Zenaida Sebriankova -Le déjeuner des enfants - 1914 -Gallerie Tetiakov Moscou |
Où s'en vont les caravelles ?
Jouez-moi !
Depuis que nos fausses cousines sont chez nous, on se compte huit à table. Man a donc décidé de faire dîner les enfants avant les grands, comme elle dit, dans la cuisine, sous son autorité suprême. Mais Richee ne veut plus être assimilé à des mioches comme nous, parce que depuis peu, il croît et fleurit comme une fleur de pissenlit. « Il mue » dit Man, c’est à dire que sa voix est en train de changer, qu’elle est descendue, comme lorsqu’on fait passer un 45 tours à la vitesse d’un 33 – ça ralenti la cadence et ça ralentit la voix. Mais c’est beaucoup moins marrant que le contraire. Le Boub et moi, on a piqué le disque paillard que Papa avait caché dans la penderie et on l’a écouté en cachette, dans la chambre sur le Schneider de Man. J’ai placé le bras sur la 6ème piste de la face B. Quand le saphir est venu caresser le microsillon et que « La grosse bite à Dudule » est sortie du couvercle de l’électrophone de Man, j’ai aussitôt basculé la manette qui indiquait 33, sur 45. Et mon frère et moi on a rigolé comme jamais. On a rigolé comme des marionnettes, et on n’a jamais pu s’arrêter. Pendant les devoirs, on a rigolé, en prenant le bain, on a rigolé (le Boub venait mourir de rire jusqu’à la porte de la salle de bain pour réactiver mon rire, quand il jugeait que je ne riais pas encore assez), on riait comme des garçons qui auraient été privés trop longtemps de rire ; on riait comme des orphelins du rire. On riait nerveusement, maladivement.
Le disque (vinyle) que Papa planquait dans la penderie |
A table, on
riait encore à s’en étouffer, dans le col de la robe de chambre. Quand Marielle
et Diane nous demandaient pourquoi nous rigolions si bêtement, nous nous regardions
le Boub et moi, et à la vue de nos visages cramoisis, nous nous relancions pour
une bonne séquence. On commençait sérieusement à agacer Man, ainsi que Papa, qui
avait tenu à la seconder pour l’autorité. Il disait toujours : « Toi
Colette, tu as une autorité factuelle, quand chez moi, c’est naturel ».
C’est alors que Papa reconnut, parmi nos rires, les suffocations indescriptibles
de Tonton, qui ouvrait largement la bouche comme Bobby le phoque en quête d’un
hareng, et nous montrait son incisive, seul vestige d’une trop longue vie de
mastication. Les filles, dans leurs robes de chambres soyeuses et laquées
s’étaient empourprées à leur tour, mais moins parce qu’il régnait à l’intérieur
de la cuisine une chaleur de haut fourneau, que parce que c’était l’heure à laquelle, comme tous
les soirs, les petites sœurs Singer accueillaient leur vague à l’âme comme on se laisse envahir docilement par une fièvre morbide. Le moment du repas
du soir leur rappelait inexorablement l’absence de Maddy et de Jo. Man, qui depuis
une bonne heure faisait cuire toute une palanquée de patates dans sa
cocotte-minute, avait transformé la vapeur d’eau en une mer de nuages, et la cuisine prenait sous nos yeux les
allures d’un refuge de montagne.
-
Va
ouvrir la fenêtre Miloute ! (c’est comme ça que Papa appelait Tonton Michel) plutôt que de rire comme un idiot. Tu sais même pas pourquoi tu te marres.
-
Bah !
Si j’ sais Claude !
-
Alors
dis-le !
-
Bah,
j’sais pas
-
T’es
encore pire que les mômes…
Le prisonnier de Bâle: Sans titre, sculpture en mie de pain, peinture, colle forte - entre 1928 et 1934 |
Après avoir mis les pieds dans le plat, Papa voulait mettre
la main à la pâte. Il posa un pot de gros sel sur la table à la suite d’une
motte de beurre de baratte que Man avait achetée plus tôt au marché, chez Maryse, et de l’autre il se servit
un canon de vin qu’il m’avait envoyé chercher à la tireuse, chez Leclerc. Man demanda à Tonton qui
s’était renfrogné, s’il pouvait sortir le pot de crème épaisse du frigo. Tonton
répondit, « si on veut ! » et il s’exécuta. Nous salivions tous
à l’idée de déguster quelques bonnes patates en robes des champs, saupoudrées
de ciboulette, divine recette dont nous raffolions, quand Man voulut se saisir
de la cocotte bouillante avec un tire-jus éculé et morveux de Tonton (qu’elle avait
pris pour un torchon) pour la déposer sur un dessous de plat télescopique. La
brûlure fut imparable, et Man avait jeté la cocotte comme elle avait pu, au hasard,
bien loin du dessous de plat. Les
patates avaient atterri dans un fracas du diable, ce qui donna l’occasion à
Papa de s’illustrer.
-
Aïe
dong ! Tu t’es encore brûlée les pattes, hein Colette ? Pourquoi tu te
sers jamais des maniques Paul Bocuse que
je t’ai offertes pour Noël !
-
Parce
que je m’en sers déjà pour cirer tes godasses, minable !
Marielle respectait Man, mais elle ne
pouvait résister à ses réparties imprévisibles. Elle avait esquissé un léger
sourire qui en appelait d’autres. Man, s’était entre-temps soigné sa main
brûlée avec une bande Velpeau imbibée de vinaigre de vin qu’elle avait fixée
avec une épingle à nourrice. A la voir comme ça, avec sa main momifiée ainsi que son ventre enveloppé
de son légendaire tablier de bougnat, on pouvait dire qu’elle présentait bien. Comme
elle s’était mise en joie à la vue des petites sœurs ravies à l’idée de
déguster une telle merveille, qui devait surtout s’accompagner de fines tranches
de jambon de pays que Man allait acheter chaque samedi chez Gérard, le boucher.
Nunki Bartt "Chausson - prospectus" - Poscas sur toile 2012 - Collection G.M Baxter |
-
Attention,
c’est chaud ! dit Man. Faut souffler dessus, avant !
Diane lança, un « bravo Tati Colette ! », avant
de se lever comme pour souffler sur un gâteau d’anniversaire. Une bourrasque s’engouffra
dans la cuisine chauffée à blanc. C’était Richee qui venait de faire son entrée
en traînant des savates.
-
Qu’est-ce
qu’y a à manger c’soir Man ?
-
Y
a des pommes de terre en robes de chambre, mon Richou !
Nous les entendîmes rire jusque tard dans la nuit. Elles en pleuraient
dans leur lit, étreignaient leur polochon pour étouffer leurs rires, car
jamais elle n’aurait voulu faire de peine à Man. Elles attendirent patiemment que
le repas se termine pour sortir de table avant de se précipiter vers leur
chambre et de se prendre dans les bras pour se laisser aller.
Marielle me dit le lendemain, à l’école, qu’à force de rire, elles avaient
pissé dans leur pyjama. Jamais, auparavant, elles n’avaient vu ni entendu choses
pareilles.
Henry Darger, 167 at Jennie Richee, entre 1930 et 1972 |
Jouez-moi !
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