Quatorzième épisode
Quand Faber plongea, à quatre pattes, à l’intérieur du tipi de Kiki l’indien, il ne trouva rien d’autre qu’un bout de papier à l’endroit même où s’était déroulé leur conciliabule. Il s’était rapproché du dresseur, et lisait le message, à voix haute : « Mes amis, vous venez déjà de faire une bonne chose. Félicitations ! J’ai moi-même un acte crucial à accomplir. Je vous en prie, ne l’empêchez pas ! Je vous souhaite un excellent appétit. P. S : Je vous propose pour la suite de correspondre en morse avec une lampe torche. Signée Jasmine. » Fou de rage, il jeta le bout de papier au feu.
- Oh ! La petite garce, elle ose nous faire ça !
- Elle nous a doublé Lars, sans aucun doute. Je comprends mieux pourquoi ce trou, maintenant.
- Non, mais vous avez vu ça Med ; Elle se fout de nous, par-dessus le marché. Bah ! Les femmes, allez leur faire confiance !
- Bon, vous faites comme vous voulez Lars. Ruminez, ruminez, mais moi je vous dis que ce bon fumet m’invite plutôt à …comment dites-vous déjà en français ?
- A se taper la ru… la cloche ?
- C’est ça, à me taper la cloche; pour les cloches (. . .)
A peine avaient-ils mangé leurs patates cuites dans l’esprit maori, qu’ils entendirent tinter, à trois reprises, une clochette, du côté du sud, là où gîtait la licorne. Dare-dare, ils regagnèrent leur poste d’observation et les deux compères scrutèrent un horizon morcelé où les yeux devaient se frayer un passage dans un champ de vision trompeur, comme dans les anamorphoses de Georges Rousse.
- Dites donc Lars, je n’arrive plus à mettre la main sur mon paquet de Davidoff !
- Vous la voyez Med ?
- Comme je vous entends, cinq sur cinq ! Mmm, ces petites patates farcies à l’ail et aux champignons, pyszne ! Adressons-t-elle en pensée tous nos compliments pour ce repas de négus. (Un rot soutenu) Abdullah !
- Adressons-lui, Medved, on dit « adressons-lui.»
- Mmm, décidément, le français est une langue de rétrogrades et de phallocrates.
Les deux compères observaient scrupuleusement Jasmine qui était venue s’installer tranquillement devant le gîte d’Unicorn. Il avait la forme et la taille d’une termitière ; mais, à y regarder de plus près, on pouvait remarquer que sa structure faite d’accumulation d’écorces et de branches disposées en faisceaux, avait tout l’aspect d’une construction humaine. Jasmine avait adopté la position birmane pour faire zazen, et s’étant tournée dans la direction du camp, elle pouvait très bien voir la cime exubérante du chêne tortueux, sans pour autant apercevoir les deux hommes. De temps à autres, elle envoyait des signaux lumineux avec sa lampe torche. Faber avait commencé à déchiffrer le message qu’elle leur communiquait.
- Qu’est-ce qu’elle dit Lars ?
- Etes-vous, vous ra-bi, bi-bochés. Etes-vous rabibochés. Elle nous demande si nous sommes réconciliés, Med.
- Ha ! Ha ! « rabiboché » ! le français est quand même une langue de mandrins et de trouvères. « Rabiboché » Ha ! Ha !
Faber s’apprêtait à renvoyer le signal d’un « oui » définitif, quand ayant vu quelque chose bouger dans son champ de vision, il décala ses jumelles de deux points vers l’ouest de sa ligne de mire, et vit, qui sortait des buissons, un drôle d’animal, à peine effrayé, plutôt curieux même, se dirigeant prudemment vers Jasmine. « - Med, nom de dieu ! Voyez-vous ça ? Là-bas, à 11 heures. Et le dresseur décala légèrement sa longue vue, dont il dut refaire la mise au point, car la lorgnette du général n’était plus de la première jeunesse. - Co to jest ? Mais c’est un bouc, un p’tit bouc tout crasseux ! – Un caprin certes, Med, mais pas un bouc, c’est un chamois, avec une tête de chien, à première vue. » L’animal était de bonne taille sans être aussi grand que le bouquetin des montagnes, plutôt vilain, mais sans être dénué de grâce, et sa corne unique qui lui sortait d’un puissant rostre noir et luisant, en guise du chanfrein, était disproportionnée par rapport à l’ensemble de son corps, car cette "dent" prolongeait la longueur de l’animal d’une bonne moitié, au moins, de son enveloppe charnelle. La créature s’ébroua confortablement, à la manière du chien, en commençant par secouer sa courte queue de chèvre, et l’ondulation se propageait tout le long d’une échine d’équidé, jusqu’à une tête chauve. La vitesse qui l’animait était prodigieuse. Faber pensa que seule sa corne pouvait empêcher que son pelage ne lui sorte du mufle, comme on ôterait un pullover. Jasmine était amusée, sans s’être imaginée vraiment, qu’à trente pas à peine, se tenait la créature de toutes ses passions. Car Unicorn était l’animal de sa vie, l’animal pour lequel elle était venue au monde. La bête se mit à tourner sur elle-même, à la manière d’un chihuahua excité. Était-ce de joie ? Sans aucun doute, car après cette manifestation de contentement, elle s’arc bouta, joignant ses sabots de caprin, avant de s’approcher vivement de Jasmine. Elle lui fit une belle révérence. Puis, elle se mit à faire des bons de côté, comme pour aller de l’avant. Elle progressait exactement comme Jasmine l’avait décrite à ses compagnons : en dansant ! Et sa danse avait quelque chose d’un insouciant comique. Une question s’imposait : La licorne n’avait-elle jamais eu d’autres prédateurs que l’Homme, sachant qu’elle avait traversé les âges, et ceci bien avant qu’il n’apparaisse ? Et fallait-il s’inquiéter en retour, que de prédateur, l’Homme puisse devenir une proie, car depuis l’affaire de l’ « Athéna », la danseuse intrépide était sûre que cette créature pouvait en venir à bout grâce à un pouvoir magique et féroce.
« Savoir que nous sommes mortels revient à dire que la vie est perdue d’avance, quoi que nous fassions pour l’éviter. Si les animaux étaient sûrs d’être mortels, ils quitteraient leur niche écologique et adopteraient la station debout. »
Elle avait changé de position pour l’accueillir, assise légèrement de travers, en rassemblant ses jambes du côté gauche, exactement comme cette sirène qu’enfant, elle avait vue sur un rocher dans le port de Copenhague. Mais n’étant pas de marbre, Jasmine commençait à accumuler du stress au fur et à mesure que l’autre approchait. La peur était palpable alors, fouillant dans la poche de sa combinaison, elle prit quelques gommes qu’elle se fourra dans la bouche pour se détendre. Elle mâchait compulsivement quand la créature virevoltait autour d’elle, exécutant d’impossibles pirouettes, se cabrant, effectuant des bonds sur place, et toujours plus haut. Elle fut bientôt à quelques centimètres de Jasmine qui pouvait sentir son souffle chaud au contact de son visage.
Faber, muni de ses jumelles numériques, décrivait méthodiquement à son ami, à voix haute, les caractéristiques physiques de l’animal en présence : « - (…) Longueur de l’animal, à vue d’œil (sans la corne), 155 cm, 83 cm au garrot, pelage laineux, probablement variable, longue barbe de poil de jarre sur l’échine, muscle horripilateur très développé, cou large et court, ganache – Langsam ! Langsam ! Lars quoi ! - Vous notez Med ? Oui, oui, la ganache, elle est comment sa ganache ? – elle est courte. - Mufle en bec de canard, naseaux extrêmement dilatés. Oreilles discrètes et bien placées, Pinceau pénien (…) Mais qu’est-ce qu’elle fout, bordel ? » Estimant que la bête avait trop vite franchi sa sphère intime, Jasmine, instinctivement, avait fait une énorme bulle de chewing-gum rose qui les séparait l’une de l’autre. Mais Unicorn, loin d’en être effrayée, poussait son mufle horrible vers la bulle odorante qui enflait crescendo sous le souffle continu de la danseuse.
- Non ! Mais elle est complètement siphonnée ! Quelle gamine ! Notez, pinceau pénien absent ! Ni mal ni femelle, hermaphrodite. De mieux en mieux !
- Ha ! Ha ! Quel clown cette Jasmine, dobrze, dobrze ! Un numéro superbe, imaginez Lars : « La Belle, la Bulle et la Bête». J’achète !
- Je peux vous dire Med que si on s’en sort, je lui fais creuser un tunnel jusqu’à la rue de la Lune !
A SUIVRE …
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