Où vas-tu comme ça Bartt, et combien de fois auras-tu franchi ce pont dans un
sens comme dans l’autre ? Combien ? Mille, deux mille fois ? Tu viens juste de franchir le pont.
Tu es encore bien jeune malgré tout ces franchissements du fleuve, qui en cette
année de froid exceptionnel, vient de
geler. Bartt, tu as déjà tellement traversé ce maudit pont Wilson, par tous les
temps, en toutes saisons, que tu fais déjà plus vieux que ton âge. Eh ! Jeune Bartt de 16, 16 ans et demi, sais-tu que les hommes s’écroulent tout comme
les ponts ? Sais-tu que ton père va bientôt mourir ?
Mais qu’est-ce que tu attends pour traverser ? Ca fait déjà une paye que tu arpentes le trottoir en regardant de l'autre côté. Qu’est-ce qui te retient ? Enfin, tu traverses, en te faufilant entre les voitures qui rongent leur frein, à l'heure de pointe, dans le froid cruel de l'hiver 1985. Il est bientôt 5 heures et la nuit tombe sur la ville gelée. Tu montes la rampe pyramidale du 1 quai d’Orléans*; quinze marches, imitation marbre, glissantes, qu'il faut gravir jusqu’au portail
d’un immeuble cossu, imposant, répondant à l’appétit féroce de la « dame
au chapeau vert » d’en face : la grande bibliothèque. Dix marches jusqu'au hall, avec l'illusion que tu pénètres dans un palais, illusion qui te quittes aussi sec, après avoir franchi une porte banale au fond du vestibule ; qui conduit où ? A un
local à poubelles, à une cave ? (Irais-tu rejoindre une fille, jeune
Bartt ? Ce serait plutôt de ton âge, comme tu viens d’entrer au lycée.) C’est à
l’invitation d’un garçon de seconde, tout comme toi, mais d'une autre classe, que
tu as bravé ta timidité maladive. Qu’est-ce qui a fait que ça a tout de suite
marché entre vous, quel est le mot, la formule qui aura mis le feu aux poudres ? Ton fanzine
de BD, que tu vends pendant la récréation, sous le blouson, dont certains
articles l’auront séduit, à cause de ce ton acerbe et décalé : ta marque de fabrique ? Peut-être, mais maintenant, tu y es, et tu descends l'escalier de l’entresol, aux murs pénitents ; tu descends dans les nouvelles fondations qui feront de toi ce que tu es maintenant, dans
les catacombes d'une vie sublime qui fut jadis la tienne, Bartt, et qui n’est plus (sinon tu ne la relaterais pas). Et
tu vas rendre une première visite à ce gars étrange : R.P Nesterenko, lycéen et poète. Tu descends pas à pas, pizzicato, dans cette espèce de cave où tu n’as été foutu de trouver la minuterie. Tu n’y a
plus rien vu, une fois que la petite porte s’est refermée derrière toi. Mais
soudain, tu entends ; tu entends, dans ce qui te paraît le lointain, une espèce de musique. Et tu te fies à cette musique lointaine que tu perçois avec la plus
fidèle des acuités. Tu descends lentement l’escalier qui fait un angle, te
souvenant de ses indications : Tu verras, une fois au sous-sol, il y a
trois portes : il y en a une, c’est les chiottes, et les deux autres, c’est les
chambres. - Tu peux pas te tromper, ma porte à moi, je l’ai peinte en rouge,
pour la distinguer de celle du voisin et de celle des chiottes. – Uniquement
pour ça ? - A ton avis ?
Jouez-moi !
Bartt faisait mine de déplacer quelques objets sur
une étagère pour mieux faire mine de les remettre à leur place, ensuite ; des objets curieux et inutiles, mais fantastiques, qu'il aurait aimé dérober, tous. c’était
peut-être pour mieux se concentrer ( sans avoir à affronter son regard), sur ce qu’il entendait, cette musique
qui sortait du magnétophone, celle-là même qui l’avait conduite jusqu’ici. Bartt n’avait pas conscience
(comment l’aurait-il eue ?) que cette musique l’accompagnait déjà, à l'instant même où il avait entrepris de faire le chemin de chez lui, quatre kilomètres plus haut, jusqu’à cette chambre en sous-sol. Que cette musique le comprenait déjà.
Paul Klee portrait d'un homme jaune 1921
-Qu’est-ce ce que tu écoutes ?
-La radio.
-C’est la radio, ça; quelle station ?
-France Musique. On vient d'annoncer une grande révolution dans la musique, tu sais ?
- Ah bon ?
- Oui ! on va rejouer Vivaldi, Bach, Berlioz, sur des instruments d'époque; ça risque de changer la donne, camarade !
La grande révolution, Bartt, en
ce qui te concerne, c’est que tu n’avais jamais entendu d’autre musique que
celle des hits-parades qu’on écoutait chez vous, à la radio, depuis que tu étais
né; et que tu n’avais jamais cru qu’une autre radio, diffusant une autre
musique, complètement inconnue de toi, pouvait exister.
R.P Nesterenko écoutait cette musique
jour et nuit, comme il enfournait ses gitanes internationales. Ce chemin, Bartt, jusqu’à cette chambre en sous-sol, tu le referas maintes fois en espérant entendre encore une fois cette musique. Il te fallait seulement
descendre cet escalier plongé dans le noir absolu, chaque fois que tu ne trouvais pas la minuterie, ou que tu l'oubliais. Il te fallait descendre encore plus bas dans les fondations de ce qu'allait être, bientôt, LA VIE SUBLIME.
Ne demandez-pas ce que la musique peut faire pour vous, demandez vous plutôt ce que vous, pouvez faire pour la musique
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