lundi 13 mars 2023

Radio Baxter # 9 Quand Johnny johnnie


Ludvig Van Beethoven  Johnny Halliday  Ph. Labro  Poème sur la 7ème 


 



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 Quand Johnny johnnie



1999 – L’année de l’éclipse solaire – Elle devait agir sur le monde comme un projecteur de diapos qui aurait été chargé avec du vide, ne renvoyant ni la lumière ni le néant. Juste le temps pour le passe-vue de nous révéler qu’après l’éclipse totale de soleil, il n’y aurait plus jamais rien à voir. 

Le Blanc et ses deux rues Grandes ; une grand rue, ville haute, où perche le château Naillac et une rue Grande, ville basse, où un viaduc fait un entrechat sur la rivière. Je viens de louer un grand local au fond d’une cour qui comprend un immeuble de rapport miteux ainsi qu’un autre local mitoyen au premier, lequel est occupé par un ébéniste benêt. Ce local me tombe dessus comme Miss Providence en personne, car jusqu’à présent, je n’ai jamais travaillé que dans des cuisines ou des couloirs, autant d’ateliers de fortune dont je ne me suis jamais plains jusqu’alors, mais il faut croire que lorsqu’il vous arrive un tel miracle, vous devenez apostat, prêt à remettre en cause toute une vie généreuse, pleine d’Aventure, sans vous soucier de savoir si votre nouveau palais est équipé d’une salle de bain.

Entre la ville haute et la ville basse coule la Creuse, et quelques fois, en hiver, comme en mon cœur, elle déborde, inondant le quartier du Bateau où se trouve mon atelier et mon logis. Au bout d’un tube digestif, la place de Bateau ouvre une large perspective sur les berges de la rivière, d’où l’on peut voir, à la tombée de la nuit, les silhouettes inquiétantes du château Naillac ainsi que celle de la Saint Cyran, qui à l’extrémité d’une gencive édentée, ressort comme un croc. N'échapperait à personne un attelage aussi macabre.  




L’immeuble de rapport est hanté, à l’étage, par un couple de vieux amoureux dont l’existence a pu être très bien remplie, au point que le simple fait de mettre le nez dehors est devenu superfétatoire. Au rez-de-chaussée, occupant toute l’aile, vit Luc, un type maigre avec le visage de la mort, affairé à remplir des tubes de cigarette vides avec du tabac bon marché dont il s’approvisionne en pots XXL, ou à nettoyer sa carrée à grande eau en faisant profiter, avec un pot pourri musical, tous les résidents du 14 rue Grande, dont cette petite famille qui occupe le coin du bâtiment, revenant légèrement sur la rue, faisant comme une espèce de loge de gardien ou de concierge et devant laquelle on doit obligatoirement passer pour emprunter la cour. C’est dans cet appartement en duplex que roucoulent Christine et Francis, accompagnés d’un étrange petit garçon de six ou sept ans, affublé d’une grosse tête, Charles-Edouard. Personne ne l’appelle par ce prénom ridicule, à part moi. Chaque fois que son père, Francis, que sa mère Christine ou que sa seconde mère, Luc, s’adressent à lui ou l’apostrophent dans la cour, c’est pour l’appeler Johnny, bien que personne ne prononce Johnny en mettant un D américain avant le J. Tout le monde dit Johnny, sans D, Johnny comme du papier jauni. Moi, je préfère l'appeler Charles Edouard parce que Johnny, ça ne lui va pas du tout. Il a un corps de gamin surmonté d’une tête bien plus volumineuse que les proportions d’usage. Son regard très inquiétant est celui d’une brebis malade. Vous pouvez, un matin, ouvrir votre porte d’entrée et tomber directement sur le regard sérieux de Charles-Edouard-Johnny, qui doit être planté là depuis un bon moment déjà, comme si votre apparition sur le pas de la porte n'était que le produit de sa propre volonté. Ce gamin était foutrement doué pour vous foutre les jetons, oui !




J’en oublie le chien. Il y a un chien qui vient compléter cette famille. Un cocker nain à la robe fauve, une femelle baptisée Idole. On l’envoie dans la cour uniquement pour chier et pisser, toujours au large de son foyer, plus près du mien. Et il arrive quelques fois qu’Idole et Johnny se retrouvent dehors, tous les deux et souvent Johnny semble tenir à Idole d’inquiétant discours, au cours desquels la petite chienne se tient assise, bien docilement devant son maître, soulevant ses oreilles au-dessus de sa tête comme pour l’écouter attentivement, penchant sa tête de gauche à droite ou de droite à gauche, selon l’expression faciale de son petit maître. Les graillonnements de Johnny prennent souvent le ton d’une admonestation, sans pour autant que la chienne ne s’en émeuve plus que ça, comme si sa simple présence n’était que le pur produit de la puissante volonté de Johnny. Alors elle balaye la poussière bleue de la cour, qui en réalité est un parking, en signe d’allégeance et je peux vous dire qu’elle abat autant de boulot que Luc avec son balai brosse.



Il arrive que la cour soit déserte et tranquille, sans le hit-parade de Luc, sans la présence oppressante du gamin ni de sa chienne Idole ou celle de Christine que je vois régulièrement passer, chaque jour, seulement vêtue d’une liquette floquée à l’effigie de Mickey Mouse, tombant en papillotes sur ses cuisseaux nus, chaussée d’une paire de charentaises minables et portant son éternel panier à linge débordant comme la Creuse. L’analogie s’arrête là avec la Creuse ; je parie que Christine regagne beaucoup plus souvent son lit que la rivière quand celle-ci se met à grossir. Une chose me frappe : le gamin Charles Edouard qu’on a rebaptisé Johnny, la chienne nommée Idole, et la pintade Christine dont le brushing se sera figé en une banane rockabilly au cours du Petit Age glacière. Quelle étrange charade ; mais quel en est le mystérieux tout ? La vie ne se résume tout de même pas à une synecdoque ! J’étais loin de m’imaginer que ce gamin en culotte courte et au regard recéleur de toutes les peines de l’humanité finissante, nous ramènerait à cette fameuse émission du 17 septembre 1999 sur radio France. J’ai beau jeu de parler de Luc et sa musique à gogo ; moi aussi j’écoute du matin au soir les émissions radiophoniques de France Mu ou de France Cu, en préparant ma tambouille, en gymnastiquant, ou en dessinant ; surtout en dessinant à ma table de travail, et en ne négligeant aucune des émissions d’alors, surtout quand s’en vient la nuit.


Je ne prête pas toujours une attention soutenue à ce que j’entends à travers les ondes ; parfois j’entends mais je n’écoute pas. Mais ce soir, il y a le sujet : la lente agonie des écosystèmes, l’exploitation rageuse des océans, la surproduction de pêche, les ressources naturelles aux futurs abonnés absents, la fonte des calottes polaires, les polluants éternels sous le sapin, bref : les préparatifs de l’Arche à destination d’Andromède. Ça m’inspire des dessins nourris d’une architecture compliquée, des réseaux électriques de voies ferrées, de salles d’opéra, de façades d’édifices vertigineux… comme s’il fallait déjà se préparer à tout reconstruire. Puis, une virgule musicale circonstancielle, censée venir appuyer les arguments des animateurs, m’arrache de mon carnet à dessin, croyant reconnaitre l’entrée du second mouvement, andante noté allegretto, de la septième symphonie de Beethoven. Un brin accéléré, le rythme de cette marche funèbre introduit bientôt la voix d’un jeune homme, peu assurée, voire empruntée. "Qui a couru sur cette plage ?" demande la voix. Les paroles sont naïves ; aujourd’hui, d’aucuns les qualifieraient de clichés consternants, mais en 1970, ce genre de propos étaient inédits, courageux, s'apparentant à ceux que nous attribuerions aujourd’hui à un lanceur d’alerte. René Dumont n'avait pas encore levé son verre. "Dites, ne me racontez pas d’histoires", poursuit la voix, que je n’arrive toujours pas à identifier. Puis la musique s’amplifie dans des tonalités martelées et la voix s’affirme, s’éraille, se charge d’accents tragiques en formulant, cette fois, plus d’objections que de questions. Et enfin, je reconnais la voix de Johnny Halliday, dans ce qu’on pourrait désigner, sans exagérer, comme l'un des tout premiers slams de l’histoire du disque en France. Le poème sur la 7ème figure sur l'album "Vie", paru en 1970.

                                                                  

"Vous m’affirmez qu’il y avait du sable et de l’herbe et des fleurs et de l’eau et des pierres et des arbres et des oiseaux ! Allons, ne vous moquez pas de moi", implore la voix de Johnny, laquelle, comme résignée, est maintenant à l’unisson parfait avec le tempo de la musique de Ludwig Van. Alors, comment qualifier ce poème sur la 7ème enregistrée en 1970, avec des paroles écrites par le journaliste Philippe Labro sur la musique de Beethoven, arrangé par Eddy Vartan, le frère de Sylvie ? Qu’est-ce que c’est que ce coup (sublime) d’un soir, dans deux studios parisiens différents, préfigurant déjà dans le monde musical francophone ce que sera le cinéma de genre des seventies, en s’emparant du sujet de l’écologie planétaire avec un premier brûlot, THX 1138, film de fin d’étude d'un certain George Lucas, en 1971. Et surtout, à l’écoute de ce slam catastrophiste, comment ne pas évoquer Soleil Vert, de Richard Fleischer réalisé en 1973, dans lequel raisonne, en écho à celle de Johnny, la voix de Charlton Eston (ils ont tous les deux les mêmes yeux sidérants), quand celui-ci réalise qu’un monde merveilleux a vraiment existé avant de céder la place à ce cauchemar dans lequel il tente de survivre ? 

Simple magie, me répondra le brouillamini qui annonçait le début d’ACR : l’Atelier de Création Radiophonique, à l’heure « où la nuit s’enfonce dans la nuit », l’heure de regagner sans délai mon lit de 90 x 190 pour y dormir de nombreux rêves.

                                                          



   Jouez-moi!
   

Crédits : Johnny Halliday, Bill Douglas, Roberto Bolaño, Fernando Pessoa, Georges Lucas, John Singer Sargent (Portrait de Robert De Crévieux 1879),Terence Fischer

Relecture : Snow Rozett







 

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