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Au pays des Goths
« Le dernier chant d’amour de Pedro J. Lastarria, alias El Chorito » a été publié en 1998. « La moule » pourrait être la traduction littérale de « El Chorito ». Mais je ne retiendrai pas ce sens. L’acceptation populaire et familière plaide plutôt vers le sens d’un jeune garçon, garnement ou voyou. Pourquoi le traducteur n’en a-t-il pas tenté une traduction alors que, inévitablement, pour un pratiquant de l’espagnol dans son usage par les chiliens, langue de Bolano, il y a bien orientation vers un sens ? Un « alias », peut-être un « surnom », à éclaircir un peu plus, espérons .... Mais on est bien en péninsule ibérique, territoire effectivement occupé au cinquième siècle par les Goths et pourquoi pas à Blanes, ville du domicile de Bolano. L’auteur est un immigré ; taquin, il renvoie aux autochtones une histoire en pied de nez … car il ne leur propose en aucun cas le nom de la Catalogne ! Dans un autre texte il s’est dit habitant « la Costa Brava ».
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Pedro J. Lastarria
Le dernier chant d’amour
De Pedro J. Lastarria, alias « El Chorito »
Sud-américain au pays des Goths
Ceci est mon chant d’adieu
Maintenant que les hôpitaux survolent
Les petits déjeuners et les heures du thé
Avec une insistance que je ne peux
Que relier à la mort.
Finis les crépuscules
Longuement étudiés, finis
Les jeux gracieux qui ne mènent
Nulle part. Sud-Américain
Dans un pays plus hostile
Qu’hospitalier, je me prépare
A entrer dans le long
Couloir inconnu
Où dit-on fleurissent
Les occasions perdues,
Ma vie fut une succession
D’occasions perdues,
Lecteur de Catulle en latin,
C’est à peine si j’eus le courage de prononcer
Sine qua non et Ad hoc
A l’heure la plus amère
De ma vie. Sud-Américain
Dans les hôpitaux de Goths
Sinon se rappeler les choses aimables
Qui me sont un jour arrivées ?
Voyages enfantins, l’élégance
De parents et de grands-parents, la générosité
De ma jeunesse perdue et avec elle
La jeunesse perdue de tant
De compatriotes
Sont désormais le baume de ma douleur,
Sont désormais la blague non sanglante
Déchainée dans ces solitudes
Que les Goths ne comprennent pas
Ou qu’ils comprennent autrement.
J’ai moi aussi été élégant et généreux :
J’ai su apprécier les tempêtes,
Les gémissements de l’amour dans les baraques
Et les pleurs des veuves,
Mais l’expérience est une escroquerie.
A l’hôpital seules m’accompagnaient
Mon immaturité préméditée
Et l’éclatante lumière vue sur une autre planète
Ou dans une autre vie.
La cavalcade des monstres
Où « El Chorito »
Joue un rôle de premier plan,
Sud-Américain dans un
No man’s land, je me prépare
A entrer dans le lac
Immobile, comme un œil
Où se réfractent les aventures
De Pedro Javier Lastarria
Depuis le rayon incident
Jusqu’à l’angle d’incidence,
Depuis le sein de l’angle
De réfraction
Jusqu’à la constante appelée
Indice de réfraction.
En argent : les mauvaises choses
Changées en bonnes,
En apparitions glorieuses
Les gaffes,
La mémoire de l’échec
Changée en mémoire
Du courage. Un rêve
Peut-être, mais
Un rêve que j’ai gagné
A la force du poignet.
Que personne ne suive mon exemple
Mais qu’on sache
Que ce sont les muscles de Lastarria
Qui ouvrent ce chemin.
C’est le cortex de Lastarria
Le choc des dents de Lastarria
Qui illuminent
Cette nuit noire de l’âme,
Réduite, pour mon plaisir
Et ma réflexion, à ce coin
De chambre dans l’ombre,
Comme une pierre enfiévrée,
Comme un désert arrêté
Dans ma parole.
Sud-Américain en pays
D’ombres,
Moi qui ai toujours été
Un caballero,
Je me prépare à assister
A mon propre vol d’adieu.
Lastarria, c’est l’origine, c’est au Chili ; c’est aussi un intellectuel chilien du dix neuvième siècle, passeur des idées neuves et des littératures européennes. Mais pour le poète « caballero », sûrement davantage cavalier et voyageur plutôt que simple chevalier, en ce jour précis, Lastarria est le « Sud-Américain » alias Roberto Bolano tout autant que alias « El Chorito ». Comment cet alias peut-il jouer un rôle de premier plan « Sud-Américain » dans la cavalcade des monstres ? Un monstre, oui mais quel monstre ? Une figure familière des carnavals de l’enfance ? Quel qu’il en soit, en partant de sa galère vers les hôpitaux et de sa maladie incurable, de son coin de chambre dans l’ombre, en désert arrêté, le poète a ouvert la boite à sens. La fin, on la connait. C’est avant, le moment de l’écriture que ça se passe, caballero !
Dans « Les soldats de Salamine » (traduit chez Actes Sud en 2002) l’écrivain espagnol Javier Cercas dit avoir rencontré Roberto Bolano en 1999, au moment où le second commençait à être un écrivain reconnu et quand le premier n’aurait été encore qu’un écrivain hésitant entre une carrière de journaliste et une autre de romancier. A la surprise de Cercas, Bolano aurait lu et se serait rappelé des deux premières œuvres de Cercas, œuvres passées presque inaperçues au moment de leurs parutions et dont Cercas aurait essayé de faire un quasi deuil. Dans une de ses chroniques littéraires du moment et justement à propos de la sortie des « Soldats de Salamine » (2001) Bolano répond avec beaucoup d’humour à la version du roman de Javier Cercas en prétendant que le Bolano du roman est un tout autre Bolano que lui-même puisque de toute évidence « cet hypothétique Cercas » narrateur du roman n’est pas du tout le Cercas que lui, le vrai Roberto Bolano, a connu alors que Javier Cercas n’avait que … dix sept ans, soit depuis 1979 et donc vingt ans auparavant ! Le jeune Javier Cercas habitait effectivement Gérone, a fait ses études universitaires à Barcelone et a donc parfaitement pu rencontrer le (alors) très peu connu Roberto Bolano qui a habité Barcelone à partir de 1977 et travaillé au camping de « l’Etoîle de Mer » de Blanes à partir de 1980. C’est d’ailleurs un personnage réel rencontré par Bolano dans ce camping, personnage qui va servir de clé à un aboutissement du roman de Cercas, le problème consistant à éclaircir les circonstances réelles permettant à un chef phalangiste d’échapper à une exécution collective le 30 janvier 1939 à Santa Maria del Collel.
Santa Maria del Collel
Disons que leur rencontre et l’admiration commune pour Borges, leur a servi d’étincelle dans l’art et la manière d’écrire la réalité, la fiction et l’autofiction ! Un point est sûr : Bolano n’a jamais douté du talent de Cercas et la réciproque est tout aussi vraie. Leurs démarches n’en sont pas moins très différentes. Enfin, la croix du col surplombant Santa Maria del Collel y est « goth », du moins sa reconstruction de 1942 car elle fut détruite en 1936, et histoire pour histoire on est en pays Goth avant d’être en Catalogne ! (Source www.transiberica.bike)
La croix gothique du col au-dessus de Santa Maria del Collel
Cercas donne en 1999 dans « Les soldats de Salamine » le portrait suivant de Roberto Bolano, « … écrivain et chilien, vivait depuis longtemps à Blanes, un village côtier situé à mi-chemin entre Barcelone et Gérone ; il avait quarante sept ans, bon nombre de livres à son actif et cet air caractéristique de camelot hippie dont souffrent tant de Latino-Américains de sa génération exilés en Europe. »
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