Morton Bartlett, sans titre, entre 1936 et 1965 - Tirage argentique - 10 x 12,7 cm Jouez-moi ! Où s'en vont les caravelles ? |
Ce fameux soir que nous avions, avec Diane, ma cadette de quatre
ans, terminé un jeu de stratégie, soldé par une raclée sans appel, j’étais
remonté, humilié par son triomphe modeste, dans la chambre qui jouxtait la
salle de bain du second étage, appelée la salle
de bain verte. Quand je me crus arrivé à hauteur de cette salle
d’eau (comme nous disions à la maison), un aquarium avait remplacé la
pièce, qui abritait les jeux de Marielle et de Tristan, qui prenaient leur bain
ensemble dans l’incrédulité et la joie clanique. Elle criait comme une sauvage
en l’insultant et lui, en redemandait. J’imaginais l’eau du bain sérieusement
baratée par deux dauphins entamant une parade nuptiale. Je descendais, à dix
ans, dans les arcanes houleux de la
jalousie. J’étais jaloux de Tristan, le frère aimé de Marielle. Je n’avais plus
qu’une idée en tête : rentrer chez moi,
pour revoir Bouboule, Richee et die
kleine, mes semblables. Je m’enfermais dans la chambre pour laisser aller mes
larmes et ma rage aussi, car j’étais scandalisé par les mœurs pratiquées par
les Singer, dans ce cube maudit qui transformait les enfants charmants en
gamins vicieux et pervers !
Morton Bartlett, sans titre, entre 1936 et 1965 -tirage argentique 12 x 9,7 cm |
Je ne voulais plus sortir de ma chambre et refusais même de
dîner (de peur de devoir finir les restes). Alertée par mon brusque
changement d’état, Maddy, qui s’en était inquiétée, me demanda des
explications. Je répondis que l’œuf en gelée m’avait certainement rendu malade,
à moins que ce ne soit la faute des crevettes, car je n’avais pas l’habitude de
manger ce genre de nourriture, et j’avais depuis, d’énormes douleurs de ventre.
Je mentais et ajoutais que j’avais tout vomi dans les WC bleus, nom que leur avait attribué les Singer. Sans s’en
indigner, ni me faire de reproche, elle décida que je garderais la chambre
après avoir pris un bon bain qui nettoierait les miasmes de l’intoxication.
Diane, qui était montée avec Marielle et Tristan pour prendre de mes nouvelles,
insista auprès de sa mère pour prendre le bain avec moi, ce qui l’« amuserait
beaucoup ». Je suppliais Maddy de rester seul dans la baignoire verte,
mais rien n’y fit ; elle me trouvait si peu dégourdi, qu’elle m’assura que
de me baigner en compagnie de Diane aurait des effets bénéfiques sur ma construction, qu’il n’y avait pas de mal
à ça, qu’aucune morale au monde ne réprouvait cet acte si naturel et si
innocent, puisque de toute évidence, nous n’étions que des enfants. Nous
pratiquons tous le naturisme dans cette famille, ce qui nous rapproche et nous
évite de nous juger trop sévèrement, car
connaître le corps de l’autre, c’est commencer de connaître son âme, mon petit
garçon ! avait-t-elle conclu, par ce genre de charabia que Papa aurait lui-même
qualifié de couillonades. Ainsi, sur des encouragements appuyés de la
petite bande, je finissais tout nu dans
la salle de bain verte, déshabillé sans ménagement par Maddy, sous les yeux de Marielle, qui avait même applaudi en chantant « il est des nôtres !.. », puis
m’étais retrouvé dans la baignoire avec
la petite Diane qui s’était mis en tête de me laver les pieds avec une brosse à
dents. A la sortie du bain, Maddy me sécha les cheveux en un temps record avec
le turbo silencio de chez Electrolux que Jo venait de recevoir,
avant de me vêtir d’une somptueuse robe de chambre, cousue dans un tissu moiré,
qui avait appartenu autrefois à Tristan. En sortant, je tombais nez à nez avec
Marielle qui avait attendu tout ce temps devant la porte. Lorsqu’elle me
découvrit, enveloppé dans cette robe de chambre qu’elle avait si souvent vue
sur le dos de son frère, elle trouva qu’elle m’allait très bien, et qu’il
fallait que je la garde. Evidemment, je refusais pour le principe (parce que Man
nous avait élevés comme ça, en nous enjoignant à nous faire tout petit, à ne
jamais déranger ni réclamer, car nous étions sûrement indignes des cadeaux que
l’on pourrait nous faire), mais tous furent d’accord pour que, dorénavant, cette
robe de chambre me revienne. C’est même Tristan, que j’avais détesté toute
la journée qui, me remontant le col sur les oreilles, en me fixant avec ses
yeux myosotis, avait prononcé ces mystérieuses paroles : « Tâche d’en
être digne et porte là, comme je l’ai portée jadis, comme un roi »,
paroles qui avaient emporté l’adhésion des filles (y compris Maddy), en
provoquant un rire général, excepté le mien, puisque je n’avais encore rien
compris aux traits d’esprit de ce diable de garçon.
Vahan Polodian vêtements décorés - entre 1966 et 1982 |
Tout avait changé avec ce bain. Je me réconciliais avec le palace et avec l' imprévisible Marielle ; même avec Tristan; je me réconciliais avec ma vie, bien que je pressentais sans trop y penser, que mon avenir comportait déjà de sérieuses zones d’ombres et de turbulences, et que, si l’on m’offrait sur l’heure, l’occasion de le fuir, j’emporterais ma belle Marielle, et je ficherais le camp avec elle, sans tirer ma révérence !
Mais, comme il m’aurait plu de passer encore quelques heures avec eux, ce soir à table, à bavarder, puis à faire toutes sortes jeux de société, dont une armoire était pleine, dans la pièce que les Singer avaient baptisée : la salle des jeux tranquilles, quitte à me rendre ridicule encore une fois. J’en avais presque oublié mes mensonges de l’après-midi, si bien, que je m’étais encore puni moi-même, Maddy, considérant qu’il serait préférable que je garde la chambre, à cause des vomissements que j’avais mentionnés. Elle craignait une intoxication, bien qu’il n’y ait à déplorer aucun autre malade dans la maison. Elle m’avait promis, en guise de consolation, un plateau repas devant la télé, c’est-à-dire, un bouillon de poule, suivie d’une petite part de riz au lait industriel. Je n’avais jamais cru possible qu’on puisse regarder la télévision confortablement installé au fond de son lit. C’était le confort se parant du confort. J’étais servi ! Bien calé au creux du lit, étuvant sous un édredon énorme, je regardais Scoubidou en me tordant de rire, quand Maddy entra dans la chambre, sans frapper, avec un petit livre à la main pour m’annoncer que l’extinction des feux était imminente. Honteux de m’être laisser surprendre, je me recomposais aussitôt cet air contrit indispensable au malade. Elle m’avertit qu’il faudrait bientôt songer à faire dodo, mais qu’auparavant, afin d’oublier mes petites souffrances de la journée, elle tenait à me lire une histoire, ou plutôt, une fable. Je connais la chèvre de Monsieur Seguin, avais-je dit bêtement. Doucement, elle écarta les doigts de sa main gauche et les promena dans mes cheveux.
- Ce n’est pas un conte que je vais te lire Jean, mais
une fable, une fable de Jean De La Fontaine, si tu veux bien.
- Je veux bien !
C’est alors que Maddy attrapa son petit livre, l'ouvrit à la fable intitulée : La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. J’écoutais jusqu’au bout, parce qu’elle n’était pas bien longue et m’endormais paisiblement, non sans m’être interrogé longuement sur la morale de cette fable.
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