mercredi 24 janvier 2024

UN MOT DE CONSOLATION : S1 Ep 3



U   N      M    O     T       D    E      C    O   N    S    O    L    A    T    I    O    N

 

3

Le Prez



Arthur Wynne invente la 1ère grille
de mots croisés le 21 décembre 1913 à NYC



Genève. René Genève. Il n’y a pas d’autre homme sur la terre que Papa ait autant aimé. Claude était un lève tôt, tout comme René, mais il devait se lever encore plus tôt pour espérer le rencontrer au bar du Beffroi, qu'ils fréquentaient tous les deux, mais pas aux mêmes heures de la journée. Claude, au bistrot, ne buvait jamais d’eau chaude, sauf en compagnie de René, qui prenait son café dès l’ouverture, quand il n’y avait quasiment que le patron et les chaises, jambes en l’air, pour lui tenir compagnie. René ne buvait pas, enfin, pas comme Papa. Il était le Président du club de pétanque du patronage laïque de Paul Bert, quand Claude en était le Secrétaire. Il était également le Président d’honneur du club des cruciverbistes de Saint-Symphorien. De quoi parlaient-ils quand ils se retrouvaient côte à côte au comptoir, face au grand miroir qui leur renvoyait leur propre image, partiellement masquée par le vieux percolateur de la machine à expresso ? Sûrement pas de pétanque, ni de bilan moral. Non, ils ne parlaient pas, ou très peu, se contentant d’être là, tous les deux, devant leur tasse, communiquant à l’aide d’une gauloise et d’une gitane maïs.





Genève avait des livres, Papa le savait, des piles entières de livres à lui. Qui aurait pu transmettre à Claude, dit « béquille », le virus des mots croisés, sinon René ? Il n’avait pas de surnom ; on l’appelait René, quelquefois Genève. Il était plutôt petit, à peine plus haut que Papa, mais beaucoup plus mince, de l'épaisseur d’une clé de 12. A part Béquille, on ne lui connaissait que peu d’amis, ou bien des types qu’on n'avait jamais vus, ou qui n’étaient pas du coin. Genève était roux, mais il s’en défendait, objectant qu’il était un vrai blond vénitien, comme ça, au bistrot, on lui foutait la paix ; personne ne connaissait cette couleur. Il avait été marié, paraît-il, à une normande qui était morte tragiquement, quand ils habitaient encore dans le Cotentin. René aurait fait, un jour, la confidence à Papa que Marie-Louise, sa femme, souffrait de schizophrénie, et que pour s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, elle n’avait pas hésité, un soir d’automne, à s’enfoncer progressivement dans l’étang qui jouxtait la commune, jusqu'à disparaître sous la surface de l'eau. C’était, selon Genève, la meilleure façon de rentrer chez elle. Mais Papa n’y croyait pas. Il se persuadait que la normande avait mis les bouts, tout simplement, comme il était sûr que sa femme finirait par le quitter, elle aussi - c’était dans l’ordre des choses. C’est pour ça, qu’il s’accrochait à René, pour qu’une fois la chose faite, son ami lui apprenne comment faire avec, une fois sans. J’allais à l’école avec sa fille, Magalie, une vraie rousse, elle, avec des cheveux épais et longs, qui lui retombaient sur les épaules. Elle avait des yeux mordorés, des yeux de tortue. Quand vous la regardiez, et que vous aviez la force de soutenir son regard, la lumière que vous cherchiez dans ses yeux ne vous parvenait que bien longtemps après que vous aviez cru accrocher ce regard. Ce laps de temps, qui vous semblait sans fin, c’était l’âge de sa mélancolie. Genève dit un jour à Claude que sa fille avait les mêmes yeux que sa mère et que ce n’était pas bon. Personne à l’école ne connaissait vraiment Magalie, comme personne au bar du Beffroi ne savait vraiment qui était René, pas même Papa, qui croyait si bien le connaître.



                                          
   
    
Papa ne se serait jamais permis de l’inviter à manger chez nous et ce n’était certainement pas parce qu’il n’avait pas confiance en la cuisine de sa femme. Ils se voyaient au siège du club pour les assemblées générales (ni René, ni Claude ne jouaient à la pétanque), aux repas des anciens combattants (tous deux avaient fait l'Indochine) et ils se rencontraient fortuitement au bar, car on ne se donnait jamais rendez-vous, pas plus qu’on ne se téléphonait. On laissait faire le hasard et on espérait qu’une nouvelle rencontre arriverait. Papa était passé maître pour provoquer le hasard.
Le hasard, comme chaque territoire, a ses propres limites vagues et poreuses. Ni l’un ni l’autre, pour autant, ne s'est permis de les franchir. D'habitude, voilà comment on procède : c’est le premier qui cède. Lorsque l’attente s’avère insupportable, l’un des deux prend l’initiative, autrement dit, il craque. Pour cette génération, le droit d’aînesse avait encore de beaux jours devant elle, et naturellement, Papa s’inclinait pour la raison que René en avait bien plus sous la casquette que lui, et parce qu’en définitive, s’il parlait peu, il parlait merveilleusement bien. Au club, ne l’appelait-on pas, le Président Genève, dit : le « Prez » ?
Papa était rempli d'administration pour René, mais il s’entêtait à le dissimuler, à tout vouloir garder pour lui, comme s'il se sentait cadenassé par la vie, cette broyeuse. Aussi, contre toute attente, c’est le Prez en personne qui vint chez nous. Il était venu, sans y être invité. Il était venu sonner à notre porte et avait demandé à voir mon père. « Bonjour monsieur Genève ! », avais-je dit, avec beaucoup d’entregent, car Man nous avait toujours appris à être polis avec tout le monde, en particulier avec les assistantes sociales de notre circonscription. « Je suis venu voir ton papa, mon garçon » Et j’étais allé avertir Papa que le Prez s'était farci les trois étages pour le voir, lui, qui n’en revenait pas, à qui les deux bras en tombent peut-être encore aujourd'hui, et ils s’étaient parlé sur le palier, en chuchotant. Papa, dans la confusion, avait oublié de le faire entrer, à moins que ce ne soit René qui ait décliné l’invitation ; toutefois, on discutait vaillamment, mais en silence, comme deux conspirateurs. Je ne pouvais qu'entendre des "oui", des "ah !", ou bien des "non". Quand monsieur Genève, a dit bien fort à Papa : « Alors je compte sur toi Claude ?, Papa avait répondu : Oui, René, c’est d’accord, je viendrai ! Et le président avait conclu : alors à demain, 5 heures ! ». Et Papa s’était gratté la tonsure, comme embarrassé, se sentant désarmé et piteux de ne pas avoir été celui des deux qui avait eu le courage de mettre fin à ces cinq longues semaines de silence.



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Jouez-moi svp

A suivre




Crédits : Berenice Abbott, Stanley Kubrick, Edward Munch

Sergeï Prokoviev





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 Photo présumée de Renée David  en 1912

* En août 1930, Renée David remplace Tristan Bernard qui abandonne sa place dans la revue " Le gril littéraire". Elle publiera 746 grilles jusque fin 1937, notamment la grille où figure la définition qui lui vaudra le titre de "Reine des mots croisés" : Vident les baignoires et emplissent les lavabos, dont la solution est Entr'actes (graphie du Petit Larousse de l'époque), longtemps attribuée à tort à Tristan Bernard.



1 commentaire:

  1. J'en suis au troisième et j'en souhaite trente ! Que suis-je : les épisodes d' "Un mot de consolation" Vivement demain...Merci !

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