A cinq heures le lendemain,
après s’y être préparé, Claude est devant chez René, rue de Lille, où le
« Prez » vit seul avec sa fille aux yeux de tortue. C’est la première
fois qu’il se rend chez René. Genève a fait du café, un café fort qui jaillit d’une belle machine à expresso, gagnée à un concours de mots
croisés, cela va sans dire. Sûr que Claude aurait préféré une bière bien
fraîche, mais tout ce qui vient de René, il prend. Le Président dépose un
plateau contenant le café fumant, accompagné de son fameux sourire ambigu. Sans
temps mort, il en vient aux faits.
-Tu te souviens, Claude, je t’ai parlé d'un concours dans ce bled, là-bas, et où j’ai toutes mes chances ?
- Très bien René, mais c’est dans trois semaines, je crois bien ?
- Dans 26
jours précisément, Claude. Et si ce concours, tu allais le faire à ma
place ?
- Tu
déconnes Genève ou bien t’es devenu fou !
-Tu vas le faire à ma place, Béquille, pour la
simple raison que je ne peux pas y aller !
- Je suis
pas à la hauteur, tu le sais très bien René. J’ai pas ton niveau.
- Mais qui
te demande de le gagner ce concours à la con, hein, qui ? Non, tu y
vas en reconnaissance, sans pression, juste pour savoir où tu en es. C’est pas en restant tout seul, chez
toi, sur ton cul, que tu vas progresser, c’est moi qui te le dit ! (deux
sucres ?), Et puis lâche un peu les grilles qu’on trouve dans la Nouvelle République, veux tu ?Adopte cellesde
France Soir ou de L'Huma. Et
encore une chose aussi, si tu veux vraiment t’améliorer, lis ! Achète des
livres ! autrement dit, fais entrer la culture dans ton foyer. Ils sont
mignons tes gosses, ils ont la santé, d’accord ! Mais, crois-moi, la
bouffe ça n’a jamais suffi à nourrir son homme .
Claude accusait le coup.
-Bah, René, là, je suis pas d’accord ! Je sais
pas ce qui t’faut ! Moi je les aime les grilles de Monsieur Wynne. Trois
ans que je me les fade aux p’tits oignons, crois-moi. Elles sont pleines de
coups tordus : Tiens, celle-ci, en onze lettres, Vote blanc, tu vois ? Allez, tu te l’est sûrement farcie comme
une fleur cette grille, toi aussi ;
rappelle-toi ! en onze lettres, j’en étais à ma cinquième sèche,
quand c’est enfin arrivé au ciboulot. Ku
Klux Klan. Je m’en suis toujours pas remis. Tu vois René, c’est ça Monsieur
Wynne : « à nanti préférez nabab » ! Et tu voudrais que j’y renonce ? Et pis, t’as bonne mine toi, avec ta fille qui
peut s’enquiller deux livres par semaine. Mais moi, j’ai trois gars et les deux
p’tits derniers qui mangent comme quatre et qui pensent qu’à s'amuser à leur âge,
et surtout, qu'à jouer au fotballe. Faut
bien qui se dépensent. Les bouquins, crois-moi, ils en ont rien à
branler !
Tout en écoutant la
complainte de son ami, René ne pouvait s’empêcher de contenir ce petit rire muet qu’on lui connaissait, et qui chaque fois, se faisait la malle depuis sa courte
moustache, sans qu’il puisse rien y faire. Aucune note n’en sortait.
-Il faudra pourtant bien que tu t’en passes, au moins,
le temps du concours. Puis, tu sais, ce genre de solution, c’est pas très
orthodoxe. Il faut t’attendre à des problèmes plus carrés, et souvent à thème,
qui font intervenir la culture, c’est-à-dire : littérature, beaux-arts,
musique, architecture, histoire, mythologie, enfin, tout ce que tu aimes,
camarade !
-J’m’en
fous ! Tiens, pis tant que tu m’en parles, tous ces bouquins dont tu m’as causé,
ils sont où ? Dans ta chambre ? J’en vois aucun ici. Alors, où est-ce
que tu les as mis René, parce que j’aimerais bien voir ça.
Fernando Pessoa, aussi, fut un inlassable cruciverbiste
Le Président avait regardé Claude, tant qu’il parlait, avec tristesse, à moins que cette tristesse du temps (du temps qui passe), n’eut pris de l’épaisseur, l'épaisseur de la tendresse, qui calfeutrait à cette heure les deux hommes, si peu enclins d’habitude, à s’épancher. Genève avait bien compris qu’il devait ménager son vieux camarade Béquille. Il lui resservit une seconde tasse de ce pur arabica des hauts plateaux éthiopiens.
-Là, dans l’armoire !
-T’as foutu tes livres dans une armoire ?
C’est pas dans une bibliothèque qu’on range les bouquins d’habitude ? Une
bibliothèque avec des rayonnages protégés par de belles portes vitrées, pour
que tout le monde les voye ?
Et Claude, avait subitement levé
son cul du fauteuil pour aller se planter devant la bibliothèque mystérieuse,
une grande armoire en noyer, avec plein de nœuds, des nœuds qui s’agrandissaient
à mesure qu’il s’approchait, et au fur et à mesure qu’il approchait de la haute
armoire en bois blond, de grands yeux menaçants lui défendaient d’aller plus
loin ; l’armoire était fermée à clé.
-Alors, c’est comme ça, tu les planques ? Tu planques
tes bouquins ! Nom de dieu ! Et en plus tu les enfermes ! C’est
pas du boulot ça, René !
René s’était levé à son tour et avait sorti une clé du fond de sa poche, pour venir la loger dans le trou de la serrure. Dans un grincement délicieux, les grandes portes noires s’étaient ouvertes lentement. Claude ne s’était pas attendu, tout d’abord, à voir autant d’ouvrages sur les six niveaux de l’armoire ; des livres anciens bien sûr, mais aussi des éditions récentes, qui constituaient avec les livres de poche, le plus gros du contingent. Mais ce qui le frappait d’autant plus, c’était qu’aucun des volumes n’étaient rangés comme il faut, enfin, comme il l’avait toujours imaginé ou vu, la plupart du temps : debout, par ordre alphabétique, avec la tranche bien visible pour que l'on puisse voir le titre. Dans l‘armoire du Prez, Ils gisaient pêle-mêle, les uns sur les autres, parfois redressés, mais toujours de guingois, appuyés, à de rares moments, les uns contre les autres, en faisceau, ou (on ignore pourquoi cette pensée l’avait traversée), comme les arbres d’une forêt meurtrie après la tempête. Il lui avait semblé clairement que tous ces livres étaient morts. Et parmi tous ces morts, Claude avait tout de suite identifié les livres de poésie, parce qu’ils étaient moins gras.
Alberto Manguel dans sa tour de Babel, à Mondion, près de Châtellerault
A suivre
Jouez-moi !
Crédits: G Perec, Klu klux Klan, une malle pleine de gens : F Pessoa, la bibliothèque d'Alberto Manguel, à Mondion dans la Vienne, Stamford dans le Connecticut, USA
Arthur Wynne invente la 1ère grille de mots croisés le 21 décembre 1913 à NYC
Genève. René Genève. Il n’y a pas d’autre homme sur la terre que
Papa ait autant aimé. Claude était un lève tôt, tout comme René, mais il devait se lever encore plus tôt pour espérer le rencontrer au bar du Beffroi, qu'ils fréquentaient tous les deux, mais pas aux mêmes heures de la journée. Claude,
au bistrot, ne buvait jamais d’eau chaude, sauf en compagnie de René, qui prenait son café dès l’ouverture, quand il n’y avait quasiment que le patron et
les chaises, jambes en l’air, pour lui
tenir compagnie. René ne buvait pas, enfin, pas comme Papa. Il était le Président
du club de pétanque du patronage laïque de Paul Bert, quand Claude en était le Secrétaire.
Il était également le Président d’honneur du club des cruciverbistes de Saint-Symphorien.
De quoi parlaient-ils quand ils se retrouvaient côte à côte au comptoir, face
au grand miroir qui leur renvoyait leur propre image, partiellement masquée par
le vieux percolateur de la machine à expresso ? Sûrement pas de pétanque, ni
de bilan moral. Non, ils ne parlaient pas, ou très peu, se contentant d’être
là, tous les deux, devant leur tasse, communiquant à l’aide d’une gauloise et
d’une gitane maïs.
Genève avait des livres, Papa le savait, des piles entières de livres à lui. Qui aurait pu transmettre à Claude, dit « béquille », le virus des mots croisés, sinon René ? Il n’avait pas de surnom ; on l’appelait René, quelquefois Genève. Il était plutôt petit, à peine plus haut que Papa, mais beaucoup plus mince, de l'épaisseur d’une clé de 12. A part Béquille, on ne lui connaissait que peu d’amis, ou bien des types qu’on n'avait jamais vus, ou qui n’étaient pas du coin. Genève était roux, mais il s’en défendait, objectant qu’il était un vrai blond vénitien, comme ça, au bistrot, on lui foutait la paix ; personne ne connaissait cette couleur. Il avait été marié, paraît-il, à une normande qui était morte tragiquement, quand ils habitaient encore dans le Cotentin. René aurait fait, un jour, la confidence à Papa que Marie-Louise, sa femme, souffrait de schizophrénie, et que pour s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, elle n’avait pas hésité, un soir d’automne, à s’enfoncer progressivement dans l’étang qui jouxtait la commune, jusqu'à disparaître sous la surface de l'eau. C’était, selon Genève, la meilleure façon de rentrer chez elle. Mais Papa n’y croyait pas. Il se persuadait que la normande avait mis les bouts, tout simplement, comme il était sûr que sa femme finirait par le quitter, elle aussi - c’était dans l’ordre des choses. C’est pour ça, qu’il s’accrochait à René, pour qu’une fois la chose faite, son ami lui apprenne comment faire avec, une fois sans. J’allais à l’école avec sa fille, Magalie, une vraie rousse, elle, avec des cheveux épais et longs, qui lui retombaient sur les épaules. Elle avait des yeux mordorés, des yeux de tortue. Quand vous la regardiez, et que vous aviez la force de soutenir son regard, la lumière que vous cherchiez dans ses yeux ne vous parvenait que bien longtemps après que vous aviez cru accrocher ce regard. Ce laps de temps, qui vous semblait sans fin, c’était l’âge de sa mélancolie. Genève dit un jour à Claude que sa fille avait les mêmes yeux que sa mère et que ce n’était pas bon. Personne à l’école ne connaissait vraiment Magalie, comme personne au bar du Beffroi ne savait vraiment qui était René, pas même Papa, qui croyait si bien le connaître.
Papa ne se serait jamais permis de l’inviter à manger chez nous et ce n’était certainement pas parce qu’il n’avait pas confiance en la cuisine de sa femme. Ils se voyaient au siège du club pour les assemblées générales (ni René, ni Claude ne jouaient à la pétanque), aux repas des anciens combattants (tous deux avaient fait l'Indochine) et ils se rencontraient fortuitement au bar, car on ne se donnait jamais rendez-vous, pas plus qu’on ne se téléphonait. On laissait faire le hasard et on espérait qu’une nouvelle rencontre arriverait. Papa était passé maître pour provoquer le hasard.
Le hasard, comme chaque territoire, a ses propres limites vagues et poreuses. Ni l’un ni l’autre, pour autant, ne s'est permis de les franchir. D'habitude, voilà comment on procède : c’est le premier qui cède. Lorsque l’attente s’avère insupportable, l’un des deux prend l’initiative, autrement dit, il craque. Pour cette génération, le droit d’aînesse avait encore de beaux jours devant elle, et naturellement, Papa s’inclinait pour la raison que René en avait bien plus sous la casquette que lui, et parce qu’en définitive, s’il parlait peu, il parlait merveilleusement bien. Au club, ne l’appelait-on pas, le Président Genève, dit : le « Prez » ?
Papa était rempli d'administration pour René, mais il s’entêtait à le dissimuler, à tout vouloir garder pour lui, comme s'il se sentait cadenassé par la vie, cette broyeuse. Aussi, contre toute attente, c’est le Prez en personne qui vint chez nous. Il était venu, sans y être invité. Il était venu sonner à notre porte et avait demandé à voir mon père. « Bonjour monsieur Genève ! », avais-je dit, avec beaucoup d’entregent, car Man nous avait toujours appris à être polis avec tout le monde, en particulier avec les assistantes sociales de notre circonscription. « Je suis venu voir ton papa, mon garçon » Et j’étais allé avertir Papa que le Prez s'était farci les trois étages pour le voir, lui, qui n’en revenait pas, à qui les deux bras en tombent peut-être encore aujourd'hui, et ils s’étaient parlé sur le palier, en chuchotant. Papa, dans la confusion, avait oublié de le faire entrer, à moins que ce ne soit René qui ait décliné l’invitation ; toutefois, on discutait vaillamment, mais en silence, comme deux conspirateurs. Je ne pouvais qu'entendre des "oui", des "ah !", ou bien des "non". Quand monsieur Genève, a dit bien fort à Papa : « Alors je compte sur toi Claude ?, Papa avait répondu : Oui, René, c’est d’accord, je viendrai ! Et le président avait conclu : alors à demain, 5 heures ! ». Et Papa s’était gratté la tonsure, comme embarrassé, se sentant désarmé et piteux de ne pas avoir été celui des deux qui avait eu le courage de mettre fin à ces cinq longues semaines de silence.
*
Jouez-moi svp
A suivre
Crédits : Berenice Abbott, Stanley Kubrick, Edward Munch
Sergeï Prokoviev
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Photo présumée de Renée David en 1912
*En août 1930, Renée David remplace Tristan Bernard qui abandonne sa place dans la revue " Le gril littéraire". Elle publiera 746 grilles jusque fin 1937, notamment la grille où figure la définition qui lui vaudra le titre de "Reine des mots croisés" : Vident les baignoires et emplissent les lavabos, dont la solution est Entr'actes (graphie du Petit Larousse de l'époque), longtemps attribuée à tort à Tristan Bernard.
Papa vient seulement de relever la tête pour faire reposer
ses yeux chauffés à blanc, ses yeux qui croisaient dans une mer d'écume blanches et noires. Il est penché sur cette nouvelle
grille que le quotidien local livre chaque jour à l’examen des lecteurs, quand
Tonton s’invite dans son champ de vision. Notre oncle Michel ne s’attardait
jamais trop longtemps quand il venait à rencontrer son frère ainé dans
l’appartement, préférant l’éviter, de peur d’un brusque changement d’humeur ou qu’un
vieux reproche vienne subitement remonter à la surface. Il n’y avait que dans
la cuisine qu’il se sentait en sécurité, auprès de sa belle-sœur et de la chienne Vivik, qui avait pris la table pour une niche. Bref, il allait réussir à traverser le séjour quand, ni une ni deux,
Papa l’intercepte.
-Dis
donc Milout, arrête-toi et réfléchis ! En trois lettres : arrose le delta.
-Colette
m’a dit de passer le balai, Claude.
-Pose
ce balai, et réfléchis, bon dieu ! Arrose
le delta, en trois lettres, Milout, allez !
-Je
peux pas t’aider Claude, soulève un peu tes pieds s’il vous plait…
-Michel,
fais-nous pas chier avec ton putain de balai ! (Papa se reprend) Bon, fais
pas attention, j’ai rien dit.
Il oubliait toujours que Tonton n’avait
pratiquement jamais mis les pieds à l’école, depuis que, dès la prime enfance,
on avait décelé chez lui, une forme primitive d’aliénation, au plus fort de
laquelle, il côtoyait aussi bien Peter Pan qu’une starlette aux grands pieds et un beurdin nommé Albérique.
-J’voudrais bien t’aider Claude, mais c’est
quoi « le delta » ?
-Laisse faire Milout, j’ai trouvé de toute
façon. La solution est Nil, le grand
fleuve d’Egypte. Le delta du Nil. Je
voulais juste te faire réfléchir un peu, c’est tout. C’est possible ça ?
-Y a pas à dire Claude, t’es fort ! Mais
lève tes pieds quand même !
Et tout en inscrivant ce petit mot de trois lettres,
horizontalement, dansla nouvelle grille
de mots croisés, Papa obtempère, il lève les
pieds, mais un seul.
La vie de Papa se cantonne à deux passions, les courses de
canassons et les mots croisés, ce qui l’occupe à temps plein. Quand j’écris à
« temps plein », ça signifie que le tiercé se prépare à la maison, en
épluchant Paris turf et France soir, ensuite, pour affiner son
pronostic, il prend le chemin du PMU où, après quelques heures de délibération
avec les experts (toutes les forces
en présence dans le troquet), il rentre chez nous, aussi plein que le temps
qu’il a consacré à son dada. Voilà ce qu’il faut entendre par « à temps
plein ». Vers les deux heures, plus chargé qu’un cheval de course à
handicap, il se rappelait qu’il avait quatre gosses à la maison (cinq, si on
compte tonton) et une femme, fin prêts à consommer le casse-croute dominical.
Fallait bien qu’il rentre quelque part, et c‘est là que se produisait l’incroyable :
Il rentrait. Il ne se trompait ni de quartier, ni de rue, il retrouvait
toujours le chemin de la maison. « Si seulement il pouvait se perdre,
disait Man, s’il pouvait se paumer pour toujours dans cette cité et ne plus
jamais savoir revenir. Il n’y a pas de bon dieu ! » Mais la voiture devait
connaitre le chemin, car elle le ramenait toujours, à vingt à l’heure, dans le
quartier et finissait sa course en rebondissant sur un bout de trottoir, ce qui
le réveillait juste à temps pour s’apercevoir qu’il était à bon port, puis, il se
rendormait, en écrasant le klaxon avec sa grosse tête empennée de vapeurs
d’alcool et de tabac. Mais aujourd’hui, Man attend un peu que le klaxon produise
son effet sur les habitants de la place -qu’il prenne bien sa honte, le soûlaud, et que
tout le monde en profite ! Mais Richee, pertinemment, lui fait observer que
les voisins, à force, en ont pris l’habitude et que maintenant, c’est nous qui
avons la honte et passons pour des cons. Alors Man choisit l’un d’entre nous,
et c’est souvent moi. « Oh, pour l'amour du ciel, va l'chercher Nono ! », supplie-elle.
« Pourquoi toujours moi ? » En guise de réponse, elle va ouvrir
la porte, en montrant du doigt la cage d’escalier et je descends les trois
étages pour aller le chercher sur le parking. Voulait-elle dire, en
m’attribuant cette charge, que j’étais peut-être le seul, parmi mes frères et
sœurs, à pouvoir murmurer à l’oreille des poivrots ?
Un peu de respect, s’il vous plait ! Voyons Papa tel qu’il
est : comme une éminence, un anticlinal perdu au beau milieu d’un jardin à
la française. Et considérons à présent, comment les paris, les courses, comment
tout le système peut agir sur le bonhomme. Les canassons, les copains, la
picole, c’est l’ubac du petit père, son versant aride et dangereux. Pourquoi aller
au-devant des ennuis, quand la frénésie des mots croisés est plus forte que
tout ? Quand on peut goûter sereinement à la douceur et au calme du foyer, la télé étant réduite à sa
fonction intrinsèque, un meuble muet et borgne, lui renvoyant son propre reflet comme dans un miroir déformant, et supportant le plus beau
trophée de sa toute sa vie !, un couple de cygnes sauvages accolés, s’apprêtant à prendre
son envol, trophée remporté lors d’un crosscountry en 52, à Fondettes. Tout ce dont il
a besoin se trouve organisé autour de lui, sur la grande table de la salle à
manger qui lui sert de bureau. Deux dictionnaires, dont un consacré aux
synonymes, un ouvrage qui s’intitule bêtement « Réponse à tout »,
genre de miscellanées, un crayon et une gomme, sans omettre l’éternel paquet de
gauloises. Il y a un mot qui
résume à lui seul l’univers de concentration dans lequel il circule d'un monde à l’autre, comme à son aise, c’est le mot grille.
Imaginez un seul mot pour toute une vie, un passe-partout universel donnant accès à la connaissance, autrement dit, au Monde ! Pour s'encourager, il n’a plus
qu’à griller une bonne gauloise, afin
que les échappements de ses méninges ascensionnent en des volutes inspirées. Il
peut rester des heures assis sur sa chaise, à réfléchir, à lever la tête de
temps à autre pour voir, si par hasard, la solution n’est pas logée au plafond.
Il en oublie le manger, et chose plus
incroyable encore, il en oublie le boire. Il en oublie les copains du
PMU aussi, les Maximille, les Noël, les Tarkani, les Deraume, les Manceaux, les Maria
Alva. Les mots Suze, pression, kir,
tournée, tomates, perroquets, etc. ne font plus partie de son
vocabulaire. Il est entièrement absorbé, sous l’emprise de ce
damier récalcitrant, se mordant régulièrement la lèvre supérieure, ne se rendant
même pas compte qu’il entamait la moustache lorsqu’il parvenait au paroxysme de la
concentration. Lorsqu’il trouvait une solution dans une cheville, un mot de
deux, trois, voire quatre lettres, il tapotait sur son dictionnaire, une ruine
de 47 qu’il tenait de son père, comme pour dire : « Merci
papa ! ». Puis, il se levait, claudiquait jusqu’à la fenêtre pour
jeter un coup d’œil sur le jardin public pour s’assurer que nous
y étions toujours, et après s’être allumé une autre gauloise, retournait s'assoir afin de se replonger dans sa besogne. La solitude du cruciverbiste, le crayon qu’on se fourre dans l’oreille pour en curer la cire, la gomme qu’on ne
peut se fourrer nulle part, c’est l’adret de Monsieur Papa, son versant
paisible et verdoyant.
Voyant pointer les définitions des mots de plus de sept
lettres, concentrés à la périphérie de la grille, il comblait avec avidité les
îlots où se planquait le menu fretin, histoire de s’oxygéner avant les
déferlantes. Au bercail, Claude ne pouvait compter que sur lui-même. C’est
alors, dans ces moments d’extrême solitude, qu’il interceptait n’importe lequel
d’entre nous, même mon oncle (mais jamais Man, qu’il considérait comme une intouchable). Combien de fois eûmes-nous
droit à ses énigmes déconcertantes qu’il nous soumettait, tel le Sphinx aux
voyageurs imprudents sur la route de Thèbes.
-Richee
! Richee je te dis, arrête-toi, et aide papa. Je lis, en six lettres : « Avait
plus d’un mobile ». C’est un
nom propre.Tu vois ça comment,
fiston ?
Alors Richee faisait mine de s’impliquer, il se grattait
légèrement la tignasse et tout en plongeant les yeux dans un vide creusé pour lui, sur mesure, proposait à Papa une solution de son
cru : « Mesrine? »
Généralement, Papa s’assurait que le nombre de lettres requis y était, puis
réfléchissait à la pertinence de la réponse, puis sans trahir la moindre
émotion, se replongeait dans l’énoncé de la définition, puis revenait à la
proposition que nous lui avions faite, et c’est seulement à cet instant qu’il
relevait la tête. Mais dans le cas de Richee, l’anti-Œdipe, Papa ne prit même pas la
peine de vérifier. - Ecoute mon Richard, manifestement, cette discipline est bien trop éloignée de tes capacités cognitives. Primo, le nom
de ce pied nickelé comporte sept lettres, ce que tu as l’air d’ignorer, secundo,
j’imagine qu’il n’avait pas besoin de mobile pour te faire passer de vie à
trépas. Alors, mon pépère, je te remercie pour ton concours et te laisse
continuer ta route, bien que j’ignore où elle te mènera. J’espère seulement
qu’elle ne te conduira pas dans les mêmes impasses que cet épouvantail à
moineaux.
Calder à la galerie Maeght , 1954
Tu joues ou tu joues pas ?
Crédits : Claude Sauté, Jacques Mesrine, Stanley Kubrick , Nunki Bartt
Faut-il qu’on ait joué tout l’après-midi, à bord de la
vieille ID, exposée dans la grange à foin, à se passer le volant tour à tour pour ne plus se souvenir ni quand ni comment on en est arrivé là, à en
écraser à l’arrière de la voiture de Papa, une Simca 1300 automatic qui nous ramène de Pouzais, près de Sainte Maure de
Touraine, où nous avons passé un weekend inoubliable dans la ferme du faux tonton Edmond. Quand Papa est
contraint de s’arrêter à l’entrée du quartier de l’Europe. Bouboule,
inanimé, avachi sur les jambes de Man, qui était passée à l’arrière à hauteur
de Sorigny pour empêcher une bagarre qui se préparait, et moi, le nez soudé
à l’accoudoir central, reniflant les précieuses odeurs de la ferme d’Edmond,
senteurs de foin et de lisier, de bouse, de poussière, de graisse de moteur et
de crottes de lapins, qui s’étaient introduites en douce dans la voiture restée
en plein soleil, alors que nous déjeunions dans l’allégresse des retrouvailles !
Papa est descendu, alors que Man roupillait, elle aussi. Il a envoyé valdinguer sa portière exprès pour la réveiller ! Il fait rudement froid, bien qu’on soit au début de l’été. Papa est
un homme, Man est une femme et c’est encore Papa qui conduit. C’est à lui de montrer
qu’il peut faire quelque chose. C’est à lui de soulever le capot, bien qu’il
n’y connaisse rien, afin de défendre son honneur devant Man, d’abord, mais aussi,
sait-on jamais, devant ses petits chéris qui dorment si bien à l’arrière de la Simone,
mais qui pourraient très bien se réveiller pour témoigner que c’est bien Papa
et non Man qui nous a encore sauvé la mise. Alors comme ça, Papa joue au
garagiste à une heure du matin, histoire de faire le fanfaron ? Je
l’entends dire à Man – je vais mettre du liquide de refroidissement,
Colette !, quand survient cette plainte irréelle ; ça réveille même Bouboule. - Mais qu’est-ce que tu fous
Claude ! Dis-le, merde, si on doit rentrer à pieds ! - Penses-tu, dis Papa, j’ai la situation en
main ! Le cri enfle, il devient plusieurs, comme dans la cour de
l’immeuble quand on a rejoint les copains. On arrive de la campagne, le Boub
a encore un fétu de paille dans les cheveux qui l’atteste, comme celle que l’on
fourre dans la bûche du Sainte-Maure que Man ramène dans son sac à main, à chaque fois qu’on en revient. Là-bas, on a
vu plein de bêtes, c’est tout à fait normal que j’assimile, à mon âge, et à plus
d’une heure du matin, ces cris à des hurlements de porc qu’on égorge ou à un poulet
qu’on va estourbir. Man est mal à l’aise, je le vois bien - Bon ça vient
Claude ? J’écoute, cherchant à savoir d’où proviennent les cris,
mais dans ce long chenal qu’est l’avenue de l’Europe, séparée par une bande
médiane, couverte de plates-bandes et qui fait bien trois
kilomètres au moins, d’un bout à l’autre, il est impossible de déterminer d’où
proviennent les sons – tout fait écho dans cette imbrication de façades
interminables, ces murs d’angles ouverts à tous vents, et quelques fois, sur des cours intérieures qui fonctionnent comme des ouïes .
Bouboule, qui est maintenant tout à fait réveillé, ouvre avec cette question, la ronde de nuit du 24 juin 1978. - Elle a bobo la dame, hein maman ? Papa, qui a complètement vidé le bidon de liquide de refroidissement, revient
devant le volant avec un sourire idiot - Elle va repartir comme en
quarante ! La-dame-qui-a-bobo se met à beugler de plus belle, comme le veau
jaune du faux tonton Edmond ; elle vêle : - Oh oui !, comme ça, plus fort ! Vas-y ! Man a aussitôt enseveli le Boub
dans sa lourde poitrine. Elle grimace. Papa a fait tourner la clé dans le contact,
en vain. La Simone tremble un peu, juste pour faire croire que c’est gagné. Notre pauvre petit papa ne fait que remettre en action une boite à
musique qui rejouerait toujours la même chanson, celle qui confère à la nuit, la
promesse d’une longue jeunesse. - Encore, encore, encore ! - C’est
rien mes anges, vous serez bientôt au dodo. – Oui,
oui, oui, oh oui ! Mais, qu’est-ce que tu me fais, mon salaud ? Papa, dépité, referme le capot sans se soucier du fracas qu'il va produire comme pour effacer, une bonne fois pour toutes, une salissure : - t’avais raison Colette, y va falloir qu’on
rentre à pinces, la Simone a beaucoup trop chauffé pour ce soir, il
faut qu’elle refroidisse. On n’est à plus d'une demi-heure à pieds de la
maison. Man ouvre sa portière et sort en panique, en réclamant qu’on foute le
camp au plus vite de ce craquenar (ce sont ses propres mots) - Bon
sang, Claude, on avait passé une si belle journée, on dirait que tu le fais
exprès de nous remettre dans cette merde ! On est tous dehors,
frigorifiés, molestés par la sauvagerie de cette sauvagerie. Je jure, qu'un jour, je ferai rendre gorge à cette nuit du 24 juin 1978 . Nous laissons derrière
nous Simone, qui cliquette, et repartons à pieds dans la nuit haletante. Man nous tient par la main, tout en invectivant Papa, de loin. Papa, lui, est devant qui claudique, toujours plongé dans son
interminable gamberge cruciverbiste. - Qu’est-ce que c’était, bon
sang … Ah, oui ! Je me souviens maintenant : en six lettres : « Il avait le Maure aux trousses »- Vas-y, Vas-y, encore, encore, démonte-moi ! Ah, oui ! je vais jouir là, putain !
- Croisé, ouais, ça pourrait
convenir. Mais oui ! le Croisé, c’est
sûrement ça. Tu y es mon petit Claude ! Ah, ce Monsieur Wynne, quel
fils de pute !
Rocroi dans la vallée de la Misère
Bien étrange, en réalité, cette cité nouvelle qui, vue du ciel, forme une grande mosaïque avec les barres HLM et les pavillons, des fourmillions d’abacules avec les rues et les avenues, portant toutes, ou presque, des noms de pays et de villes du Nord, et souvent même, des noms de communes ou de personnages dont personne n’a jamais entendu parler par ici. Chose plus surprenante encore, la plupart des habitants de cette cité ignorent et ne veulent surtout pas savoir où se trouvent Friedland ou Lunéville. Quant à Rocroi, qui a donné son nom à la place où nous habitons, nous n’ignorons plus, grâce à l’immense savoir de Papa, qu’elle fut jadis le lieu d’une bataille historique et déterminante, livrée au cœur même de la vallée de la Misère.
Les journées se cantonnaient à
des lectures accompagnées de notes et des séances de
travail qui consistaient à composer des peintures sur papier journal marouflées sur carton. Il n’achetait pas de livres ; il lisait ceux qu’il empruntait à la
bibliothèque. Ça lui évitait de les entasser pour ne pas avoir à les lire. Il fréquentait aussi beaucoup les cinémas de la rue des Ursulines, en face du conservatoire - Il ne faisait pas l'amour, ou seulement par hasard, donc c'était davantage par amour du hasard qu'il baisait. ll pensait beaucoup à la vie. Bref, Bartt se sentait vraiment
heureux, comme on
dit :heureux comme avec une
flamme.
Nunki Bartt la main verteLe fils Non daté
Dès qu’elle put s'échapper des bras amoureux de la Choisille, qui la poursuivait jusqu’au pont de chemin de
fer, la route de la vallée observait un curieux virage en lasso, avec une amplitude des plus
élégantes. Pour Bartt, c’était sûr, la route jubilait à l'amorce de cette liberté nouvelle. On avait subitement changé de cap. On se
dirigeait maintenant vers le Nord – Nord-Ouest. C’était bien la première fois
qu’il prenait cette route, aussi, dès qu’il fut passé de l’autre côté de l’arche
du pont, il fut décidé que c’en était fini du rythme frénétique qui l’avait animé jusqu'ici, que dès lors, la voie ferrée reprendrait à son actif la question de la vitesse, assurant le rôle qu’avaient joué, avant elle, le
fleuve, puis la rivière. Bartt s’était demandé sérieusement si ce passage sous
l’arche ne l’avait pas projeté à travers un autre paysage, une autre
géographie ; et sur le plan géologique, ça se tenait, et c’était d’autant
plus flagrant que la route s’élevait derechef. Sans qu’aucun prémice n’ait pu
alerter le piéton d’un brusque changement, la route s’enclavait, maintenue par
la voie ferrée à droite et par le talus à gauche. Toute l’attention qu’il
devait porter, dorénavant, aux choses, comme les manifestations sonores, l’air
qui circulait tout autour de lui, sa propre respiration même, s’était accrue depuis
qu’il marchait sur cette route de Morienne.
Quand un frémissement, derrière
lui, le fit tressaillir. Une vibration, suivie d’un souffle, enfin d'un frottement
métallique, qui provenait d’un engin lancé à toute vitesse sur le ballast de la
voie ferrée. C’était le Tours - Caen : un turbotrain et trois wagons
jaunes et rouges accrochés, qui venaient contaminer à plus de 130 km/h la mélancolie
monochrome du vallon, et comme la route surplombait légèrement les rails, Bartt put suivre longtemps la flèche orange qui le transperçait, et qui gagnerait bientôt Notre Dame d’Oé et au-delà. Du plus loin qu’il
pouvait voir, il y avait cette maison au pignon chevronné qui semblait barrer
la route. Quand il y fut, il constata qu’elle la divisait en deux bras distincts : la route de Morienne qui se faisait drosser jusqu'à la ligne de crête, et la route
de Bois Jésus qui suivait docilement
la voie ferrée. Au milieu de tout ça : la maison dite de Morienne. Il choisit de suivre encore la ligne. La Loire, Elle, l’avait toujours roulée ; enfin une qui ne ferait
pas de mystère !
On marchait librement sur la
petite route de Bois Jésus, désertée par les véhicules. Les hameaux se faisaient rares, et bientôt, ce furent au tour des
maisons de disparaître, tout comme le ciel évidé, seulement zébré, ici et là, de
trainées floconneuses. Régler son pas sur la toute relative cohérence du monde
n’était pas insurmontable pour Nunki Bartt. Il suivait déjà, à la lettre, les
principes du prophète de Charleville, qui donnait raison à son ami, le macérien Ernest
Delahaye, de toujours lire et de beaucoup marcher. Cette devise rimbaldienne tient
encore la route aujourd’hui, malgré tout. Bartt, cependant, ne se sentait pas encore légitimement au
monde. Certes, lire, peindre, marcher, sillonner longtemps les routes, les chemins, c’était comme accélérer la gestation du temps, s’affranchir définitivement du
poids d'une existence trop lourde, puisque le seul monde possible habitable à ses yeux se logeait là, où quiconque pouvait poser sur les choses un regard
poétique nouveau.
Il avisa une jolie maison
solitaire, dont le pignon, cette fois-ci, était recouvert de vigne vierge. Il s’accorda une pause et songea à ce toponyme qui renfermait cette association étrange : Bois Jésus. Qu’est-ce que ça signifiait ? Etait-ce encore un hameau, un lieu-dit, ou tout un bourg ? Il y
avait certainement des arbres encore, ou même un bosquet. La petite
route s’était épuisée à suivre parallèlement la ligne et s’était perdue à l’intérieur d’une cour de ferme, ne trouvant une issue
qu’en descendant rejoindre la rivière. Un autre pont de chemin de fer se
situait en contrebas, tout près, avec seulement un chemin pour y aller. Bartt avait donc tout
naturellement suivi la route qui draguait le coteau, et qui reprenait de la
vigueur dès que la pente s’accentuait,sans se faire plus large pour autant. Il
croisa un homme qui descendait, en compagnie d’un chien noir.
Il salua poliment, et pensa qu’il avait fait une très bonne impression au
chien. La route atteignait à présent un plateau découvert, dont la vue sur la
vallée était enfin dégagée. Des maisons neuves avaient poussé là. Elles
donnaient l’impression d'être postées en sentinelle. Au détour de l’une d'elles, la
plus imposante, il aperçut cette marque horizontale qu’il connaissait
bien à force de fréquenter les chemins - un trait jaune peint sur le piquet
d’une palissade – un début de sentier de pays, ou la direction à suivre ?
Un homme inquiet est forcément
un homme bon, se dit Bartt quand il entendit les aboiements hostiles de
deux ou trois chiens de garde qui veillaient derrière le gros portail, là-bas,
à l’entrée du chemin. Oui, Bartt avaient les foies, car il ne savait pas si ce
portail était naturellement fermé ou fatidiquement ouvert ! Il passa,
alors que les aboiements des chiens redoublaient, en se servant de leurs grosses têtes, comme d'un bélier, pour défoncer le portail.
Bois Jésus qui, au temps jadis, avait accueilli des loups, était
aujourd’hui traversé par un chemin bien entretenu, balisé de jaune, et qui devait
faire une petite boucle à travers le bois, avant de revenir à son point de
départ. Aucun oiseau ne chantait, ce qui, même pendant les mois d’hiver, est très rare. Le bois offrait sa protection au marcheur, mais ne l’isolait pas de la
rumeur du monde ; on distinguait très bien le bourdonnement du trafic
routier. Se sentait-il "le piéton
de la grand-route par les bois nains" ? L'un des pouvoirsde lapoésie est de créer des correspondances, des ponts entre la vie rêvée et
la vie réelle. Partons du principe que l’action n’est pas la vie – avec ça, Arthur n’irait pas très loin aujourd’hui, enfin, pas plus loin que l'ongle qui est au bout de son œil. Mais
on ne peut naturellement comparer la conception d’un poème et la sensation vive
d’entrer dans le poème, comme Bartt en avait fait,à plusieurs reprises, l’expérience. Il était pourtant lucide. Il savait malheureusement qu’il ne pourrait jamais vérifier, dans sa chair et dans son âme, ce pur oracle du poète : Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’homme.
A . R , "la photo oubliée" Paris 1873
Sous le couvert forestier de
ce petit bois léger et silencieux, Nunki Bartt se sentait comme
prélevé du monde. Le bois lui offrait une interface muette contre le
râle maladif qui montait depuis la ville proche. Quelques notes de
musique lui parvinrent. Bartt crut qu’elles provenaient d’une maison sise à l’orée du bois, mais
plus il progressait, plus la musique semblait surgir du chemin. On avançait comme dans un conte. Et comme elle hésitait, cette musique, interrompue parfois par quelques ricanements, ne lui disait rien encore. Il doubla une trogne d’arbre
toute rabougrie, depuis laquelle, il aperçut
trois silhouettes qui s'affinèrent à l'approche, lui dévoilanttrois jeunes hommes qui étaient assis au beau milieu du
sentier. L’un d’entre eux tenait une guitare et en jouait allégrement, tandis que
les deux autres retenaient leurs voix, peut-être parce qu'ils ne maîtrisaient pas les paroles en anglais. Bartt put quand même reconnaître Black bird, la chanson de Paul McCartney, qu’il avait découvert tout récemment. « Black
bird singing in the dead of night / take these broken wings and learn to fly /
All your life / You were only waiting for this moment to arise / Black bird
fly, black bird fly / into the light of a dark black night ».
Il se montra pour ne pas les surprendre, fit même un petit détour, enjambant une dizaine de canettes de bière, et sourit aux trois garçons qui ne s'étaient jamais interrompus. Et il s’en alla, en se demandant s’il avait fait bonne impression au
merle de la chanson. Il s’en allait et il fut bientôt aspiré par une trouée blanche - c'est comme si la lumière jaillissait pour lui adresser un signal de bienvenue, ou bien, d'au revoir. C'était la seconde porte du Bois Jésus,
qui débouchait sur un chemin tout droit, en longeant un bel étang qui n’a pas de
nom – le chemin à découvert le ramenait sur la route de Morienne, qui rejoindrait, plus tard, l’autre route, la route de Bois Jésus,
devant la maison au pignon blanc et chevronné, au partage des routes.
Bartt
redescendait vers la vallée de la Loire, près du cher fleuve où il logeait,
avec Black bird qui n'en finissait plus de chanter pour lui. Il était parti en fin de matinée, et
n’était rentré chez lui que lorsque les heures se font les plus difficiles, à
la fin du jour, dans la faible clarté précédant une nuit sans étoiles.
On dit que Bartt était ressorti presqu'aussitôt de son logement, et s'etait dirigé vers le pont de fil pour regagner les lumières et les folies de la ville, sur l'autre rive. Probablement qu'il n'avait pas retrouvé, dans son deux pièces, la sérénité qui l'avait tendrement entouré à l'intérieur du bois de Fondettes. Mais il
pouvait dire, au moins, que cette journée avait été réussie. Il n'avait besoin que des jours comme ceux-là pour prendre son essor.
Le merle attend pour chanter
Crédits : Paul Klee, Arthur Rimbaud, B Hardy, Nunki Bartt, Géoportail, Show my street.