans l’armoire ! 

-             T’as foutu tes livres dans une armoire ? C’est pas dans une bibliothèque qu’on range les bouquins d’habitude ? Une bibliothèque avec des rayonnages protégés par de belles portes vitrées, pour que tout le monde les voye ?

Et Claude, avait subitement levé son cul du fauteuil pour aller se planter devant la bibliothèque mystérieuse, une grande armoire en noyer, avec plein de nœuds, des nœuds qui s’agrandissaient à mesure qu’il s’approchait, et au fur et à mesure qu’il approchait de la haute armoire en bois blond, de grands yeux menaçants lui défendaient d’aller plus loin ;  l’armoire était fermée à clé.

-         Alors, c’est comme ça, tu les planques ? Tu planques tes bouquins ! Nom de dieu ! Et en plus tu les enfermes ! C’est pas du boulot ça, René !

René s’était levé à son tour et avait sorti une clé du fond de sa poche, pour venir la loger dans le trou de la serrure. Dans un grincement délicieux, les grandes portes noires s’étaient ouvertes lentement. Claude ne s’était pas attendu, tout d’abord, à voir autant d’ouvrages sur les six niveaux de l’armoire ; des livres anciens bien sûr, mais aussi des éditions récentes, qui constituaient avec les livres de poche, le plus gros du contingent. Mais ce qui le frappait d’autant plus, c’était qu’aucun des volumes n’étaient rangés comme il faut, enfin, comme il l’avait toujours imaginé ou vu, la plupart du temps : debout, par ordre alphabétique, avec la tranche bien visible pour que l'on puisse voir le titre. Dans l‘armoire du Prez, Ils gisaient pêle-mêle, les uns sur les autres, parfois redressés, mais toujours de guingois, appuyés, à de rares moments, les uns contre les autres, en faisceau, ou (on ignore pourquoi cette pensée l’avait traversée), comme les arbres d’une forêt meurtrie après la tempête. Il lui avait semblé clairement que tous ces livres étaient morts. Et parmi tous ces morts, Claude avait tout de suite identifié les livres de poésie, parce qu’ils étaient moins gras.


Alberto Manguel dans sa tour de Babel, à Mondion, près de Châtellerault 



A suivre

Jouez-moi !


Crédits : G Perec, Klu klux Klan, une malle pleine de gens : F Pessoa, la bibliothèque d'Alberto Manguel, à Mondion dans la Vienne, Stamford dans le Connecticut, USA

    Kat Onoma

     "Magic"













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