« Comme c’est étrange. Malgré tout ce que je t’ai dit
sur l’adulte que j’étais devenu, la seule voix qui perce en moi, c’est celle de
l’enfant qui parle doucement aux anges le soir ! Tout autour de moi, c’est le
silence »
Claude Vivier cité par J Rivest 1991
LONELY CHILD (1980) Claude Vivier
Q |
uébec 1993- C’était le soir de la veillée de Noël. Je m’étais retrouvé piégé pour les fêtes, dans l’appartement de Limoilou sur la 3ème avenue, n’ayant pas trouvé une famille charitable avec laquelle partager le repas du réveillon, et sucer les os nappés de sauce de la belle dinde. Mes petits camarades vendangeurs, rencontrés dans le Beaujolais, étaient invités chez Linda Forgues, la mère de Jean-Bernard, dans le quartier Saint-Jean Baptiste, dans cette vieille bicoque de style gothique charpentier ouverte à tous les vents. Il avait eu du mal à convaincre Marjorie, sa « blonde », qui une heure avant le départ avait décrété qu’elle ne voulait plus y aller. Il l’avait suppliée jusqu’à la porte des chiottes, où elle s’était enfermée. Elle pleurait à l’intérieur, et lui essayait de la raisonner, enfin, au début, parce que, dès qu’il eût compris qu’elle ne voulait plus rien savoir, il était bien décidé à enfoncer la porte. « - Ostie de tabarnak, tu vas ouvrir crisse, t’as promis Marjorie, qu’tu viendrais ! T’entends, t’avais promis ! » J’avais voulu m’interposer parce qu’il devenait violent , mais J B m’avait regardé comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Il faut dire que je ne les connaissais que depuis un petit mois – Qu’est-ce que t’as toi le français, si tu veux partir te chercher un appart, j’te retiens pas. Ça fait combien de temps qu' t’es icite ? » Bien sûr, il ne le pensait pas, il était seulement excédé par les sautes d’humeur répétées de Marjorie depuis qu’ils étaient rentrés au pays. Leur voyage avait été très éprouvant, surtout vers la fin. A Paris, sans un sou vaillant, ils s’étaient retrouvés à faire la manche, et à coucher dehors. Marj pesait à peine 35 kg à son arrivée à Montréal. J’avais payé leurs deux billets de retour avec la compagnie Air France. C’était la première fois que je prenais l’avion. J’étais un vrai bleu, je ne savais même pas qu’il existait des compagnies charter ! Ça m’avait couté les deux bras, mais j’avais ramené mes petits tourtereaux à bon port et je réalisais mon premier voyage outre-Atlantique au pays de l’Hiver. Au début, JB et moi, on restait chez Linda, dans cette grosse maison peinte par Edward Hopper. Je couchais dans le canapé-lit près du solarium, où le nordet venait s’engouffrer et secouer une bâche en plastique qui remplaçait la paroi de verre (depuis longtemps disparue), en claquant comme la grand-voile d’un vieux gréement pris dans la tempête. Impossible de dormir. En plus le mercure descendait très bas ces nuits-là. Dans l’appartement feutré de Limoilou, dans la ville basse, tout avait été aménagé sommairement, mais on se maintenait au chaud. J’étais seul à présent dans le grand salon, assis à la petite table en pin qui nous servait davantage à disputer des parties de tarot endiablées (avec Jeff, qui venait faire le quatrième), qu’à avaler de solides repas. J B avait fini par convaincre Marj de l’accompagner chez Linda où l’attendait sa sœur Sophie et son frère Normand. Ils s’étaient rabibochés avec cette manière toute personnelle qu’ils avaient de le faire : Marjorie prenait son élan et sautait sur lui en enroulant ses jambes autour de son bassin, et lui, la maintenait solidement sur ses hanches, en la saisissant par les fesses. On aurait cru voir l’exécution d’une figure de danse d’un couple de patineurs sur glace. Il était à peu près vingt heures, et j’étais seul. Je m’étais souvent retrouvé dans cette situation, mais ici, c’était tout différent car j’étais très loin de chez moi, et je commençais déjà à ressentir les premiers signes de malaise, le malaise qu’engendre la solitude à certaines heures de la journée. Elle avait commencé de tomber tendrement sur Québec, et la neige accentuait ce sentiment d’isolement qui me pénétrait. Je me souviens alors d’avoir déballé mon matériel de dessin sur la table et d'avoir allumé la radio en plaçant le curseur sur Radio Canada, car à cette époque, et c’est encore valable, je dessinais toujours en musique. C’était l’heure de l’émission musicale du soir, une émission évidemment consacrée aux thèmes musicaux de Noël. Bing Crosby occupait une bonne première partie de la soirée, suivi par des carols, des chants de Noël traditionnels dès qu’on approchait la messe de minuit. Je ne faisais plus attention au déroulement de l’émission.
J’enchaînais fébrilement les dessins. Mais, je me rendais compte que jusque-là, je n’avais réussi à faire que de la marde comme disent les québécois. Je faisais des allers-retours constants vers la grande fenêtre du salon, contemplant le rideau de neige qui se renforçait, étouffait l’avenue ainsi que toutes les choses qui étaient venues s’y rendre : les voitures en stationnement, les containers de vidanges, les réverbères et les quelques rares piétons en carafe. Et tout en fixant ce brouillage qui effaçait inexorablement le quartier, rendu presque inidentifiable à force de le chercher dans la pluie blanche, j’entendis la voix de la radio annoncer une pièce d’un compositeur québécois, dont le titre m’avait forcé à me rasseoir à la table. La voix féminine expliquait que le compositeur était mort en 1983 dans des circonstances tragiques, pour ne pas dire sordides. Il avait été assassiné à Paris, chez lui. Il avait 35 ans. La voix ne tarissait pas d’éloges, ni de recommandations, afin de nous préparer selon elle, à l’écoute de l’une des œuvres majeures du XXème siècle, ou, en tout cas, à l’une des plus singulières compositions de l’histoire de la musique du Québec. « Pas moins que ça ! » m’étais-je dit. Et j’avais repris du papier vierge et m’étais remis à dessiner
« Lonely Child est une conjuration adressée à un enfant
solitaire et, sans aucun doute, une œuvre autobiographique par sa musique.
L’orphelin Vivier tente de trouver cette voix de l’enfant solitaire voulant
embrasser le monde de son amour candide – cette voix que tous entendent et
veulent habiter éternellement. Je vous prose d’écouter sans plus tarder Lonely Child du compositeur
canadien Claude Vivier avec Marie-Danielle Parant, soprano et
l’Orchestre Métropolitain de Montréal, dirigé par Serge Garant » avait
dit, avec un accent bien français, la voix de Radio Canada.
La vidéo que
j’ai choisie a été postée par Belanna000, un musicologue italien, gardien du
temple de la musique contemporaine. C'est l'enregistrement historique que j'ai retenu, avec la plus grande interprète de "Lonely Child" de tous les temps : Marie-Danielle Parant, qui a enregistré l'œuvre pour la première fois au disque en 1980. Elle est particulièrement fascinante pour
le musicien que je ne suis pas, parce que l’internaute nous propose de tourner
les pages de la partition, pour nous, comme si nous étions nous-même les
musiciens au cœur d’un orchestre imaginaire. Le catalogue de Belanna est
impressionnant, recélant ce qu’il y a de plus audacieux en matière d’inventions
sonores, de complexités harmoniques. On y retrouve des compositeurs comme :
Aperghis, Grisey, Kurtag, Ligeti, Murail, Scelsi, Xenakis, ou Zimmerman etc.
*
Je vous propose après cette écoute de prendre connaissance du témoignage d'un autre internaute génial, qui en quelques phrases, a su donner la juste résonance qui convient à cette composition de Claude Vivier, nous livrant un éclairage nouveau aux antipodes des gloses musicologiques sèches et sevrées d'affects . Puis suivra l'avis enthousiaste d'un internaute qui a connu le compositeur, dans les années 60.
Manu Lemaufils
"Le
plus grand compositeur et génie musical canadien, dès les premières mesures on
reconnaît instantanément sa musique! Je considère que les acquis techniques
musicaux développés par des grands maîtres comme Xenakis, Ligeti, Boulez,
Stockhausen ont été sublimés en matière vivante, véritablement organique. Ici
il n'est pas question de déployer de nouvelles façons de créer du son, de
montrer comment faire...Vivier nous fait entendre l'immensité de son monde
intérieur, de son univers musical comme si il nous ouvrait la porte d'un rêve,
parfois d'un cauchemar d'enfant, de nos plus grandes peurs enfouies en nous. Si
l'on écoute bien, son matériel musical pur et les séquences motiviques sont
très minimalistes. Avec seulement quelques notes il réussit à créer toute une
trame sonore solide du point de vue architectural et surtout il nous fait
entendre des couleurs insoupçonnées et des harmonies au spectre très large sans
nécessairement avoir besoin d'utiliser toutes les techniques de musique
spectacle de ses contemporains. Enfin, ce qu'il me vient quand j'écoute sa
musique, c'est comme si l'âme profonde du Québec, de la terre ancestrale et non
des cultures modernes, s'échappait ici quelques minutes en un rituel de vie et
de mort. Si l'on écoute attentivement sans tomber dans les facilités de la
description picturale, on peut entendre le fleuve St-Laurent, les plaines
enneigées, le silence des grands espaces et surtout la solitude face aux
éléments. Une thématique qui me fait étrangement penser à l'œuvre du grand
peintre Jean-Paul Lemieux …"
Carnet dans lequel j'ai inscrit le poème de Claude Vivier
"Dors bel enfant de la lumière, dors, dors dors toujours, dors…" Je regardais la neige ensevelir Limoilou, et je ne pouvais rien faire d'autre que d'écouter debout, à la fenêtre, en sirotant le vin chilien que j'avais acheté à la S.A.Q*, en prévision de ce moment de solitude. L'œuvre avait duré à peu près vingt minutes, mais le temps de l'écoute m'avait semblé dans un premier temps se contracter, comme on bande un arc, puis se redéployer, exactement comme à l'instant précis de décocher la flèche. Et cette flèche m'avait touché en plein cœur ! Je gardais l'ouverture mélodique longtemps dans ma mémoire. Il se trouvait que cette petite phrase musicale, fort simple, presque primitive, était aussi la dernière, puisque l'œuvre de Vivier se refermait comme elle avait débuté, la phrase s'étant enrichie ou complexifiée à la fin, rendant toute réparation impossible. Et j'avais déjà entendu par le passé, une œuvre musicale pareille, qui fonctionnait de la même façon, l'œuvre de Colette et de Maurice Ravel: "L'enfant et les sortilèges" qui parlait elle aussi, d'un enfant solitaire puni par sa mère et qui se rebellait contre toute la maison: meubles, objets, animaux domestiques, tout y passait, au gré de son humeur massacrante. "J'ai pas envie de faire ma page, j'ai envie d'aller me promener, j'ai envie de manger tous les gâteaux, j'ai envie de tirer la queue du chat et de couper celle de l'écureuil, j'ai envie de gronder tout le monde, j'ai envie de mettre maman en pénitence !"
La bouteille vidée, ne pouvant plus tenir dans l'appartement, je décidais de rejoindre le centre ville et les majestueuses décorations de Noël. Je traversais la rivière Saint-Charles et le mail Saint-Roch, grimpait l'escalier Badelard pour me retrouver en haute ville, et je me dirigeais sans réfléchir vers la place d'Youville, et son beau théâtre du Capitol, d'où je pouvais encore contempler le plus bel édifice de la ville: l'hôtel Clarendon. "Les rêves viendront, les douces fées viendront danser avec toi, Merveille, les fées et les elfes te fêteront, la farandole joyeuse t'enivrera, ami" Sur la place, il y avait une patinoire naturelle, à ciel ouvert ou de jeunes patineurs virevoltaient en habits de fête. Il y avait foule autour de la place. la neige ne tombait plus qu'en la saupoudrant parcimonieusement, avec d'énormes flocons, c'était vraiment une très belle nuit de Noël. Quand j'aperçus un petit attroupement de gens habillés bien plus modestement que ces jeunes gens bien mis, et qui patinaient avec toute l'insouciance de leur âge. Un prêtre ouvrier célébrait la messe de minuit, et déjà de nombreuses personnes s'approchaient et jasaient, alors qu'elles ne s'étaient jamais vues. Et curieux, je m'approchais aussi. "Dors mon enfant, ouvrez-vous portes de diamant, palais somptueux, mon enfant, les hirondelles guideront tes pas". Le prêtre jeune et très jovial distribuait les hosties à de plus jeunes gens encore, puisque la plupart étaient des voyageurs, sans le sou, dont quelques uns s'étaient égarés dans la ville blanche.
Quartier de Limoilou Québec city dans les années 80
Je m'étais pris au jeu. Comme le capitaine Langlois, j'étais fasciné par le mystère et la magie de la messe de minuit, alors que j'étais loin de croire en tout ça. Mais sous le ciel polaire de Québec, c'est tout un monde qui m'était révélé comme si la musique de Vivier avait opéré en s'infiltrant dans la rude réalité du monde. Je croquais l'hostie, comme les autres égarés de la nuit, bien décidé à suivre cet aréopage jusque dans la salle du presbytère où le prêtre nous promettait une petite collation de Noël. La salle était surchauffée et nos figures s'étaient empourprées, assez pour ressembler à des clowns. Le prêtre nous demanda de nous présenter les uns après les autres. Je me souviens d'un très jeune couple, (ces deux-là étaient presque des enfants), qui avaient voyagé à travers tout le Canada, depuis Vancouver ! Il rêvaient de voir l'hiver au canada, et il n'y avait que la Belle Province pour leur offrir un tel spectacle. Vrai, je crois bien que j'ai passé là-bas la plus belle nuit de Noël de ma vie.
"Oh reine des aubes bleues donne moi s'il te plait l'éternité oh reine koré noy TadzioKoré koré TadzioKoré noy na-ou yasin kéL'hélianthe douce dirige vers les étoiles l'énergie sublime, Tadziotendrement tes yeux verts puiseront dans les lambeaux de cartes surannéspour en créer un vrai, le tien, Tadzio, donne-moi la main, Tadzio, Tadzio, et l'espoir du temps, du temps-Hors temps apparait mon enfant,les étoiles au ciel brillent pour toi, Tadzioet t'aiment éternellement "
* S. A. Q : Société des Alcools du Québec
* La vidéo de Belanna 000 est malheureusement introuvable à l'heure actuelle sur YouTube, pour des raisons que nous ignorons. Nous avons été dans l'obligation de la remplacer par une autre. Nous gardons néanmoins l'enregistrement historique interprété par Marie-Danielle Parent et de Serges Garant, à la tête de l'orchestre métropolitain de Montréal en 1980maestro, le 28 septembre 2021
Le 7 février 021, supplément au voyage d'Hiveravec un cahier de 6 dessins de Nunki Bartt sur papier faits à Montréal en 1993
Quartier de Limoilou Québec city dans les années 80 |
Je m'étais pris au jeu. Comme le capitaine Langlois, j'étais fasciné par le mystère et la magie de la messe de minuit, alors que j'étais loin de croire en tout ça. Mais sous le ciel polaire de Québec, c'est tout un monde qui m'était révélé comme si la musique de Vivier avait opéré en s'infiltrant dans la rude réalité du monde. Je croquais l'hostie, comme les autres égarés de la nuit, bien décidé à suivre cet aréopage jusque dans la salle du presbytère où le prêtre nous promettait une petite collation de Noël. La salle était surchauffée et nos figures s'étaient empourprées, assez pour ressembler à des clowns. Le prêtre nous demanda de nous présenter les uns après les autres. Je me souviens d'un très jeune couple, (ces deux-là étaient presque des enfants), qui avaient voyagé à travers tout le Canada, depuis Vancouver ! Il rêvaient de voir l'hiver au canada, et il n'y avait que la Belle Province pour leur offrir un tel spectacle. Vrai, je crois bien que j'ai passé là-bas la plus belle nuit de Noël de ma vie.
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