Henry J Darger, The Vivian girls in "les royaumes de l'irréel" |
Henry J Darger
Où s'en vont les caravelles ?
Marielle se penche pour appuyer sur la touche du petit magnétophone de Richee. La musique commence et elle appelle en premier le plus grand qui ne se fait pas prier, puisque c’est lui qui est désigné pour faire sauter le bouton de son short. C’est l’époque disco du garçon, on entend la voix de Barry Gibb qui entame un langoureux miaulement sur « More than a woman ». Elle se tortille, elle se dandine, à genoux sur le lit qui se met à grincer, ce qui déclenche chez nous un rire nerveux. Marielle réclame notre sérieux, même si elle ne peut s’empêcher de rire elle aussi. Pour Marielle, le jeu est plus sacré que la vie. Maintenant, elle pointe son index vers Pierrick, dit « le Boub », lui commandant de baisser doucement le short sur ses cuisses blondes. On jurerait que notre cadet a fait ça toute sa vie, tellement il y met du cœur. Quand c’est mon tour, Marielle s’est déjà retournée, entraînée par la musique, pour nous offrir ses fesses moulées dans la culotte blanche. Allez, à toi Jean ! Je fais ma part et je ne laisserais cette part à personne. Il ne faut pas que mes frères devinent que je suis amoureux de Marielle, qui est la seule à avoir compris. Cependant, puisque nous voilà mis à l’épreuve tous les trois, et que je suis le seul à m’en indigner et à en souffrir, je sais que je dois faire comme mes frères, participer autant qu’ils le font, que je ne peux pas me défiler sinon, je serais banni et me retrouverais seul, sans eux, et surtout, sans elle. « A toi Richard ! », ordonne-t-elle. Richee empoigne un bout de la culotte qui court sur le creux de sa hanche. Il rit comme un dément. Et ce ricanement affreux trahi son inexpérience en la matière, lui qui nous avait toujours fait croire qu’il avait peloté des tas de filles, le menteur ! Il n’est pas plus avancé que nous. La musique ne joue plus. Elle a coupé les Bee Gees jusqu’au sifflet. Sa culotte a rejoint le short sur les minces chevilles. Nous avons bien travaillé. C’est ce grand bruit en bas dans le couloir qui met fin à tout ça. Une porte d’entrée qui claque, die kleine qui rentre plus tôt du collège et monte quatre à quatre l’escalier qui mène aux chambres. On se disperse comme des rats, sachant très bien à quelle place die kleine doit nous trouver. Mais comment Marielle, presque nue, avait-elle pu faire aussi vite que nous pour sortir de la chambre de Richee ? Où avait-t-elle trouvé le temps de se rhabiller et sortir sans être vue, comme ça ?
Henry Darger "at Jennie Richee - elles tentent de s'échapper en s'enroulant dans des tapis" |
Elle n’était jamais sortie. Elle s’était tranquillement enroulée sous les couvertures, sans paniquer, et lorsque die kleine était entrée, croyant trouver Richee à ses devoirs dans sa chambre, et qu’à la place, dans son lit, elle avait trouvé Marielle couchée, la petite avait simplement expliqué qu’elle était malade, que Diane, sa sœur, avait dû lui transmettre sa grippe et que Richee, très gentiment, s’était proposé de lui laisser sa chambre, que ça ne lui était égal de faire ses devoirs ailleurs puisque, de toutes façons, il n’y comprenait rien. Quand, prise de compassion, die kleine avait posé le plat de la main sur le front de Marielle, elle avait trouvé qu’effectivement, la pauvre chérie montait en température. Le stratagème avait si bien fonctionné, qu’elle fut contrainte (avec l’accord de Maddy) de rester deux jours chez nous, car Man n’avait pas voulu la laisser partir dans son état – Richee, prié d’aller dormir dans notre chambre, sur un vieux matelas avait à peine protesté (Man avait salué son geste généreux). Marielle eut droit à un dîner au lit sur un plateau, avec une part plus grosse du délicieux gâteau yaourt de Man, et des caresses amoureuses sur sa chevelure blonde. On put même entendre depuis notre chambre, la chanson de Juliette Greco, que Man me réservait toujours lors du coucher : « un petit poisson, un petit oiseau ». Man me demanda, de la part de la petite malade, si je voulais bien lui céder mon doudou favori pour la nuit, parce qu’elle l’aimait bien. J’acceptais sans conditions, imaginant que lorsqu’elle tiendrait Billy dans ses bras, c’est bien moi, et pas un autre de mes frères, qu’elle serrerait contre son cœur.
Le Palace avait tenu toutes ses promesses. Un cube à trois étages,
une façade couleur abricot qui se voyait depuis la levée de la Loire. Plus
gros que toutes les maisons alentours, il s’imposait. Tel l’avait voulu Jo pour
Maddy, et Diane et Marielle, les deux sœurs Singer, prenaient davantage de
valeur à mes yeux, maintenant qu’elles figuraient dans ce nouveau décor, un
décor écrasant pour un enfant qui vivait à Chicago (c’était le nom que l’on donnait au quartier de La Verrerie) - Le Palace, avec ses deux
baignoires et ses deux waters, n’avait été créé que pour nous éloigner l’un de
l’autre.
Ezekiel Messou "sans titre", stylo à bille sur papier, coll Lausanne Art Brut |
Je ne vins qu’une fois au Palace, sur l’invitation de Marielle. Ce fut pour moi l’occasion de faire quelques expériences culinaires inédites, comme celle de me planter devant une moitié d’avocat farci aux crevettes, me demandant comment il fallait s’y prendre, ou bien, celle d’avaler un œuf en gelée ; à vomir. Pendant ce court séjour au Palace, Marielle s’était montrée distante avec moi, Tristan, le frère adoré que je voyais pour la troisième fois, prenait toute la place. Quand elle s’adressait à moi, elle ne me parlait plus le langage de l’amour, ce langage qui nous était si familier l'un à l'autre, mais dans un tout autre langage, qu’aucun enfant, à ce jour, n’avait encore employé : le langage du reproche. Pour elle, je n’étais pas assez digne à ses yeux, elle m’en voulait de ne pas avoir apprécié la gelée de l’aspic, cet œuf enrobé que Maddy avait pourtant acheté chez le traiteur, spécialement pour moi. Il faut savoir qu’à la différence de Man, Maddy était une bille en cuisine, incapable de distinguer le cuit du cru. Mais que me voulaient-elles à la fin avec leur cube abricot farci de baignoires à pieds de loup et ses waters auréolés d’un abattant rose en gelée ?
Crédits : Luciano Berio Cathy Berberian Bee Gees
Relecture : Snow Rozett
A Suivre…
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