In Memoriam Colette Salentin Pardou 1938-2023
U N M O T D E C O N S O L A T I O N
1
Jean-Paul Riopelle Passage 1956
Faut-il qu’on ait joué tout l’après-midi, à bord de la vieille ID, exposée dans la grange à foin, à se passer le volant tour à tour pour ne plus se souvenir ni quand ni comment on en est arrivé là, à en écraser à l’arrière de la voiture de Papa, une Simca 1300 automatic qui nous ramène de Pouzais, près de Sainte Maure de Touraine, où nous avons passé un weekend inoubliable dans la ferme du faux tonton Edmond. Quand Papa est contraint de s’arrêter à l’entrée du quartier de l’Europe. Bouboule, inanimé, avachi sur les jambes de Man, qui était passée à l’arrière à hauteur de Sorigny pour empêcher une bagarre qui se préparait, et moi, le nez soudé à l’accoudoir central, reniflant les précieuses odeurs de la ferme d’Edmond, senteurs de foin et de lisier, de bouse, de poussière, de graisse de moteur et de crottes de lapins, qui s’étaient introduites en douce dans la voiture restée en plein soleil, alors que nous déjeunions dans l’allégresse des retrouvailles ! Papa est descendu, alors que Man roupillait, elle aussi. Il a envoyé valdinguer sa portière exprès pour la réveiller ! Il fait rudement froid, bien qu’on soit au début de l’été. Papa est un homme, Man est une femme et c’est encore Papa qui conduit. C’est à lui de montrer qu’il peut faire quelque chose. C’est à lui de soulever le capot, bien qu’il n’y connaisse rien, afin de défendre son honneur devant Man, d’abord, mais aussi, sait-on jamais, devant ses petits chéris qui dorment si bien à l’arrière de la Simone, mais qui pourraient très bien se réveiller pour témoigner que c’est bien Papa et non Man qui nous a encore sauvé la mise. Alors comme ça, Papa joue au garagiste à une heure du matin, histoire de faire le fanfaron ? Je l’entends dire à Man – je vais mettre du liquide de refroidissement, Colette !, quand survient cette plainte irréelle ; ça réveille même Bouboule. - Mais qu’est-ce que tu fous Claude ! Dis-le, merde, si on doit rentrer à pieds ! - Penses-tu, dis Papa, j’ai la situation en main ! Le cri enfle, il devient plusieurs, comme dans la cour de l’immeuble quand on a rejoint les copains. On arrive de la campagne, le Boub a encore un fétu de paille dans les cheveux qui l’atteste, comme celle que l’on fourre dans la bûche du Sainte-Maure que Man ramène dans son sac à main, à chaque fois qu’on en revient. Là-bas, on a vu plein de bêtes, c’est tout à fait normal que j’assimile, à mon âge, et à plus d’une heure du matin, ces cris à des hurlements de porc qu’on égorge ou à un poulet qu’on va estourbir. Man est mal à l’aise, je le vois bien - Bon ça vient Claude ? J’écoute, cherchant à savoir d’où proviennent les cris, mais dans ce long chenal qu’est l’avenue de l’Europe, séparée par une bande médiane, couverte de plates-bandes et qui fait bien trois kilomètres au moins, d’un bout à l’autre, il est impossible de déterminer d’où proviennent les sons – tout fait écho dans cette imbrication de façades interminables, ces murs d’angles ouverts à tous vents, et quelques fois, sur des cours intérieures qui fonctionnent comme des ouïes .
Bouboule, qui est maintenant tout à fait réveillé, ouvre avec cette question, la ronde de nuit du 24 juin 1978. - Elle a bobo la dame, hein maman ? Papa, qui a complètement vidé le bidon de liquide de refroidissement, revient devant le volant avec un sourire idiot - Elle va repartir comme en quarante ! La-dame-qui-a-bobo se met à beugler de plus belle, comme le veau jaune du faux tonton Edmond ; elle vêle : - Oh oui !, comme ça, plus fort ! Vas-y ! Man a aussitôt enseveli le Boub dans sa lourde poitrine. Elle grimace. Papa a fait tourner la clé dans le contact, en vain. La Simone tremble un peu, juste pour faire croire que c’est gagné. Notre pauvre petit papa ne fait que remettre en action une boite à musique qui rejouerait toujours la même chanson, celle qui confère à la nuit, la promesse d’une longue jeunesse. - Encore, encore, encore ! - C’est rien mes anges, vous serez bientôt au dodo. – Oui, oui, oui, oh oui ! Mais, qu’est-ce que tu me fais, mon salaud ? Papa, dépité, referme le capot sans se soucier du fracas qu'il va produire comme pour effacer, une bonne fois pour toutes, une salissure : - t’avais raison Colette, y va falloir qu’on rentre à pinces, la Simone a beaucoup trop chauffé pour ce soir, il faut qu’elle refroidisse. On n’est à plus d'une demi-heure à pieds de la maison. Man ouvre sa portière et sort en panique, en réclamant qu’on foute le camp au plus vite de ce craquenar (ce sont ses propres mots) - Bon sang, Claude, on avait passé une si belle journée, on dirait que tu le fais exprès de nous remettre dans cette merde ! On est tous dehors, frigorifiés, molestés par la sauvagerie de cette sauvagerie. Je jure, qu'un jour, je ferai rendre gorge à cette nuit du 24 juin 1978 . Nous laissons derrière nous Simone, qui cliquette, et repartons à pieds dans la nuit haletante. Man nous tient par la main, tout en invectivant Papa, de loin. Papa, lui, est devant qui claudique, toujours plongé dans son interminable gamberge cruciverbiste. - Qu’est-ce que c’était, bon sang … Ah, oui ! Je me souviens maintenant : en six lettres : « Il avait le Maure aux trousses » - Vas-y, Vas-y, encore, encore, démonte-moi ! Ah, oui ! je vais jouir là, putain !
- Croisé, ouais, ça pourrait convenir. Mais oui ! le Croisé, c’est sûrement ça. Tu y es mon petit Claude ! Ah, ce Monsieur Wynne, quel fils de pute !
Rocroi dans la vallée de la Misère |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire