vendredi 1 mars 2024

Un mot de consolation : Saison 2, épisode 1 et 2

U N  M O T  D E  C O N S O L A T I O N 

                   

1

Le concours

 

La dernière fois qu’ils avaient entremêlé leurs mains, ça devait être le jour de leur mariage. Papa n’arrêtait pas de gigoter pendant que Man essayait de faire un nœud correct. Elle lui avait acheté une jolie cravate lie de vin pour le concours (sans doute qu’elle trouvait que c’était la couleur qui lui allait le mieux au teint), et Papa avait finalement pris la décision de prendre le train jusqu’à Angoulême, comme ça, la malédiction routière trouverait un autre pigeon et la brand new Kadett du Prez ne serait pas la prochaine victime du Triangle des cocus. Je demandais à Papa depuis combien de temps il n’avait pas pris le train : « Certainement une paye, mon Nono ! C’est bien simple, je ne me rappelle plus ». Personne ne comprenait vraiment ce qu’il allait faire là-bas, mais on était tous joyeux pour l’occasion, même die Kleine, qui d’habitude faisait tout le temps la gueule. Man mettait les mauvaises humeurs de sa cadette sur le compte d' une prolongation de ses « tintins » . Richee avait demandé ce que ça voulait dire : « tintins » ; Man avait seulement répondu que ça, c’était l'affaire des femmes, et qu’il n’avait plus qu’à la fermer. Le concours devait durer deux jours ; Papa s’en était laissé trois. Bien sûr qu’il était nerveux, qu’il ne tenait plus en place, mais ça lui allait bien ce grand chambardement dans sa petite vie pépère, ça faisait de lui quelqu’un d’important, un peu comme lorsque Monsieur Noel s’était présenté aux élections municipales sur une liste divers gauche et qu’il s’était pris une grosse veste.

-          Arrête donc de bouger Claude, j’arrive pas à faire le nœud !

-         Ça fait belle lurette que t’y arrives plus à me faire le nœud ma cocotte.

-         Oh, Claude, ne parle pas comme ça devant les gosses, tu exagères, tout de même !

 Elle minaudait presque. « On verra ça quand tu rentreras, si tu gagnes ». Elle avait cru que Papa flattait sa maestria d’autrefois. Elle avait la bouche comme la cravate, de traviole. Depuis que Papa s’était réveillé d’un long état végétatif, ils se détendaient tous les deux, ils faisaient même des projets à court terme. Tante Cécile, de passage à Tours, avait reconnu que ces deux-là se bonifiaient en vieillissant.  « Mais, puisque je te dis que tu te goures. Que ça se met pas comme ça, merde ! » Il y avait toujours une dernière fois avec Papa, la dernière fois qu’il avait vu une brosse à dent, qu’il avait embrassé Man avec la langue, la dernière fois qu’il avait pris le train et la dernière fois qu’il avait mis une cravate. « Ça devait être sur le Lac Tchad pour une permission à Port Saïd, juste avant la quille ». Mais, c’était la cravate de Trafalgar. Et il était parti quand même. Il s’était déjà cru loin d'ici, à moins d’une heure du départ, quand Man avait décrété que nous l’accompagnerions, le Boub, elle et moi, en autobus jusqu’à la gare car elle trouvait qu’y aller avec « Simone », la Renault 16, pouvait lui être fatal,  qu’elle le laisserait sur le carreau comme la dernière fois, avant même d’avoir franchi la Loire. Papa ne se débarrasserait pas de nous comme ça. Elle avait sorti les tickets de bus. Il avait reconnu honnêtement qu’elle avait de la ressource. A la gare, il en menait deux fois moins large. De voir devant lui, sur le quai, l’échantillon le plus représentatif de sa famille, la larme lui coulait. On n’avait pas été trop de trois pour l’aider à monter dans la voiture, les marches-pieds des wagons étant beaucoup trop hauts pour les hanches bousillées de Papa. Il soufflait et grognait comme une bête. Il venait de confier sa béquille à un jeune appelé qui regardait la scène en se poilant, quand le train s’était subitement mis en branle. On avait cru qu’il ne monterait jamais, malgré tous nos efforts pour le hisser, et ceux du biffin, qui se servait de la béquille comme d’une gaffe. 



Dans le bus qui nous ramenait au quartier, je m’étais aperçu que Man était très animée, un brin joyeux. Moi, ça m’avait drôlement remué de voir Papa nous quitter comme ça, en chialant, sans comprendre au juste comment il allait s'en sortir, là-bas. Dans la famille des dernières fois, je me demandais depuis combien de temps Papa n’avait pas découché. Le Boub suçait son pouce en alternance avec un boulottage en règle d’une brioche fraîche, achetée en face de la gare, au coin de la rue de Bordeaux. Moi, je gardais la mienne en prévision pour le faire bisquer quand lui n’en aurait plus qu’un souvenir lointain, le souvenir fugace d’une saveur… Je me tenais à la rampe, à hauteur du bassin de Man, d’où je pouvais collecter des effluves d'Orientale , son parfum favori. « Tu crois que Papa va gagner Man ? ». Le bus cahotait sur l’avenue de la Tranchée et Man, visiblement, ne m’avait pas entendu, ou alors, elle cherchait ses mots. C’est Papa qui lui avait appris à réfléchir comme ça, à ce qu’elle allait dire, en toutes circonstances, surtout lorsqu’elle était en public. Dans ce bus qui nous ramenait jusqu'au quartier de l’Europe, il régnait un silence de chapelle, malgré une forte affluence. Le Boub, auquel rien n’avait échappé, trop pressé d’obtenir une réponse, avait lancé très fort. « - Hein Man, que Papa c’est le plus fort aux mots écrasés ? Hein que oui, Man ? » Et Man, attendrie jusqu’au chignon, avait hissé le Boub pour le serrer contre sa poitrine, et lui avait assuré triomphalement qu’on ne disait pas, mots écrasés mais bien : mots creusés. Un fou rire avait parcouru les passagers à la ronde, et soulagé, j’avais accueilli l’ouverture automatique des portes arrières comme une délivrance.





 

2

Les lauriers

 


On n’a pas eu de ses nouvelles pendant tout ce temps. Quatre jours tranquilles, sans lui, une aubaine pour Man. Pas téléphoné non plus, comme elle le lui avait demandé. Puis le matin du retour prévu, il avait envoyé un télégramme qui disait : « Pas utile de venir me chercher dimanche. Rentrerai seulement lundi. Une surprise ! ». Oh ! Comme on lui avait manqués, nous d’abord, ses p’tits chéris, puis sa Coco, et même Vivik, notre épagneule. Comme il s’était senti seul à l’hôtel du  Coq Hardi, dans cette chambre si confortable, certes, mais si vide de tout ce que contenait habituellement le charme du foyer : nos rires, nos cris perçants, nos dérouillages fratricides et ce grand lit si froid, qu’il avait dû se résoudre à partager avec la promesse d’un nœud de cravate à refaire. Quatre jours sans nous, c’était trop ! On ne l’y reprendrait plus. 



Man, n’osant rien lui demander, j’avais dû prendre les devants. « Mais qu’est-ce qu’on croyait tous, qu’il avait fait banquette le père Claude,  que dalle ? Pas le moindre petit lot à ramener à sa tribu ? » Là, Papa se mit à se gratter le ventre, nous regarda avec l'œil qui frisait, posa sa valise sur la table et fit sauter le couvercle d’une double pichenette. C’est bien simple, du jour du départ à celui du retour, le volume de la valise avait triplé. Papa se transforma devant nous en commis voyageur ! ça sortait de tous les coins : Des livres illustrés, un puzzle de 500 pièces à la gloire de Geronimo, des planches de décalcomanies, tout ça pour Bouboule et moi, une montre water résistante pour Richee, avec laquelle, il pourrait descendre jusqu’à 25 mètres de profondeur (moins que le commandant Cousteau), lui qui atteignait déjà des abîmes dans le courage et la réflexion ; trois paquets de tabac gris pour la rouleuse automatique de Tonton, qui pourrait voir venir jusqu’à l’hiver prochain, un grand keffieh pour die kleine parce qu’elle adorait les yeux du commandant Massoud. Papa avait drôlement pensé à tout, sauf à Man. 



Elle s’était un peu écartée pour ne pas montrer sa déception. Lui, faisait durer le plaisir. C’est le seul cadeau qu’il avait pris la peine d’emballer dans un beau papier représentant une calèche et un attelage de splendides chevaux, fouettés par un cochet ivre. Son sourire de petite fille avait irradié la salle à manger. « Pour moi, ça ? Oh ! Papa, t’es gentil », comme si elle ne s’en doutait pas. Mais au fond, elle rongeait son frein, se retenant de lui poser la question cruciale. Tous ces présents, d’où ça venait ? Ça avait dû lui couter un bras ? Qu’est-ce qu’il avait gagné au juste ? Il devait y avoir une belle somme à la clé pour couvrir toutes ces dépenses, et elle espérait bien qu’il y aurait encore de la galette pour après, car le ménage en avait rudement besoin. Papa n’avait rien gagné qui fut en rapport avec l’argent, seulement ce cadeau qu’il lui offrait. Elle eut cette délicatesse toute féminine de ne pas gâcher la fête. Elle déchira sans aucun ménagement le papier cadeau, et se planta devant la boîte, incrédule.



-         C’est un couteau électrique, Colette ! le dernier de chez SEB

-         Oui, je le vois Claude, que c’est un couteau électrique

-         Non, mais ce que t’as pas vu, c’est qu’il a trois vitesses de coupe. Et léger avec ça. Fini de te faire chier avec des couteaux qui coupent pas.

-         Je n’ai pas les mots qui faut Claude ; c’est tout bonnement formidable !

Elle lui avait sauté au coup avec un rire épais. Rassurés, nous l’avions rejointe autour du bedon de Papa. Elle s’était tenue. On a bouffé de la viande pendant quinze jours.


C'est à voir




Jouez-moi svp !





Crédits : Mario Monicelli, "Mes chers amis" - Claude Chabrol, "Le boucher" - Couteau élec SEB 

Alain Bashung
" On a pas l'air. . . "
Inédit




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