Où s'en vont les caravelles ?
Mais celui qui l’empoigne par la
lame, est dans l’erreur"
Le mont analogue, René Daumal
Qui étaient vraiment ces gens ? Comment mes parents
avaient-ils pu seulement les connaître et entretenir avec eux des relations telles,
qu’ils leurs confiraient si souvent la garde de leurs deux filles ? Ces deux
sœurs qui apparaissaient dans nos vies et en disparaissaient comme un cirque
ambulant ? Et quel rôle jouait ma mère, pourquoi avait-elle la
responsabilité de ces enfants, alors qu’elle avait déjà la charge de nous quatre ? Et où
pouvaient-elles bien dormir, je me le demande ; dans quelle pièce d’un
appartement déjà trop petit ? Elles prenaient chaque matin le même chemin
de l’école, mangeaient le midi au même réfectoire, et le soir venu, dînaient et jouaient avec nous. Ma mère tenait à ce qu’elles prennent leur bain avant
nous, les garçons, parce que la première eau était propre et qu’elle
considérait ces fillettes comme des princesses. Elles prenaient toujours le
bain ensemble. Pour nous, pas question. Ma mère avait des principes moraux obsolètes ;
un corps, si petit, si larvé soit-il, ça se cache. Pour les sœurs, elle ne
faisait qu’appliquer les principes plus « modernes » qui lui venaient
de Mady, leur mère. Elles étaient nos invitées et ma mère les admirait. Tout le
monde, à la maison, les admirait.
"Les petites caucasiennes " Nunki Bartt détail - 2020 |
Mais où étaient leurs parents pendant ce temps ? Et pourquoi
confiaient-ils toujours les deux fillettes et jamais le garçon ? Comment
pouvaient-ils seulement « penser » à se séparer d’elles pendant des
mois entiers ? J’ai longtemps cru que Jo, leur père, était un vieux camarade du
nôtre. Aujourd’hui, je tiens ce souvenir pour erroné, tellement un homme tel
que lui ne pouvait rien avoir à faire avec mon père. Ce couple étrange, bien
plus évolué, mais si mal assorti. Ce petit
homme réfléchi, sensuel, avec des yeux bleus, directement branchés sur ceux de
sa fille ainée, et cette femme, qui faisait bien deux têtes de plus que lui,
belle, folle, avec un visage de poupée de porcelaine, dont la réplique en
miniature avait été vissée sur les épaules de la benjamine, comme si Jo n’avait
pas voulu que la preuve de l’existence d’une telle femme ait pu se perdre définitivement.
Ces deux sœurs, si proches et pourtant si différentes, il faut bien les renommer-
Nous les appellerons Marielle et Diane. Et bien que je reviendrai plus souvent
et plus intensément sur le cas de Marielle, la plus grande, je décrirai
exactement comment elles nous sont apparues toutes les deux, et comment,
ensemble, elles ont disparu.
Les amours d’enfance éclipsent naturellement toutes celles qui
suivront, parce qu’elles ne sont jamais réduites à une réussite ou à un échec, et
qu’elles échappent, quoi qu’il advienne, au mensonge et au cynisme chers à ceux
qui nous ont enfantés. Marielle, provient de ce noir paradis dans lequel elle est
entrée plusieurs fois par effraction. Ses yeux d'azur, ses cheveux blonds, ses
taches de son saupoudrant le tour de ses yeux, de sa bouche et couvrant les ailes,
l’arête et le bout du nez, tant de vallées hautes qui voudraient rejoindre le ciel
- Marielle qui en sait davantage que
nous sur la vie et sur son corollaire : la sexualité - à commencer
par la sienne, qui va démarrer sur les chapeaux de roue.
Jean Honoré Fragonard, Les deux sœurs - 1732 |
Une petite cité ligérienne, dans une rue passante
où Jo tient une boutique d’électro-ménager en vue. Jo est tiré à
quatre épingles, en toute circonstance, et malgré sa taille de bourdon, il
porte beau. Derrière le magasin, il existe une cour fermée, délimitée par un
corps de bâtiments très ancien ; c’est ici, entre ces murs épais qui
gardent bien la fraîcheur, que vivent les deux sœurs et leur frère Tristan.
Tristan est beau ; c’est l’aîné ; il ressemble tantôt à son père,
tantôt à sa mère. Marielle ressemble à Jo, dit-on, mais elle ressemble aussi,
par certains traits, à son frère, qu’elle adore. Diane, la petite, est la copie
conforme de Mady.
-
Hé !
les garçons, vous voulez voir quelque chose ?
On passe le temps mon frère et moi, dans la cour en
attendant Marielle, qui est montée à la
chambre passer un maillot de bain. Eludant machinalement la question qui me
paraît sans importance, je demande
-
T’es
prête ! On y va ?
D’abord rien. Puis, elle apparaît dans l’encadrement de la
fenêtre du premier étage – elle nous regarde, gravement, sans ciller. Soudain,
s’aidant d’une chaise, la voilà debout
maintenant, sortant du cadre de la fenêtre et se tenant aux volets. Elle est
nue comme un ver.
-
Vous
avez déjà vu ça les gars ?
Sans nous quitter des yeux, elle écarte les jambes doucement,
et bombe le ventre, lisse, émaillé, pour bien nous montrer la fente de sa
tirelire. C’est fendu noir, comme le coquillage piégé à l’estran. Ça dure, six,
sept secondes. Puis, elle descend, satisfaite de l’effet qu’elle a produit sur
les petits frères qui n’en croient pas leurs yeux. On peut l’entendre à
l’intérieur, s’amuser de notre trouble qui n’appelle ni la peine, ni la joie, mais
cette sorte d’ostracisme intime qui ne nous quittera jamais plus mon frère et
moi.
-
Si
vous aviez vu vos têtes !
Elle est redescendue, très vite, pour apparaître dans la
cour, souriante, comme ça, elle ne nous laisse pas la moindre chance de
reprendre nos esprits. Nous passons par le magasin dans lequel se trouve Jo, qui a fermé exceptionnellement pour cause d’inventaire.
Elle saute au coup de son père et l’embrasse sur sa tête chauve.
-
Arrête !
tu sais que je n’aime pas ça. Où vas-tu encore traîner petite coquine ?
-
On
va à la piscine papa. Jean sait à peine nager et Pierrick, n’en parlons pas. Je
vais leur montrer quelques trucs…
-
Prenez-en
de la graine les garçons, Marielle nage comme une sirène.
La sirène marche à présent dans la rue principale vers le beffroi, la tête haute, saluée par quelques commerçants, un petit sac en rotin sur l’épaule droite. Elle marche le corps bien droit, les épaules légèrement dégagées – nous, les petits frères, suivons à dix pas bien comptés. Elle a entièrement le contrôle sur la rue, sur la rue qui est le monde ; elle marche droit sur le monde qui s’ouvre devant elle.
Elle vient d’avoir dix ans.
Amboise - Le beffroi ou Tour de l'Horloge, Rue Nationale |
Crédits : Benjamin Britten
A suivre…
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