lundi 15 janvier 2024

UN MOT DE CONSOLATION : Saison 1 Ep 2

 In memoriam Colette Salentin Pardou 


U   N      M    O     T      D    E      C    O   N    S    O    L    A    T    I    O    N

 

2

La Grille


Papa vient seulement de relever la tête pour faire reposer ses yeux chauffés à blanc, ses yeux qui croisaient dans une mer d'écume blanches et noires. Il est penché sur cette nouvelle grille que le quotidien local livre chaque jour à l’examen des lecteurs, quand Tonton s’invite dans son champ de vision. Notre oncle Michel ne s’attardait jamais trop longtemps quand il venait à rencontrer son frère ainé dans l’appartement, préférant l’éviter, de peur d’un brusque changement d’humeur ou qu’un vieux reproche vienne subitement remonter à la surface. Il n’y avait que dans la cuisine qu’il se sentait en sécurité, auprès de sa belle-sœur et de la chienne Vivik, qui avait pris la table pour une niche. Bref, il allait réussir à traverser le séjour quand, ni une ni deux, Papa l’intercepte.

-         Dis donc Milout, arrête-toi et réfléchis ! En trois lettres : arrose le delta.

-         Colette m’a dit de passer le balai, Claude.

-        Pose ce balai, et réfléchis, bon dieu ! Arrose le delta, en trois lettres, Milout, allez !

-        Je peux pas t’aider Claude, soulève un peu tes pieds s’il vous plait…

-       Michel, fais-nous pas chier avec ton putain de balai ! (Papa se reprend) Bon, fais pas attention, j’ai rien dit. 

   Il oubliait toujours que Tonton n’avait pratiquement jamais mis les pieds à l’école, depuis que, dès la prime enfance, on avait décelé chez lui, une forme primitive d’aliénation, au plus fort de laquelle, il côtoyait aussi bien Peter Pan qu’une starlette aux grands pieds et un beurdin nommé Albérique.

-       J’voudrais bien t’aider Claude, mais c’est quoi « le delta » ?

-     Laisse faire Milout, j’ai trouvé de toute façon. La solution est Nil, le grand fleuve d’Egypte. Le delta du Nil. Je voulais juste te faire réfléchir un peu, c’est tout. C’est possible ça ?

-       Y a pas à dire Claude, t’es fort ! Mais lève tes pieds quand même !

Et tout en inscrivant ce petit mot de trois lettres, horizontalement, dans la nouvelle grille de mots croisés, Papa obtempère, il lève les pieds, mais un seul.

La vie de Papa se cantonne à deux passions, les courses de canassons et les mots croisés, ce qui l’occupe à temps plein. Quand j’écris à « temps plein », ça signifie que le tiercé se prépare à la maison, en épluchant Paris turf et France soir, ensuite, pour affiner son pronostic, il prend le chemin du PMU où, après quelques heures de délibération avec les experts (toutes les forces en présence dans le troquet), il rentre chez nous, aussi plein que le temps qu’il a consacré à son dada. Voilà ce qu’il faut entendre par « à temps plein ». Vers les deux heures, plus chargé qu’un cheval de course à handicap, il se rappelait qu’il avait quatre gosses à la maison (cinq, si on compte tonton) et une femme, fin prêts à consommer le casse-croute dominical. Fallait bien qu’il rentre quelque part, et c‘est là que se produisait l’incroyable : Il rentrait. Il ne se trompait ni de quartier, ni de rue, il retrouvait toujours le chemin de la maison. « Si seulement il pouvait se perdre, disait Man, s’il pouvait se paumer pour toujours dans cette cité et ne plus jamais savoir revenir. Il n’y a pas de bon dieu ! » Mais la voiture devait connaitre le chemin, car elle le ramenait toujours, à vingt à l’heure, dans le quartier et finissait sa course en rebondissant sur un bout de trottoir, ce qui le réveillait juste à temps pour s’apercevoir qu’il était à bon port, puis, il se rendormait, en écrasant le klaxon avec sa grosse tête empennée de vapeurs d’alcool et de tabac. Mais aujourd’hui, Man attend un peu que le klaxon produise son effet sur les habitants de la place  -  qu’il prenne bien sa honte, le soûlaud, et que tout le monde en profite ! Mais Richee, pertinemment, lui fait observer que les voisins, à force, en ont pris l’habitude et que maintenant, c’est nous qui avons la honte et passons pour des cons. Alors Man choisit l’un d’entre nous, et c’est souvent moi. « Oh, pour l'amour du ciel, va l'chercher Nono ! », supplie-elle. « Pourquoi toujours moi ? » En guise de réponse, elle va ouvrir la porte, en montrant du doigt la cage d’escalier et je descends les trois étages pour aller le chercher sur le parking. Voulait-elle dire, en m’attribuant cette charge, que j’étais peut-être le seul, parmi mes frères et sœurs, à pouvoir murmurer à l’oreille des poivrots ?



Un peu de respect, s’il vous plait ! Voyons Papa tel qu’il est : comme une éminence, un anticlinal perdu au beau milieu d’un jardin à la française. Et considérons à présent, comment les paris, les courses, comment tout le système peut agir sur le bonhomme. Les canassons, les copains, la picole, c’est l’ubac du petit père, son versant aride et dangereux. Pourquoi aller au-devant des ennuis, quand la frénésie des mots croisés est plus forte que tout ? Quand on peut goûter sereinement à la douceur et au calme du foyer, la télé étant réduite à sa fonction intrinsèque, un meuble muet et borgne, lui renvoyant son propre reflet comme dans un miroir déformant, et supportant le plus beau trophée de sa toute sa vie !, un couple de cygnes sauvages accolés, s’apprêtant à prendre son envol, trophée remporté lors d’un crosscountry en 52, à Fondettes. Tout ce dont il a besoin se trouve organisé autour de lui, sur la grande table de la salle à manger qui lui sert de bureau. Deux dictionnaires, dont un consacré aux synonymes, un ouvrage qui s’intitule bêtement « Réponse à tout », genre de miscellanées, un crayon et une gomme, sans omettre l’éternel paquet de gauloises. Il y a un mot qui résume à lui seul l’univers de concentration dans lequel il circule d'un monde à l’autre, comme à son aise, c’est le mot grille. Imaginez un seul mot pour toute une vie, un passe-partout universel donnant accès à la connaissance, autrement dit, au Monde ! Pour s'encourager, il n’a plus qu’à griller une bonne gauloise, afin que les échappements de ses méninges ascensionnent en des volutes inspirées. Il peut rester des heures assis sur sa chaise, à réfléchir, à lever la tête de temps à autre pour voir, si par hasard, la solution n’est pas logée au plafond. Il en oublie le manger, et chose plus incroyable encore, il en oublie le boire. Il en oublie les copains du PMU aussi, les Maximille, les Noël, les Tarkani, les Deraume, les Manceaux, les Maria Alva. Les mots Suze, pression, kir, tournée, tomates, perroquets, etc. ne font plus partie de son vocabulaire. Il est entièrement absorbé, sous l’emprise de ce damier récalcitrant, se mordant régulièrement la lèvre supérieure, ne se rendant même pas compte qu’il entamait la moustache lorsqu’il parvenait au paroxysme de la concentration. Lorsqu’il trouvait une solution dans une cheville, un mot de deux, trois, voire quatre lettres, il tapotait sur son dictionnaire, une ruine de 47 qu’il tenait de son père, comme pour dire : « Merci papa ! ». Puis, il se levait, claudiquait jusqu’à la fenêtre pour jeter un coup d’œil sur le jardin public pour s’assurer que nous y étions toujours, et après s’être allumé une autre gauloise, retournait s'assoir afin de se replonger dans sa besogne. La solitude du cruciverbiste, le crayon qu’on se fourre dans l’oreille pour en curer la cire, la gomme qu’on ne peut se fourrer nulle part, c’est l’adret de Monsieur Papa, son versant paisible et verdoyant.




Voyant pointer les définitions des mots de plus de sept lettres, concentrés à la périphérie de la grille, il comblait avec avidité les îlots où se planquait le menu fretin, histoire de s’oxygéner avant les déferlantes. Au bercail, Claude ne pouvait compter que sur lui-même. C’est alors, dans ces moments d’extrême solitude, qu’il interceptait n’importe lequel d’entre nous, même mon oncle (mais jamais Man, qu’il considérait comme une intouchable). Combien de fois eûmes-nous droit à ses énigmes déconcertantes qu’il nous soumettait, tel le Sphinx aux voyageurs imprudents sur la route de Thèbes.

-         Richee ! Richee je te dis, arrête-toi, et aide papa. Je lis, en six lettres : « Avait plus d’un mobile ». C’est un nom propre. Tu vois ça comment, fiston ?

Alors Richee faisait mine de s’impliquer, il se grattait légèrement la tignasse et tout en plongeant les yeux dans un vide creusé pour luisur mesure, proposait à Papa une solution de son cru : « Mesrine ? » Généralement, Papa s’assurait que le nombre de lettres requis y était, puis réfléchissait à la pertinence de la réponse, puis sans trahir la moindre émotion, se replongeait dans l’énoncé de la définition, puis revenait à la proposition que nous lui avions faite, et c’est seulement à cet instant qu’il relevait la tête.  Mais dans le cas de Richee, l’anti-Œdipe, Papa ne prit même pas la peine de vérifier. - Ecoute mon Richard, manifestement, cette discipline est bien trop éloignée de tes capacités cognitives. Primo, le nom de ce pied nickelé comporte sept lettres, ce que tu as l’air d’ignorer, secundo, j’imagine qu’il n’avait pas besoin de mobile pour te faire passer de vie à trépas. Alors, mon pépère, je te remercie pour ton concours et te laisse continuer ta route, bien que j’ignore où elle te mènera. J’espère seulement qu’elle ne te conduira pas dans les mêmes impasses que cet épouvantail à moineaux.


Calder à la galerie Maeght , 1954


Tu joues ou tu joues pas ?


Crédits :  Claude Sauté, Jacques Mesrine, Stanley Kubrick , Nunki Bartt


TRUST 

"Le mitard"



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