mardi 28 mars 2023

Où s'en vont les caravelles ? #1





Il y a quelques semaines, je cherchais chez ma mère, de vieux albums dans lesquels j’espérais trouver deux photos prises par mon oncle Michel. Dans ma mémoire, ces photos avaient été faites dans un même mouvement à quelques secondes d’intervalle, comme si mon oncle avait dû s’y reprendre à deux fois pour s’assurer qu’il aurait au moins une image satisfaisante. Sur ces deux clichés, on pouvait voir Man, Richee, Le Boub, moi-même ainsi que deux fillettes dans nos âges. Nous étions nous spontanément placés en formation pyramidale, ou bien était-ce la volonté de mon oncle Michel ? Rien n’est moins sûr. Ce qui rendait la scène assez drôle et ce qui provoquait notre agitation, difficile à fixer sur la pellicule, c’est que Man avait la même taille que nous tous, car elle s’était mise à genou. Sur les deux photos recherchées, je n’en retrouvais qu’une, et encore, comme pour ajouter à la difficulté de faire ressurgir le passé, elle était complètement floue. Il me fallut alors la regarder plus attentivement afin de recomposer dans mon souvenir le visage de ces fillettes. C’est alors, en m’absorbant entièrement dans cette image du passé, que je compris que ses propriétés originelles, sa force révélatrice, s’étaient perdues au profit du vertige que provoquait la redécouverte d’une image vieille d’une quarantaine d’années. La redécouvrir me donnait l’occasion de refaire une mise au net et de développer dans mon esprit tout un pan de souvenirs enfouis qui n’avaient jamais disparu. Tant que j’observais attentivement cette photographie en couleur, sur laquelle on pouvait reconnaitre le rideau imprimé de roses rouges, faisant souvent office de décor pour les photographies de mon oncle, une voix intérieure ne cessait de m’obséder, émettant des mots qui revenaient sans cesse – cette voix disait : « Je viens de là… »









Jouez-moi



Où s'en vont les caravelles ?




 "Un couteau n’est ni vrai, ni faux

Mais celui qui l’empoigne par la lame, est dans l’erreur" 

                                                                                    Le mont analogue, René Daumal  



Qui étaient vraiment ces gens ? Comment mes parents avaient-ils pu seulement les connaître et entretenir avec eux des relations telles, qu’ils leurs confiraient si souvent la garde de leurs deux filles ? Ces deux sœurs qui apparaissaient dans nos vies et en disparaissaient comme un cirque ambulant ? Et quel rôle jouait ma mère, pourquoi avait-elle la responsabilité de ces enfants, alors qu’elle avait déjà  la charge de nous quatre ? Et où pouvaient-elles bien dormir, je me le demande ; dans quelle pièce d’un appartement déjà trop petit ? Elles prenaient chaque matin le même chemin de l’école, mangeaient le midi au même réfectoire, et le soir venu, dînaient et jouaient avec nous. Ma mère tenait à ce qu’elles prennent leur bain avant nous, les garçons, parce que la première eau était propre et qu’elle considérait ces fillettes comme des princesses. Elles prenaient toujours le bain ensemble. Pour nous, pas question. Ma mère avait des principes moraux obsolètes ; un corps, si petit, si larvé soit-il, ça se cache. Pour les sœurs, elle ne faisait qu’appliquer les principes plus « modernes » qui lui venaient de Mady, leur mère. Elles étaient nos invitées et ma mère les admirait. Tout le monde, à la maison, les admirait.

"Les petites caucasiennes " Nunki Bartt détail - 2020


Mais où étaient leurs parents pendant ce temps ? Et pourquoi confiaient-ils toujours les deux fillettes et jamais le garçon ? Comment pouvaient-ils seulement « penser » à se séparer d’elles pendant des mois entiers ? J’ai longtemps cru que Jo, leur père, était un vieux camarade du nôtre. Aujourd’hui, je tiens ce souvenir pour erroné, tellement un homme tel que lui ne pouvait rien avoir à faire avec mon père. Ce couple étrange, bien plus évolué, mais si mal assorti.  Ce petit homme réfléchi, sensuel, avec des yeux bleus, directement branchés sur ceux de sa fille ainée, et cette femme, qui faisait bien deux têtes de plus que lui, belle, folle, avec un visage de poupée de porcelaine, dont la réplique en miniature avait été vissée sur les épaules de la benjamine, comme si Jo n’avait pas voulu que la preuve de l’existence d’une telle femme ait pu se perdre définitivement. Ces deux sœurs, si proches et pourtant si différentes, il faut bien les renommer- Nous les appellerons Marielle et Diane. Et bien que je reviendrai plus souvent et plus intensément sur le cas de Marielle, la plus grande, je décrirai exactement comment elles nous sont apparues toutes les deux, et comment, ensemble, elles ont disparu.

Les amours d’enfance éclipsent naturellement toutes celles qui suivront, parce qu’elles ne sont jamais réduites à une réussite ou à un échec, et qu’elles échappent, quoi qu’il advienne, au mensonge et au cynisme chers à ceux qui nous ont enfantés. Marielle, provient de ce noir paradis dans lequel elle est entrée plusieurs fois par effraction. Ses yeux d'azur, ses cheveux blonds, ses taches de son saupoudrant le tour de ses yeux, de sa bouche et couvrant les ailes, l’arête et le bout du nez, tant de vallées hautes qui voudraient rejoindre le ciel  -  Marielle qui en sait davantage que nous sur la vie et sur son corollaire : la sexualité - à commencer par la sienne, qui va démarrer sur les chapeaux de roue.


 Jean Honoré Fragonard, Les deux sœurs - 1732


Une petite cité ligérienne, dans une rue passante où Jo tient une boutique d’électro-ménager en vue. Jo est tiré à quatre épingles, en toute circonstance, et malgré sa taille de bourdon, il porte beau. Derrière le magasin, il existe une cour fermée, délimitée par un corps de bâtiments très ancien ; c’est ici, entre ces murs épais qui gardent bien la fraîcheur, que vivent les deux sœurs et leur frère Tristan. Tristan est beau ; c’est l’aîné ; il ressemble tantôt à son père, tantôt à sa mère. Marielle ressemble à Jo, dit-on, mais elle ressemble aussi, par certains traits, à son frère, qu’elle adore. Diane, la petite, est la copie conforme de Mady.                                                        

-         Hé ! les garçons, vous voulez voir quelque chose ?

On passe le temps mon frère et moi, dans la cour en attendant  Marielle, qui est montée à la chambre passer un maillot de bain. Eludant machinalement la question qui me paraît sans importance, je demande

-         T’es prête ! On y va ?

D’abord rien. Puis, elle apparaît dans l’encadrement de la fenêtre du premier étage – elle nous regarde, gravement, sans ciller. Soudain, s’aidant  d’une chaise, la voilà debout maintenant, sortant du cadre de la fenêtre et se tenant aux volets. Elle est nue comme un ver.

-         Vous avez déjà vu ça les gars ?

Sans nous quitter des yeux, elle écarte les jambes doucement, et bombe le ventre, lisse, émaillé, pour bien nous montrer la fente de sa tirelire. C’est fendu noir, comme le coquillage piégé à l’estran. Ça dure, six, sept secondes. Puis, elle descend, satisfaite de l’effet qu’elle a produit sur les petits frères qui n’en croient pas leurs yeux. On peut l’entendre à l’intérieur, s’amuser de notre trouble qui n’appelle ni la peine, ni la joie, mais cette sorte d’ostracisme intime qui ne nous quittera jamais plus mon frère et moi.

-         Si vous aviez vu vos têtes !

Elle est redescendue, très vite, pour apparaître dans la cour, souriante, comme ça, elle ne nous laisse pas la moindre chance de reprendre nos esprits. Nous passons par le magasin dans lequel se trouve Jo, qui a fermé exceptionnellement pour cause d’inventaire. Elle saute au coup de son père et l’embrasse sur sa tête chauve.

-         Arrête ! tu sais que je n’aime pas ça. Où vas-tu encore traîner petite coquine ?

-         On va à la piscine papa. Jean sait à peine nager et Pierrick, n’en parlons pas. Je vais leur montrer quelques trucs…

-         Prenez-en de la graine les garçons, Marielle nage comme une sirène.

La sirène marche à présent dans la rue principale vers le beffroi, la tête haute, saluée par quelques commerçants, un petit sac en rotin sur l’épaule droite. Elle marche le corps bien droit, les épaules légèrement dégagées – nous, les petits frères, suivons à dix pas bien comptés. Elle a entièrement le contrôle sur la rue, sur la rue qui est le monde ; elle marche droit sur le monde qui s’ouvre devant elle.

 Elle vient d’avoir dix ans.


Amboise - Le beffroi ou Tour de l'Horloge, Rue Nationale 



Crédits : Benjamin Britten



A suivre…

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