mardi 16 mai 2023

Baxter VS Baxter : Où s'en vont les caravelles ? # Final

Ezekiel Messou, "Singer"- s.d - mine de plomb et encre sur papier  


 Où s'en vont les caravelles ?


jouez-moi !


L’école se préparait pour la kermesse de juin. Cette fin d’année scolaire coïncidait avec le retour de Maddy et de Jo Singer. J’avais guetté tout l’après-midi Marielle, qui répétait des chansons avec les deux classes du cours moyen. Comme j’étais au CM1, parmi les chœurs, Marielle faisait à peine attention à moi, sauf pour me rappeler que, de temps à autres, je chantais faux. C’est vrai, je n’avais pas son aisance ni sa magie corporelles, qui devaient être naturelles pour une sirène. Marielle devait sûrement avoir des écailles ! Elle était aussi insaisissable qu’une anguille et les faux jumeaux Blanchard s’arrachaient les cheveux pour la capturer. Et ils y mettaient du cœur, les vaches, surtout le plus terrible des deux, Frédéric. Nous répétions avec la mystérieuse madame Lange (mystérieuse, parce que toute habillée de noir), « l’oiseau et l’enfant », une chanson complétement inoffensive. Nous autres, faisions le refrain, Marielle Singer et Agnès Dieulefit chantaient les couplets. Marielle brillait également dans cet exercice – une voix claire, matinée d’un léger voile, comme on aurait dit un sanglot. Et puis, il y avait encore ses yeux : deux bonbons à la menthe glaciale qui vous ferraient, qui vous tiraient hors de la vie, cette vie, que jusque là, vous aviez cru si parfaite. A la pause, j’ai vu Fred Blanchard en faire des tonnes, chanter volontairement faux le moment où il était question d’un oiseau survolant la terre ; chose, qui de sa part, ne pouvait que la faire rire (il s’y prenait comme il fallait avec elle), mais aller jusqu’à l’enlacer de force, fallait quand même pas pousser mémère dans les orties ! Elle disait : arrête tout de suite ! Lui répondait : Non ! J’arrêterai seulement quand j'aurais eu mon bisou sur la bouche ! » 

Carlo Zinelli, sans titre - gouache sur papier - 1961


La chanson inoffensive et la chanson paillarde n°6 de la face B du disque de Papa se mélangeaient dans ma tête. Ou bien, je voyais tout blanc, ou bien, je voyais tout noir ! Ou bien, la vie me sourirait une fois pour toute, passée cette rude épreuve, ou bien, je sombrerais à jamais dans les culs-de basse-fosse de la jalousie. J’avais vécu cette journée comme un cauchemar éveillé. Nous avions continué de chanter mais je m’étais contenté d’ouvrir la bouche et de remuer les lèvres - comme ça, je chantais juste. A la cantine, comme j’étais d’humeur massacrante, j’avais écopé d’une punition du redoutable monsieur Lespinasse, le maître de Marielle. A la sonnerie, je ne m’étais pas fait prier pour décamper le premier et la semer en signe de désapprobation et d’adieu. Sur le chemin du retour, je me croyais rentrer seul, quand je compris qu’elle me suivait. Elle avait seulement oublié que dans les airs, c’était moi le plus rapide. Je fonçais en direction de la place où se cachait honteusement notre HLM, réplique de tous les autres. Comprendrait-elle une fois partie, que cette HLM avait été sa maison, à elle aussi ?


Quartier de l'Europe- Chateaubriand,  sorti de terre fin des années 60

      - Attend-moi Nono ! Mais, qu’est-ce que t’as ?  

-   T’as qu’à aller plus vite ! Et arrête de m’appeler comme ça, c’est Jean mon nom !

Au fond, pourquoi s’obstiner à la fuir. Après tout, n’avait-elle pas tenu à rentrer avec moi seul, à la maison ? Quand j’arrivais à hauteur de la piscine, je m’arrêtais sous le porche de Jérôme Pelletier, dit, Pétard à mèche et m’asseyais sur le perron de l’une des deux entrées de l’immeuble qui se faisaient face. J’avais décidé de l’attendre et je posais mon cartable. Elle faillit passer sans me voir, alors qu’elle s’était mise à courir en tenant les bretelles de son sac d’école. Enfin elle vint me rejoindre. Elle haletait.

- Ouf ! j’suis crevée ! Tu cours vite, dis donc… 

- Il n’a pas voulu te raccompagner Frédéric Blanchard ?

- Ah ! Alors, c’est pour ça que tu ne m’as pas attendu ! Tu es jaloux de Fred Blanchard !

- Non, t’es débile, je m’en fous des frères Blanchard !

- Ah ! Parce que tu es jaloux d’Hervé Blanchard aussi ? Non, Jeannot, je rêve !

- Je m’appelle Jean.

- Tu sais que Fred fait du judo, comme Tristan ? C’est pour ça, au fond, qu’il m’intéresse, parce qu’il me fait penser à Tristan. mais je l'aime pas. C'est mon frère qui me manque…

- Alors pourquoi il t’a pas raccompagné ?

- Il demandait que ça, mais monsieur Lespinasse lui a collé une corvée ! Il lui a fait effacer tout le tableau. Il y avait tous les problèmes de la semaine, plus la dictée. Avec l’effaçage, plus l’éponge, il va en avoir au moins pour une bonne heure ! 

(Nous rions)

- Tu sais Jean, hier, on a reçu une lettre de mes parents de Las Palmas. (un temps) Tu sais où c’est Las Palmas ?

- Bien sûr ! (Je m’étais documenté entre-temps), c’est dans les Iles Canaries. Las Palmas, ville principale, deuxième ville : Santa Cruz De Ténérife !

- Génial Jean ! Et moi qui croyais que tu mentais l’autre jour, que t’en savais rien. Tu caches bien ton jeu !

- Tu m’crois jamais ! Papa, il a un dictionnaire du tonnerre. Y a tout là-dedans (et je lui montrais ma tête).

- tu sais, mes parents ils écourtent leur voyage…

-   Quoi ? (Je n’ai pas compris sur le coup, je ne voyais pas ce qu’elle entendait par « écourter ») 

 - Ils veulent rentrer plus tôt, Jean. Papa veut faire le salon de l’habitat à Paris. Il dit que c’est important pour son métier. Il dit qu’il pourra gagner une nouvelle clientèle. Il dit

- Je m’en fous de ce qu’il dit. C’est quand qu’ils rentrent Jo et Maddy ?

- Après demain. Ils viennent nous chercher en passant, quand l’avion va atterrir.

- Tu seras pas là pour la kermesse ? Tu vas pas chanter « l’enfant et l’oiseau » après tout le temps qu’on a répété ?

- Mais, moi j’aimerais bien !

- Tu m’as dit que t’en faisais ce que tu voulais de tes parents !

- Oui, j’ai…

- C’est toi la menteuse en fait ! Tu te crois plus forte que nous, hein ! Plus forte que tout le monde !

  Je prenais mon cartable et je décampais, la rage au cœur. Je laissais derrière moi le porche de Pétard à mèche, je traversais le square, où habitaient les faux jumeaux Blanchard. Et je crachais par terre; oui, comme ça, je crachais sur leur vanité. Il fallait encore passer sous le porche de Stéphane Thomaseau, dit Tomate sans eau, et en face, de l’autre côté de la place, c’était chez nous. Marielle m’appelait et moi, je m’enfuyais encore. Mon cœur voulait sortir de ma poitrine. J’étouffais. Quand, je remarquais que la place n’avait plus le même aspect que ce matin, au départ pour l’école; que quelque chose avait changé. 

-         Marielle ! Viens voir, un chantier !


Josef Hofer, sans titre, mine de plomb et crayons de couleur sur papier - 2000



Un village de taules occupait une grande partie de la place. On avait déjà creusé une saignée dans le bitume, et le godet qui avait servi à la tranchée se reposait sur le trottoir. Sur le parking, le réverbère central  projetait son col de cygne sur une jolie bétonnière, dont les rotations infernales avaient conservé les couches argileuses des vomissements successifs du mortier. Elle était toute marbrée et culottée de taches. C’était beau. Enfin, notre place m’apparaissait comme la plus belle place du monde. Machinalement, je prenais la main de Marielle et l’entraînais dans une cabane qui n’était pas fermée par un cadenas. Je voulais l’embrasser à mon tour, avant qu'elle me soit enlevée. Je voulais lui rendre le baiser qu’elle m’avait donné dans la chambre de mon oncle. Ça sentait le goudron à l’intérieur, et le tabac froid. Il y avait un grand banc comme à l’école. Au-dessus du banc, Il y avait des vestes de bleu de travail suspendues à un porte-manteau de fortune, exactement comme celle que portait Papa la journée, même s’il ne travaillait plus à l’usine. Des cannettes de bière vides avaient roulé par terre. Sur une minuscule table en formica, il y avait une boîte de café Maxwell, à moitié vide, et des verres nappés d’un jus brun froid odorant. Marielle avait jeté son dévolu sur un transistor à piles, lui aussi couvert de taches. Elle regardait sur quelle fréquence il était branché.

-         Sur RTL, comme chez toi !

-         Qui est-ce qui va chanter les couplets à ta place, avec Agnès ?

-         Valérie Berteau. Elle l’a demandé à la maîtresse. Je ne suis même pas partie qu’elle veut déjà prendre ma place, la sale pute.

Choqué, je me retournais vers Marielle. Elle avait dit : « sale pute », des mots que je n’aurais jamais cru qu’il fissent partie de son vocabulaire. Elle venait d’enfiler une des vestes de bleu, maculée de taches de plâtre, dix fois trop grande pour elle, et qui lui tombait à hauteur de ses jolis genoux. Elle me plaisait beaucoup comme ça. Elle riait de son côté.

-         T’as vu la dégaine ? Met celle-là, toi ! Allez, fais comme moi, met-là !

-         Non, c’est pas à nous ça…Marielle !

Elle me força à la mettre. Je le fis de bon gré, parce qu’elle était heureuse. Du moins, je voulais le croire.

-         On est bien ici, il y a tout ce qu’il faut, même la musique. C’est super ! J’y resterais des heures. En plus, il fait frais là-dessous. On pourrait y dormir tous les deux. Il fait trop chaud chez vous, c’est vrai. La nuit, Diane et moi, on étouffe. Tu sais que moi, je dors toute nue ? 

-         Ah, oui ?

-         Tu ne me crois pas ? Bon fais voir un peu de quoi tu as l’air. Ouah ! t’es beau en ouvrier de chantier !

Elle me prend les mains et nous nous mettons à danser n’importe comment, une danse qu’elle venait d’inventer : la danse des ouvriers de chantier.

-        Tu t’imagines Nono, heu je veux dire Jean, pardon – Tu t’imagines la grosse Valérie Berteau chantant « Moi, je ne suis qu’une fille de l’ombre qui voit briller l’étoile du soir » ? C'est pas grave ! On chante l’oiseau et l’enfant tous les deux. Tu reprends le couplet d’Agnès ? Tu te rappelles, à partir de «  comme l’oiseau bleu survolant la terre… ». On chante.

-         Non !

-         Si, chante, chante avec moi Jean !

-         Non !

-         (des larmes lui viennent) Si, il faut que tu chantes Jean, chante avec moi Jean, il  le faut !

-         Non, non ! Et pis t’as raison, je chante faux. Je fais rien de bien comme toi, je suis un nul. Je ne fais même pas de judo, comme ton frère chéri !

-         (elle essuie ses yeux d’un revers de manche).  Mais alors, qu’est-ce que tu veux ?

Tranquillement, sans attendre ma réponse, elle va s’assoir sur le banc, déboutonne la veste de travail, remonte sa petite robe d’été sur le haut de ses cuisses, qui s’écartent doucement, comme des ciseaux. Petit à petit, ses deux saphirs, qui pèsent chacun 22 carats, s’enfoncent dans mes yeux charbon.

-         Alors, vas-y, tripote moi !               

                                             

J C Pardou, "OUI" Feutre et correcteur sur bristol - 2000

 

Sept heures ont sonné à la pendule. J’ai grimpé sur ma caisse pour m’accouder à la fenêtre ouverte de la cuisine. Je suis tombé du lit, comme dit Papa et, depuis la fenêtre, je contemple le chantier. Il est encore tôt, quelques ouvriers sont déjà au travail. Je n’ai pas manqué un seul matin, depuis que Marielle et Diane sont parties. Man dit que ça fait un vide dans la maison. Je ne sais pas pour le Boub, mais pour moi, ça me fait un plus grand vide encore dans le cœur. J’observe le chantier. Mes yeux se fixent sur la cabane. Et mes yeux se troublent. Ils s’embuent comme les carreaux de notre fenêtre l’hiver, quand Man fait cuire les légumes pour la soupe. Deux ouvriers viennent de sortir de la cabane – ils ont leur veste de bleu de travail sur le dos. Ils vont, le clop au bec – puis, brusquement, ils s’arrêtent. Le premier, le plus grand, allume la cigarette du second, qui lui saisit les mains qui tiennent le briquet et les rapproche de sa bouche, pressée de fumer le tabac. Je me convaincs que ces deux vestes sont celles que nous avions passées pour la danse des ouvriers de chantiers, il y a plus d’une semaine et que, sur l’une d’elle, sèchent encore les larmes de ma pauvre Marielle. La porte de la cabane est restée entrouverte et le gros cadenas doit pendre encore au crochet du verrou. Je regarde les ouvriers s’éloigner pour rejoindre les autres, plus loin, sur le chantier; et l’odeur si forte qui imprégnait toute la cabane, l’autre jour, me parvient. Cette odeur persistante de goudron et de tabac froid, c’est l’odeur de tous les hommes. Man est arrivée derrière moi, m’a pris sous les aisselles, m’a soulevé de ma caisse, et m’a reposé sur le carrelage. Elle a refermé la fenêtre parce qu’elle avait froid.

Jamais, nous ne les avons revues. Jamais plus, nous n'avons eu la moindre nouvelle des sœurs Singer. 



Jouez-moi !



  

Crédits : Luciano Berio, Cathy Berberian, Bertrand Belin

2 commentaires:

  1. Sonder les arcanes des vertes amours enfantines est une chose que je croyais révolu, mais je m'aperçois, grâce à votre belle et terrible nouvelle, qu'il n'en est rien, cher maestro. Confinez-vous toujours l'amour à la cruauté ? Il y a certainement une échappée possible.
    A vous lire,
    Ludivine F

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  2. Merci pour votre mot Ludivine
    Cruel ? Je ne crois pas l'être ; violent, ça ne fait aucun doute, d'ailleurs ce blog devait s'intituler "Violence !"au départ. Nous lui avons préféré l'énigmatique "Baou Baxter"

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