samedi 1 octobre 2022

Nuit Pinder : Début


                 "Deux faits majeurs ont illuminé cette triste année 1854. Le premier, est la naissance d’Arthur Rimbaud et le deuxième, la fondation du cirque Pinder "

                                                                                     Jank Debrew « Victoires sur la nuit. »       

     

  

                                                   NUIT PINDER

     


C’est l’été. L’été d’un autre siècle, d’un autre millénaire, d’un autre monde. C’est l’été des enfants, des parents dans les grands ensembles ; on ne dit pas encore et on ne dira jamais « l’été dans les quartiers sensibles ». La cité de l’Europe, cette ville neuve, a gagné sur la campagne, sur les champs alentours, sur les dernières fermes. Il en reste toujours une, une de ces maisons sans âge, encore debout : celle des Barberaux. Il suffit de traverser la rue et on est chez eux : ceux-qui-chient-au-fond-de-la-cour. Le cadastre, l’aménagement du territoire, sont des notions aussi vagues qu’une super lune sanguinolente. Brasilia a forcément été inventée par un solide dormeur. Quant à la Cité Radieuse, construite pour prospérer collectivement dans le sommeil, elle a trouvé preneur en Papa.

Nunki Bartt "Le firepapa" 2009


Bouboule et moi, dormons dans la même chambre que Papa. Depuis toujours, on dort tous les deux dans sa chambre. Maman dort dans la chambre qu’elle a choisie, celle de Richie, qu’elle a prié d’aller dormir dans celle de Tonton. Richie ne voulait pas, au début, aller dans le lit de Tonton, et il a gueulé tant qu’il a pu. Ses fermes protestations, ignorées de tous, n’ont fait qu’encourager son acné juvénile à s’étendre, tels les kibboutzim dans les territoires occupés. Maman, depuis qu’elle nous a quittés, Papa, Bouboule et moi, dort toute seule dans la petite chambre du fond, qu’elle a volée à Richie. J’espère qu’elle fait de beaux rêves. 

Si Papa est toujours le premier à se mettre au lit c’est parce qu’il n’a jamais vu de brosse à dents. Et puis, Bouboule et moi avons ordre de Maman de nous laver le cou et la figure avant de nous coucher. Papa n’y est pas tenu. Nous avons onze et douze ans. Ont disparu : la séance de chatouilles qui précédait les bourrades viriles de Papa, ainsi que les effusions débordantes de tendresse, dont seuls les pauvres connaissent la saveur. Depuis que nous avons grandi, la porte de la chambre n’est plus qu’un octroi devant lequel le marchand de sable nous fait le coup de la fouille. Papa a déjà le doigt sur le curseur de son vieux poste Radiola, blanc crasseux, bloqué définitivement sur la fréquence Radio Télé Luxembourg, qui l’aidera à s’endormir sur des chansons et des publicités chantées en mode majeur


Jouez-moi SVP

Fièrement empyjamentés, nous regagnons nos postes, ces lits superposés en pin blond, qui ne nous ont jamais quittés. Bouboule en bas et moi là-haut. Une fois au lit, on se pose toujours la même question : « Comment s’endormir plus vite que Papa ? » Bouboule, c’est tout vu, dès qu’il se mettra sur le ventre l’affaire sera réglée, mais pour moi, alors qu'avec Farid on a encore élargi notre territoire à vélo, dans la poussière sèche de l’été 81, quarante kilomètres jusqu’à Azay-Le-Rideau, le cul pasteurisé, les cuisses en cours de décongélation, j’aurais dû piquer du nez dans le potage quand Man nous a servi la soupe froide au lait sucré, la préférée de Papa. Farid en a de la chance, il vit avec sa mère, ses deux frères et sa sœur, la belle Nadia. Son père, lui, a foutu le camp. A l’heure qu’il est, sûrement que mon copain dort comme un Duclos Lassalle après un Paris-Roubaix dantesque, en rêvant de notre belle échappée jusqu’au château. Veinard ! Moi, je tiens de ma mère, du genre nerveux ; c’est comme ça. Bouboule est le portrait craché de Papa, qui a une confiance aveugle en l’avenir.

Papa, c'est le Jacques Maillol des apnées abyssales du sommeil. Papa n’a pas de luette, mais un big band de luettes, un bagad qui s’est formé dans les régions australes de sa bouche. Papa recrée chaque nuit le remugle infernal qui prélude éternellement à "l’entrée du Christ à Bruxelles". Cette nuit, Papa deviendra un opéra fabuleux et donnera à la cité entière son concert d’enfer. Et qui aura droit à un fauteuil d’orchestre ? Je vous le donne en mille : son petit chéri, le seul qui ai compris l’art subtil de Papa.



Max Meynier ! Nosferatu des ondes, grand chambellan des mille pattes ! Tous les routiers s’appellent Dédé dans mon jeune cœur. Mon orientation sexuelle a quatre roues motrices. Les eaux troubles n’ont plus aucun secret pour moi. Elles charrient des tonnes de sable des semi-remorques accostés aux quais vaporeux de la logistique du sommeil. La radio de Papa commence à crachoter. Va m’incomber, encore une fois, la corvée de descendre éteindre le poste. Mais avant, et parce que je tiens là ma première occasion de me venger de Bouboule, m’assurer qu’il dort, qu’il ne simule pas, et me pencher hors de mon lit pour lui balancer un premier nounours : le Babar, aussi crasseux que la radio de Papa. Bouboule le prend dans l’épaule. Aucune réaction.


Nunki Bartt "Les petits frères" 2012


« Attention les stations ! » Un petit attroupement s’est formé là, en bas, dans le square, sous notre fenêtre. Nous infusons dans les ultra-violets que l’estran solaire a laissé à l’intention de la nuit, comme une casserole. Papa, dans sa mansuétude, a pris soin de ne pas refermer complètement le volet en laissant passer un peu d'air, parce qu'il ne veut pas que ses petits chéris étouffent. Comme ça, avant de m’endormir, je peux voir, avec ravissement un trait scintillant de lumière !

On a dit cent fois à Papa de changer les piles du transistor ! Cent fois on le lui a dit. Et maintenant, je n’entends plus rien des conversations entre Max et les Dédés, à propos d’un modèle de camion. C’est dommage, Max était justement en train d’engueuler un routier au sujet d’un nouveau mille pattes qui vient de sortir et dont Dédé jure qu’il a le volant entre les mains. Macache, oui ! Max n’en croit pas un mot ! Il était déjà en train d’envoyer promener  Zoulou 18, le routier, chez les papas 22 au moment où on a perdu le signal. En revanche, une autre conversation, bien nette celle-ci, a pris le relais de l’émission de « Max et les Dédés », celle d’un petit groupe stationné trois étages plus bas sous notre fenêtre. Ces voix animées, elles sortent à leur tour du poste de Papa comme par magie ; elles ont remplacé son émission préférée. Je me concentre et je reconnais cette voix entre mille, parmi les cris des filles : c’est la voix de Noxe, l’ennemi juré de Fati. Fati, c’est Jean Valjean, le gentil bandit du quartier, le plus craint, et qui m’a déjà sauvé la vie lors d’une course de caddies qui avait mal tournée. Fati habite l’appartement au-dessous du nôtre, quand il n’est pas en taule. Marmin est là aussi. C’est le meilleur copain de Noxe et le plus débile aussi. Il est la cible constante des filles qui se foutent de lui, en mode mineur, parce qu’il est laid et que leurs rires moqueurs, c’est comme pour le prévenir qu’il n’aura aucune chance avec elles. Ça rigole de plus en plus fort en bas. Ce n’est pas permis de rire comme ça, quand les petits chéris essayent de dormir. Pourquoi Papa ne se réveille pas ? Il les ferait taire lui ! Il en a maté des plus durs… Je pourrais c’est vrai, aller moi-même à la fenêtre, et leur demander poliment d’aller jouer ailleurs, d’aller emmerder d’autres petits, bien loin d’ici, sous d’autres fenêtres que la nôtre. Je pourrais faire ça. Autant me suicider tout de suite. Noxe, c’est le deuxième plus grand caïd du quartier. Une fois, Il a battu Fati en combat singulier (c’est vrai qu’il avait un couteau); il n’aurait de cesse de me traquer partout où je me cacherais pour le simple crime de m’être montré à la fenêtre. Un homme mort en pyjama, voilà ce que je deviendrais. Comme un malheur n’arrive jamais seul, l’été est aussi la période de migrations des Jean Valjean qui partent rejoindre les zones fraîches et humides des maisons d’arrêts, sinon, Fati lui aurait fait payer très cher cette intrusion sur notre territoire et ainsi, le Monde Juste aurait une chance de pouvoir enfin dormir, mais je ne descendrai pas, je n’éteindrai pas la radio de Papa. Il est déjà trop tard. Papa est  dans la place, comme un disque jockey sur ses platines, et ça va faire du bruit… 



Jouez-moi SVP


 A suivre…

 

                                               

 

                                                   

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