mardi 2 janvier 2024

Trois billets sur l'au-delà

T   r   o   i   s     b   i   l   l   e   t   s     s   u   r     l '  a   u  -  d   e   l   à



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                                                                             B o i s  J é s u s

 

Les journées se cantonnaient à des lectures accompagnées de notes et des séances de travail qui consistaient à composer des peintures sur papier journal marouflées sur carton. Il n’achetait pas de livres ; il lisait ceux qu’il empruntait à la bibliothèque. Ça lui évitait de les entasser pour ne pas avoir à les lire. Il fréquentait aussi beaucoup les cinémas de la rue des Ursulines, en face du conservatoire - Il ne faisait pas l'amour, ou seulement par hasard, donc c'était davantage par amour du hasard qu'il baisait. ll pensait beaucoup à la vie. Bref, Bartt se sentait vraiment heureux, comme on dit : heureux comme avec une flamme.


Nunki Bartt    la main verte     Le fils    Non daté

Dès qu’elle put s'échapper des bras amoureux de la Choisille, qui la poursuivait jusqu’au pont de chemin de fer, la route de la vallée observait un curieux virage en lasso, avec une amplitude des plus élégantes. Pour Bartt, c’était sûr, la route jubilait à l'amorce de cette liberté nouvelle. On avait subitement changé de cap. On se dirigeait maintenant vers le Nord – Nord-Ouest. C’était bien la première fois qu’il prenait cette route, aussi, dès qu’il fut passé de l’autre côté de l’arche du pont, il fut décidé que c’en était fini du rythme frénétique qui l’avait animé jusqu'ici, que dès lors, la voie ferrée reprendrait à son actif la question de la vitesse, assurant le rôle qu’avaient joué, avant elle, le fleuve, puis la rivière. Bartt s’était demandé sérieusement si ce passage sous l’arche ne l’avait pas projeté à travers un autre paysage, une autre géographie ; et sur le plan géologique, ça se tenait, et c’était d’autant plus flagrant que la route s’élevait derechef. Sans qu’aucun prémice n’ait pu alerter le piéton d’un brusque changement, la route s’enclavait, maintenue par la voie ferrée à droite et par le talus à gauche. Toute l’attention qu’il devait porter, dorénavant, aux choses, comme les manifestations sonores, l’air qui circulait tout autour de lui, sa propre respiration même, s’était accrue depuis qu’il marchait sur cette route de Morienne.





Quand un frémissement, derrière lui, le fit tressaillir. Une vibration, suivie d’un souffle, enfin d'un frottement métallique, qui provenait d’un engin lancé à toute vitesse sur le ballast de la voie ferrée. C’était le Tours - Caen : un turbotrain  et trois wagons jaunes et rouges accrochés, qui venaient contaminer à plus de 130 km/h la mélancolie monochrome du vallon, et comme la route surplombait légèrement les rails, Bartt put suivre longtemps la flèche orange qui le transperçait, et qui gagnerait bientôt Notre Dame d’Oé et au-delà. Du plus loin qu’il pouvait voir, il y avait cette maison au pignon chevronné qui semblait barrer la route. Quand il y fut, il constata qu’elle la divisait en deux bras distincts : la route de Morienne qui se faisait drosser jusqu'à la ligne de crête, et la route de Bois Jésus qui suivait docilement la voie ferrée. Au milieu de tout ça : la maison dite de Morienne. Il choisit de suivre encore la ligne. La Loire, Elle, l’avait toujours roulée ; enfin une qui ne ferait pas de mystère !




On marchait librement sur la petite route de Bois Jésus, désertée par les véhicules. Les hameaux se faisaient rares, et bientôt, ce furent au tour des maisons de disparaître, tout comme le ciel évidé, seulement zébré, ici et là, de trainées floconneuses. Régler son pas sur la toute relative cohérence du monde n’était pas insurmontable pour Nunki Bartt. Il suivait déjà, à la lettre, les principes du prophète de Charleville, qui donnait raison à son ami, le macérien Ernest Delahaye, de toujours lire et de beaucoup marcher. Cette devise rimbaldienne tient encore la route aujourd’hui, malgré tout. Bartt, cependant, ne se sentait pas encore légitimement au monde. Certes, lire, peindre, marcher, sillonner longtemps les routes, les chemins, c’était comme accélérer la gestation du temps, s’affranchir définitivement du poids d'une existence trop lourde, puisque le seul monde possible habitable à ses yeux se logeait là, où quiconque pouvait poser sur les choses un regard poétique nouveau.




Il avisa une jolie maison solitaire, dont le pignon, cette fois-ci, était recouvert de vigne vierge. Il s’accorda une pause et songea à ce toponyme qui renfermait cette association étrange : Bois Jésus. Qu’est-ce que ça signifiait ? Etait-ce encore un hameau, un lieu-dit, ou tout un bourg ? Il y avait certainement des arbres encore, ou même un bosquet. La petite route s’était épuisée à suivre parallèlement la ligne et s’était perdue à l’intérieur d’une cour de ferme, ne trouvant une issue qu’en descendant rejoindre la rivière. Un autre pont de chemin de fer se situait en contrebas, tout près, avec seulement un chemin pour y aller. Bartt avait donc tout naturellement suivi la route qui draguait le coteau, et qui reprenait de la vigueur dès que la pente s’accentuait,sans se faire plus large pour autant. Il croisa un homme qui descendait, en compagnie d’un chien noir. Il salua poliment, et pensa qu’il avait fait une très bonne impression au chien. La route atteignait à présent un plateau découvert, dont la vue sur la vallée était enfin dégagée. Des maisons neuves avaient poussé là. Elles donnaient l’impression d'être postées en sentinelle. Au détour de l’une d'elles, la plus imposante, il aperçut cette marque horizontale qu’il connaissait bien à force de fréquenter les chemins - un trait jaune peint sur le piquet d’une palissade – un début de sentier de pays, ou la direction à suivre ?


Un homme inquiet est forcément un homme bon, se dit Bartt quand il entendit les aboiements hostiles de deux ou trois chiens de garde qui veillaient derrière le gros portail, là-bas, à l’entrée du chemin. Oui, Bartt avaient les foies, car il ne savait pas si ce portail était naturellement fermé ou fatidiquement ouvert ! Il passa, alors que les aboiements des chiens redoublaient, en se servant de leurs grosses têtes, comme d'un bélier, pour défoncer le portail.

Bois Jésus qui, au temps jadis, avait accueilli des loups, était aujourd’hui traversé par un chemin bien entretenu, balisé de jaune, et qui devait faire une petite boucle à travers le bois, avant de revenir à son point de départ. Aucun oiseau ne chantait, ce qui, même pendant les mois d’hiver, est très rare. Le bois offrait sa protection au marcheur, mais ne l’isolait pas de la rumeur du monde ; on distinguait très bien le bourdonnement du trafic routier. Se sentait-il "le piéton de la grand-route par les bois nains" ? L'un des pouvoirs de la poésie est de créer des correspondances, des ponts entre la vie rêvée et la vie réelle. Partons du principe que l’action n’est pas la vie – avec ça, Arthur n’irait pas très loin aujourd’huienfin, pas plus loin que l'ongle qui est au bout de son œil. Mais on ne peut naturellement comparer la conception d’un poème et la sensation vive d’entrer dans le poème, comme Bartt en avait fait, à plusieurs reprises, l’expérience. Il était pourtant lucide. Il savait malheureusement qu’il ne pourrait jamais vérifier, dans sa chair et dans son âme, ce pur oracle du poète : Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’homme. 



A . R , "la photo oubliée"                             Paris 1873


Sous le couvert forestier de ce petit bois léger et silencieux, Nunki Bartt se sentait comme prélevé du monde. Le bois lui offrait une interface muette contre le râle maladif qui montait depuis la ville proche. Quelques notes de musique lui parvinrent. Bartt crut qu’elles provenaient d’une maison sise à l’orée du bois, mais plus il progressait, plus la musique semblait surgir du chemin. On avançait comme dans un conte. Et comme elle hésitait, cette musique, interrompue parfois par quelques ricanements, ne lui disait rien encore. Il doubla une trogne d’arbre toute rabougrie, depuis laquelle, il aperçut trois silhouettes qui s'affinèrent à l'approche, lui dévoilant trois jeunes hommes qui étaient assis au beau milieu du sentier. L’un d’entre eux tenait une guitare et en jouait allégrement, tandis que les deux autres retenaient leurs voix, peut-être parce qu'ils ne maîtrisaient pas les paroles en anglais. Bartt put quand même reconnaître Black bird, la chanson de Paul McCartney, qu’il avait découvert tout récemment. « Black bird singing in the dead of night / take these broken wings and learn to fly / All your life / You were only waiting for this moment to arise / Black bird fly, black bird fly / into the light of a dark black night ». 

Il se montra pour ne pas les surprendre, fit même un petit détour, enjambant une dizaine de canettes de bière, et sourit aux trois garçons qui ne s'étaient jamais interrompus. Et il s’en alla, en se demandant s’il avait fait bonne impression au merle de la chanson. Il s’en allait et il fut bientôt aspiré par une trouée blanche - c'est comme si la lumière jaillissait pour lui adresser un signal de bienvenue, ou bien, d'au revoir. C'était la seconde porte du Bois Jésus, qui débouchait sur un chemin tout droit, en longeant un bel étang qui n’a pas de nom – le chemin à découvert le ramenait sur la route de Morienne, qui rejoindrait, plus tard, l’autre route, la route de Bois Jésus, devant la maison au pignon blanc et chevronné, au partage des routes. 

                                                                              


Bartt redescendait vers la vallée de la Loire, près du cher fleuve où il logeait, avec Black bird qui n'en finissait plus de chanter pour lui. Il était parti en fin de matinée, et n’était rentré chez lui que lorsque les heures se font les plus difficiles, à la fin du jour, dans la faible clarté précédant une nuit sans étoiles.

On dit que Bartt était ressorti presqu'aussitôt de son logement, et s'etait dirigé vers le pont de fil pour regagner les lumières et les folies de la ville, sur l'autre rive. Probablement qu'il n'avait pas retrouvé, dans son deux pièces, la sérénité qui l'avait tendrement entouré à l'intérieur du bois de Fondettes. Mais il pouvait dire, au moins, que cette journée avait été réussie. Il n'avait besoin que des jours comme ceux-là pour prendre son essor.


Le merle attend pour chanter



 Crédits : Paul Klee, Arthur Rimbaud, B Hardy, Nunki Bartt, Géoportail, Show my street.

The Beatles

"Black bird fly"


Relecture : Snow

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