samedi 6 mai 2023

Baxter VS Baxter : Où s'en vont les caravelles ? #7


Zenaida Sebriankova -Le déjeuner des enfants - 1914 -Gallerie Tetiakov Moscou


 

Où s'en vont les caravelles ?


Jouez-moi !




Depuis que nos fausses cousines sont chez nous, on se compte huit à table. Man a donc décidé de faire dîner les enfants avant les grands, comme elle dit, dans la cuisine, sous son autorité suprême. Mais Richee ne veut plus être assimilé à des mioches comme nous, parce que depuis peu, il croît et fleurit comme une fleur de pissenlit. « Il mue » dit Man, c’est à dire que sa voix est en train de changer, qu’elle est descendue, comme lorsqu’on fait passer un 45 tours à la vitesse d’un 33 – ça ralenti la cadence et ça ralentit la voix. Mais c’est beaucoup moins marrant que le contraire. Le Boub et moi, on a piqué le disque paillard que Papa avait caché dans la penderie et on l’a écouté en cachette, dans la chambre sur le Schneider de Man. J’ai placé le bras sur la 6ème piste de la face B. Quand le saphir est venu caresser le microsillon et que « La grosse bite à Dudule » est sortie du couvercle de l’électrophone de Man, j’ai aussitôt basculé la manette qui indiquait 33, sur 45. Et mon frère et moi on a rigolé comme jamais. On a rigolé comme des marionnettes, et on n’a jamais pu s’arrêter. Pendant les devoirs, on a rigolé, en prenant le bain, on a rigolé (le Boub venait mourir de rire jusqu’à la porte de la salle de bain pour réactiver mon rire, quand il jugeait que je ne riais pas encore assez), on riait comme des garçons qui auraient été privés trop longtemps de rire ; on riait comme des orphelins du rire. On riait nerveusement, maladivement.


Le disque (vinyle) que Papa planquait dans la penderie


A table, on riait encore à s’en étouffer, dans le col de la robe de chambre. Quand Marielle et Diane nous demandaient pourquoi nous rigolions si bêtement, nous nous regardions le Boub et moi, et à la vue de nos visages cramoisis, nous nous relancions pour une bonne séquence. On commençait sérieusement à agacer Man, ainsi que Papa, qui avait tenu à la seconder pour l’autorité. Il disait toujours : « Toi Colette, tu as une autorité factuelle, quand chez moi, c’est naturel ». C’est alors que Papa reconnut, parmi nos rires, les suffocations indescriptibles de Tonton, qui ouvrait largement la bouche comme Bobby le phoque en quête d’un hareng, et nous montrait son incisive, seul vestige d’une trop longue vie de mastication. Les filles, dans leurs robes de chambres soyeuses et laquées s’étaient empourprées à leur tour, mais moins parce qu’il régnait à l’intérieur de la cuisine une chaleur de haut fourneau, que parce que c’était l’heure à laquelle, comme tous les soirs, les petites sœurs Singer accueillaient leur vague à l’âme comme on se laisse envahir docilement par une fièvre morbide. Le moment du repas du soir leur rappelait inexorablement l’absence de Maddy et de Jo. Man, qui depuis une bonne heure faisait cuire toute une palanquée de patates dans sa cocotte-minute, avait transformé la vapeur d’eau en une mer de nuages, et la cuisine prenait sous nos yeux les allures d’un refuge de montagne.

-         Va ouvrir la fenêtre Miloute ! (c’est comme ça que Papa appelait Tonton Michel) plutôt que de rire comme un idiot. Tu sais même pas pourquoi tu te marres.

-         Bah ! Si j’ sais Claude !

-         Alors dis-le !

-         Bah, j’sais pas

-         T’es encore pire que les mômes…


Le prisonnier de Bâle: Sans titre, sculpture en mie de pain, peinture, colle forte - entre 1928 et 1934

Après avoir mis les pieds dans le plat, Papa voulait mettre la main à la pâte. Il posa un pot de gros sel sur la table à la suite d’une motte de beurre de baratte que Man avait achetée plus tôt au marché, chez Maryse, et de l’autre il se servit un canon de vin qu’il m’avait envoyé chercher à la tireuse, chez Leclerc. Man demanda à Tonton qui s’était renfrogné, s’il pouvait sortir le pot de crème épaisse du frigo. Tonton répondit, « si on veut ! » et il s’exécuta. Nous salivions tous à l’idée de déguster quelques bonnes patates en robes des champs, saupoudrées de ciboulette, divine recette dont nous raffolions, quand Man voulut se saisir de la cocotte bouillante avec un tire-jus éculé et morveux de Tonton (qu’elle avait pris pour un torchon) pour la déposer sur un dessous de plat télescopique. La brûlure fut imparable, et  Man avait  jeté la cocotte comme elle avait pu, au hasard, bien loin du dessous de plat. Les patates avaient atterri dans un fracas du diable, ce qui donna l’occasion à Papa de s’illustrer.

-         Aïe dong ! Tu t’es encore brûlée les pattes, hein Colette ? Pourquoi tu te sers jamais des maniques Paul Bocuse que je t’ai offertes pour Noël !

-         Parce que je m’en sers déjà pour cirer tes godasses, minable !

Marielle respectait Man, mais elle ne pouvait résister à ses réparties imprévisibles. Elle avait esquissé un léger sourire qui en appelait d’autres. Man, s’était entre-temps soigné sa main brûlée avec une bande Velpeau imbibée de vinaigre de vin qu’elle avait fixée avec une épingle à nourrice. A la voir comme ça,  avec sa  main momifiée ainsi que son ventre enveloppé de son légendaire tablier de bougnat, on pouvait dire qu’elle présentait bien. Comme elle s’était mise en joie à la vue des petites sœurs ravies à l’idée de déguster une telle merveille, qui devait surtout s’accompagner de fines tranches de jambon de pays que Man allait acheter chaque samedi chez Gérard, le boucher.

Nunki Bartt "Chausson - prospectus" - Poscas sur toile 2012 - Collection G.M Baxter 




-         Attention, c’est chaud ! dit Man. Faut souffler dessus, avant !

Diane lança, un « bravo Tati Colette ! », avant de se lever comme pour souffler sur un gâteau d’anniversaire. Une bourrasque s’engouffra dans la cuisine chauffée à blanc. C’était Richee qui venait de faire son entrée en traînant des savates.

-         Qu’est-ce qu’y a à manger c’soir Man ?

-         Y a des pommes de terre en robes de chambre, mon Richou !

Nous les entendîmes rire jusque tard dans la nuit. Elles en pleuraient dans leur lit, étreignaient leur polochon pour étouffer leurs rires, car jamais elle n’aurait voulu faire de peine à Man. Elles attendirent patiemment que le repas se termine pour sortir de table avant de se précipiter vers leur chambre et de se prendre dans les bras pour se laisser aller. Marielle me dit le lendemain, à l’école, qu’à force de rire, elles avaient pissé dans leur pyjama. Jamais, auparavant,  elles n’avaient vu ni entendu choses pareilles.


Henry Darger, 167 at Jennie Richee, entre 1930 et 1972



Jouez-moi !




Crédits : Luciano Berio, Cathy Berberian, Johnny Halliday, Fabrice Lucchini

Relecture : Snow Rozett

 

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