Comme les cris se rapprochaient dangereusement du camp, on instaura une cellule de crise. Pour la première fois, Jasmine émit l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de plusieurs licornes. Mais, pourquoi ne les voyait-on jamais, puisqu’elles étaient aux portes du monde des maîtres, des savants et des poètes ? Dans le minuscule tipi de Kiki l’indien, ils s’étaient accroupis en tailleur, fortement penchés vers l’avant, (surtout Jasmine, la plus grande des trois), et leurs fronts se touchaient par moment. Ils chuchotaient, et déjà, la femme reprochait aux hommes leur conduite irresponsable, venue briser une si belle entente. Elle s’en indignait. Aussi, pour retrouver la cohésion et l’équilibre vital du groupe, indispensable pour la suite de leurs aventures, elle les somma de se débarrasser une bonne fois pour toute de leur acrimonie, en allant creuser une fosse plus loin, derrière le camp, un trou dans lequel ils enfouiraient leur animosité sans nulle autre pareille. Le direktor s’étonna d’une telle idée, en prétextant qu’il y avait plus urgent à faire, mais Faber, effrayé à l’idée de perdre Jasmine, regarda le dresseur Papiak droit dans les yeux et dit : « Nous le ferons pour nous tous, car nous sommes indivisibles. » Papiak baissa simplement les yeux, en signe d’inclination. « - C’est entendu ! Maintenant, écoutez-moi tous les deux. La légende d’Unicorn, comment Guillaume Le Clerc de Normandie, dans son bestiaire divin, nous narre sa capture par les chasseurs, exactement comme dans la chanson de Thibaut de Champagne. Vous comprenez ?
Le dresseur, qui manifestement, semblait comprendre, haussa le ton. – Proszę bardzo, Panna Tremblay ! Vous n’allez pas remettre ça sur le tapis, vous n’allez pas nous faire avaler que vous êtes encore vierge, surtout un joli petit lot comme vous ? - Medved a raison, Jasmine, si je puis me permettre, car si la légende dit la vérité, vous vous mettez dans un bien drôle de pétrin et nous autres aussi ! Pas question de vous faire prendre ce risque, je regrette, mais c’est non ! Jasmine, au bord des larmes ne put contenir un rire qu’elle couvait depuis la mise en route de son quiproquo. – Vous êtes vraiment innocents tous les deux, mais je vous aime bien. Non, vous vous égarez messieurs ! C’est grâce à cette odeur de cuir qui embaume tout mon corps que je l’attirerai jusqu’à son gîte. Je la crosserai comme ça. Elle ne pourra pas résister, et elle viendra, croyez-moi ! ». Lars admit (admira) la première partie du plan de Jasmine, mais il ne voulait pas savoir ce qu’il pourrait advenir ensuite, parce qu’il en avait peur.
Il avait décroché les deux pelles pliantes amarrées de chaque côté de son havre sac. « - Que voulez- vous qu’on fasse avec ça, avait objecté le direktor, on ne pourra pas creuser bien profond ! – C’est juste histoire de marquer le coup, mon vieux ! » La chaleur autour du camp avait le goût des hauts fourneaux. Nus jusqu’à la taille, ils enfonçaient leur pelle dans le podzol, un coup chacun, comme des forçats, grognant, renâclant, crachant dans leurs mains comme ils l’avaient vu faire. Leur sueur, leur identité primitive, était comme les eaux des deux grands fleuves amazoniens qui se rejoignent, sans pour autant se mélanger. Ils mirent ainsi au jour une jolie cavité, où des strates de poussières d’os succédaient à d’autres strates, garnies d’anciens sites de boucheries et de roches calcinées. Le direktor, se racla la gorge pour cracher une glaire dans le trou. Il s’alluma un de ses cigarillos préférés et rejeta triomphalement la première bouffée, la plus généreuse.
- On fait quoi maintenant Monsieur le poète ?
- Jasmine a demandé que nous enterrions la hache de guerre, non ? Alors, on rebouche !
- Kurwa mać ! (…)
- Dites Med, j’ai le sentiment que Jasmine est en train de changer, qu’elle cherche plus de stabilité dans sa vie, sinon dans son cœur ! Au début, quand je l’ai connue, c’était une véritable girouette métaphysique !
- Ne soyez pas hypocrite, Larsitek. Dites plutôt que c’était une girouette sexuelle, mon garçon ! Elle a fait des strikes dans tous les corps de ballets de la planète ! Islamabad, Paramaribo et même Port Moresby en Papouasie Nouvelle Guinée. Dans un tabloïde, On l’a vu aux bras de trois danseuses transgenres à Taipei, alors vous savez, cher docteur, la métaphysique ! Non, croyez-moi Lars, ce qui compte dans la vie pour Jasmine, c’est le palmarès !
- Et alors, Medved, tout le monde peut changer, non, si le jeu en vaut la chandelle.
- Ce qui signifie que le « je », c'est vous, et que vous verriez d'un bon œil que je tienne la chandelle, n’est-ce pas ? je me doutais déjà, chez-vous, à Paris, vous minaudiez, « et Jass’ par-ci, et Mimine par-là ! ». Vous cachez bien mal votre jeu, mon jeune ami !
- Pas du tout, mais qu’allez-vous vous imaginer là…Bon, après tout, je pense que ça ira bien comme ça ! Faisons comme si la hache était enterrée là, à trois pieds sous terre, d’accord ?
- Mmm ! Vous savez Lars, je me suis marié cinq fois dans ma chienne de vie, parfois avec de sacrées panthères, sinon quelques tigresses, mais jamais, jamais l’une d’elles ne m’aura forcé à creuser un trou, comme ça, pour rien, pour « la symbolique », kurwa !
- Je comprends Med ! A croire qu’elle exerce sur les hommes un pouvoir sans limites, et dangereux, comme ces terribles nixes dont elle me rebat les oreilles. Mais tombons d’accord sur la valeur symbolique et sacrificielle de notre acte, voulez-vous ? A présent, votre main, Lars !
La lumière avait shunté. Faber consulta sa montre et s’aperçut qu’elle était arrêtée. Comme il demandait l’heure au direktor, l’autre sortit de sa poche sa vieille tocante, et constata qu’elle ne fonctionnait plus. Il la secoua, tapota sur le cadran, mais rien n’y fit. « A quelle heure votre montre s’est-elle arrêtée Medved ? - A la demie. – A la demie de quelle heure ? – De cinq heures. Dlaczego ? » Pour la première fois, leurs montres étaient au diapason, maintenant que le temps s’était arrêté dans le bois d’Itar. Les cinq minutes qui les séparaient au départ de Paris, venaient d’être comblées. Medved Papiak s’était montré, une fois de plus, des plus fatalistes. « - Bien des choses nous échappent en ce monde et nous échapperont encore, Monsieur le poète. »
« 36° C, est le point qui, dans la nature, s’est toujours avéré le plus favorable, une sorte de seuil magique, comme celle des mammifères, des dauphins et des thons au meilleur de leur activité. 36 °C, tous les malheurs des hommes venaient de ce que, à un moment donné, ils s’étaient écartés de cette norme, s’étaient échauffés et vivaient en permanence dans cet état fiévreux. »
Un filet de fumée blanche serpentait au-dessus du camp. Il ondulait depuis un foyer de pierres provenant d’un muret écroulé qui ceignait un ancien bocage. Jasmine avait arrangé ce joli foyer comme on bâtit un fortin. La fumée exhalait des odeurs de champignon et de pomme de terre. Un feu discret couvait. Des papillotes de feuilles d’érable cuisaient sous la cendre. Ils découvrirent des restes de fanes d’ail des bois qu’elle avait dû éplucher et jeter au feu, raffinant davantage les odeurs de cuisson. Leur nez était aux anges. Ils apprécièrent ce geste d’amitié d’autant plus qu’ils estimaient qu’après un tel effort, une bonne collation leur était due. Comme ils ne la voyaient ni dans l’arbre, ni autour du camp, ils s’étaient imaginés que Jasmine se reposait dans le tipi.
- C’est vraiment très gentil de votre part Jasmine !
- C’est vrai Panna, quelle délicate attention, j’avais vraiment une faim de… pèlerin, moi.
- Vous avez déjà dîné Jasmine ? Ho Ho ! Jasmine ?
A SUIVRE…
Oui, Maestro, cette question de la température normale du corps a été un peu négligée en ce qui concerne les humanoïdes. Il faut être d'autant plus reconnaissant à Alphonse Allais de s'être penché sur la dimension anthropologique de la normalité absolue des corps dans la pièce "Les 37 sous de Monsieur Montaudoin". Dans cette pièce, la belle régularité métronomique de la disparition quotidienne de 37 sous ne peut se rompre qu'à l'occasion d'un évènement constitutif puis destructif du groupe humain le plus basique, la famille, cette dernière figurant le corps social élémentaire. C'est la vie et la mort révélées par l'alliance à 37 degrés Celsius, et non pas à 36. Si Alphonse Allais avait été un dauphin, il aurait probablement écrit "les 36 sardines de M Montaudoin", en supposant bien entendu que les dauphins puissent thésauriser les sardines, ce qui semble pour le moins douteux.
RépondreSupprimerOn est pas à un sou près, même si un sou est un sou !
RépondreSupprimerIl faut voir ça avec le Pereira berrichon, le prof m, qui prétend que Sebald empreintait beaucoup, sans la citer, dans l'oeuvre de John Berger, dont le prof vient d'acquérir un mystérieux ouvrage.