jeudi 4 mars 2021

Itinéraire pour Cesarea (17 /19 et demi)- Rien de mal ne m'arrivera


 

Rien de mal ne m’arrivera

17

« Rien de mal n’arrivera »  recouvre des poèmes écrits lorsque Bolano a rejoint Barcelone et ses environs. Leur forme est courte. Pourtant la boîte à sens est bien ouverte.

139

 

Le camping "Estrella de mar" à Casteldefells

L’argent

J’ai travaillé seize heures au camping et à huit heures  

du matin j’avais 2200 pesetas bien que j’en aie gagné  

2400 je ne sais pas ce que j’en ai fait des 200 autres

je suppose que j’ai mangé et bu des bières et des cafés crème

au bar de Pepe Garcia au camping

et il a plu toute la nuit du dimanche et toute

la matinée du lundi et à dix heures je suis allé chez

Javier Lentini et j’ai touché 2500 pesetas pour une

anthologie de jeune poésie mexicaine qui

paraîtra dans sa revue et j’ai décidé deux

cassettes vierges pour enregistrer Cecil Taylor

Azimuth Dizzie Gillipsie Charlie Mingus

et manger un bon steak de porc

à la tomate et aux oignons es des œufs frits et écrire

ce poème ou cette note qui est comme un poumon

ou une bouche transitoire qui dit que je suis

heureux parce qu’il y avait longtemps que je n’avais pas eu

autant d’argent dans les poches

 

Azimuth
(…)

(sans titre)

 

Tous les commerces étaient fermés aujourd’hui

et de plus je n’avais que 50 pesetas

Trois tomates et un œuf

Et rien d’autre

Et  softly as a morning sunrise

Coltrane en direct

Et j’ai bien mangé

Des cigarettes et du thé à portée de main.

Et de la patience dans le compas

Du soir venu.

 

(sans titre)

 

Paris rue des Eaux          Il dit qu’il aimait

de plus en plus la poésie

Nous avons vu un film hollandais

Nous avons mangé en silence dans sa petite chambre

Des fromages          Du lait            Des livres de Claude Pélieu

J’ai dit que j’étais fatigué et que je n’avais plus d’argent

C’est l’heure de rentrer

Un plafond rouge et total

Mais pas pour faire peur aux enfants, a-t-il murmuré

Automatic Pilot | Claude Pélieu, Mary Beach | First Edition

            La rue des eaux dans le XVIème à Paris est une curieuse rue faite de plusieurs tronçons dont l’un est un passage très étroit. Elle est tout près des réservoirs d’eau de Passy, réservoirs dont on ne voit que les murs et dont l’eau est à l’air libre.

           La pauvreté force à des régimes d’efficacités. Dans ces mêmes années là j’ai connu à Angers un type qui s’appelait  Arturo.  Arturo, d’étudiant espagnol inscrit  en France était devenu ancien étudiant espagnol, immigré avec papiers en règle, et  il  survivait en distribuant des journaux. Toujours affamé il se nourrissait de lait et de pain en quantités impressionnantes. Arturo aurait pu dire : « Mais pas pour faire peur aux enfants ». Doux, timide et solitaire, il était lui aussi  sous un plafond rouge et total : « On y va tous ou on n’y va pas »  dit-il fermement, un jour. Sa famille était madrilène, sûrement de petite bourgeoisie. Il avait des sœurs plus âgées que lui mais ne montrait pas le moindre désir de retourner en Espagne. Il aurait pu être veilleur au camping « Estrella de Mar» de Casteldefells. Mais à l’encontre de ceux de Bolano, les poèmes d’Arturo restaient comme des fumées blanches dans son esprit.    

            Claude Pélieu, poète et artiste fut le passeur de la culture « Beat Generation »  vers la France en traduisant Burroughs par exemple. Son écriture était une poésie  de  combat contre l’« écrit enfermé dans les chiottes culturelles / écrit médiatisé décoré châtré corps et âme. »

        "Pas pour faire peur aux enfants". Bien entendu, et nos anciennes peurs enfantines ne sont pas perdues. Catherine Steff m'a envoyé un texte à propos du roman "Anomalie" d'Hervé Le Tellier  et je fais "raccord" pour le citer en son entier:

"Ce 4 janvier dans le train, c’est une certaine inquiétante étrangeté qui domine. Impression d’un glissement imperceptible, d’une modification du temps, de l’espace. L’année est nouvelle mais ce qui entame le temps que nous vivons relève d’autre chose que de la chronologie. Le rituel des fêtes de fin d’année a laissé apparaître l’artefact, sous le masque. L’Anomalie.

Pourtant le train n’est pas tombé dans un trou d’air, comme le boeing 787 du vol AF 006 Paris New York, du roman d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie.

Mais, parmi tous les matins du monde, ce matin du 4 janvier apparaît soudain comme fendillé, craquelé. Nouvelle année, résolutions, vœux espoirs, grincent. Il y avait eu déjà le Glissement de temps sur Mars, de Philipp K.Dick. Il y a eu La Modification de Michel Butor, dans un train Paris-Rome. Il y a eu une amnésie d’identité pour un Corvin d’Ambre qui ne se reconnait plus après une étrange traversée de l’espace-temps, dans les Neuf princes de Roger Zelazny….

Les exemples abondent dans la littérature.

Dans la contingence de notre actualité quelque peu déboussolée par le Covid, l’ Anomalie de Hervé Le Tellier parvient à fissurer réellement les apparences, et vient très à propos interroger la disjonction qui résulte de l’immixtion du réel, et qui fait dire à une de ses personnages : le vrai pessimiste est celui qui sait qu’il est trop tard pour l’être.

Le réel dans ce roman, a un temps d’avance. Et c’est d’un effet assez sidérant, probablement singulier, qui va chercher pour chaque lecteur ce qui résonne pour lui de cette disjonction.

Toute idée d’une vérité qui pourrait se prévaloir du réel est dissoute, volatilisée. Chacun se retrouve avec ses fictions projetées, ou remémorées, dans des espaces parallèles, ou tout est pareil mais rien n’est semblable, et tout est vrai, ou faux, sans que cela n’ait vraiment d’importance, juste un reflet, un instant, sur le fragment d’un miroir brisé. C’est la même mais c’est pas la même, disait en pleurs la petite fille devant une voiture flambant neuve qui jamais ne lui restituerait ce qui était resté accroché à l’ancienne voiture des premiers voyages . Objet du père au temps où le père avait une consistance telle qu’il pouvait faire surgir un monde, pour un enfant. Ce père-là leur avait fait traverser l’Europe pour aller sur d’autres rivages, l’espace d’un été, au volant de la vieille voiture. La voiture neuve n’a pas résisté au trou d’air qu’a constitué la disparition de l’autre.

Alice de l’autre côté du miroir, la petite fille en pleurs, sont comme ce boeing, qui surgit de nulle part : le même, mais pas le même. Pour la petite fille c’est la découverte fulgurante des semblants. Tout n’est qu’apparence. L’Autre donne à l’expérience une forme contingente, instable, qu’on aime à l’occasion, mais qui nous trompe. Il faut s’y faire, la réalité est multiple. Seul le réel est consistant, mais il reste insaisissable, il est ce dans quoi on se cogne, toujours par surprise, le réel, c’est nos trous d’air . On en ressort changé.

Hervé Le Tellier nous fait saisir ça de façon fulgurante. Ses onze personnages, dédoublés, dupliqués, March et June, sont tous plus vrais que nature. Toutes les variations sur le thème y sont convoquées, du père au pire, du jeu de l’amour et du hasard à la tragédie, de la duplication à la disparition, les uns sont abasourdis, ne s’en remettront pas, les autres s’en servent avec jubilation, certains y adhèrent instantanément, d’autres ne peuvent pas admettre ce qui en effet, était jusqu’alors inconcevable, impossible …"

 

Photo Catherine Steff

 



2 commentaires:

  1. Bel article, Doc, et beau texte de Catherine Steff qui donne envie de lire l'Anomalie
    Just a detail : pour Dizzie c'est Gillespie, non Gilipsie...

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  2. Merci Patrick Bleron et Jean-Claude Moreau..... je suis ultra-honorée d'être alignée ( c'est le cas de le dire!), dans l'univers baoubaxterien. Amitiés à vous et bonnes lectures à venir.

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