jouez-moi svp
Robert Wyatt Shrinkrap
Le travail a repris aux ateliers de la soierie Le Manach. Une longue aile crasseuse, tout comme la rue, attenante au 49 de la rue Losserand où je m’isole doucement mais sûrement, sans m’en rendre vraiment compte. Je me mets toujours à peindre les après-midi, après toutes sortes de procrastinations, quand je suis prêt à rejoindre le "monde généreux", quand je suis persuadé de faire également partie de ce monde qui fabrique encore ces choses, qui un jour ont été belles, émouvantes et qui nous sont parvenues d'un monde lointain; et parce que cette manufacture semble traverser le temps sans encombre, je peux me convaincre que ce qui a été beau un jour, peut l’être encore aujourd’hui. Alors, quand les soyeux de la manufacture se remettent au travail dans ces ateliers situés en aval de la rue, je fixe au mur une feuille de papier couché au format colombier, provenant des vieux stocks de l’imprimerie Mame*. J’en aurai pour des mois avant de venir à bout du ballot récupéré au cours de la fermeture définitive de cette fameuse imprimerie tourangelle. A mesure que le travail évolue, j’intègre tout aussi bien les schlank et les klong produits par les métiers à tisser, que la sonnerie annonçant une nouvelle récréation pour les écoliers de l’école élémentaire Paul Bert, située en amont de la rue. Quand tous les bruits me parviennent dans un unisson où je distingue à peine le bruit des métiers à tisser parmi les égaiements des enfants, je me sens légitime, heureux enfin, comme un musicien qui aurait, par miracle, perçu les harmonies secrètes du Monde. A cette époque, me foutant du tiers comme du quart, je travaillais vite, beaucoup trop vite. Quand je pouvais juger sereinement du résultat, je réalisais toutefois que le but de ce travail frénétique n’avait aucune importance, et qu'au fond, seul l’acte de peindre comptait ; je me faisais une raison, quand je ne me voyais pas déjà trop beau.
Si le travail au mur n'a pas trainé, je me refais un chantier dans la chambre-salon-douche et je reprends au sol (l’appartement, par chance, est entièrement carrelé) avec du papier journal, des cartons ondulés comme support, du sable et des pots de peinture glycérophtalique que j’achète chez le quincailler et que j'utilise directement à la sortie du pot, sans essayer de briser les couleurs. Il y avait des fois où le résultat se présentait bien, surtout quand il était nourri des longues promenades et du travail que j'effectuais dans les vignes, sur les coteaux de la Loire.
Sauvée des flammes, cette peinture, avec sable sur papier journal marouflé sur carton ondulé, non titré, non signé - vers 1991 |
Me souvenir de ce petit homme dans son fauteuil roulant et de son étonnante musique ne pouvait que rétablir l’assiette du sérieux déséquilibre mental qui penchait du mauvais côté, alors que je m'étais sérieusement proposé de remonter, avec mes travaux, toute l’histoire de l’art ! Non seulement l'art de la peinture, mais, tenez-vous bien, l'art de la musique aussi, et c’est pourquoi je parcourais tout l’opéra français, depuis Rameaux (contre Lully), pour remonter à l’époque que j’évoque aujourd’hui. Comme je peux comprendre, maintenant que je suis un vieil homme qui ne trouve même plus d’intérêt à se fâcher avec sa vie, combien j’ai pu, depuis mon rez-de-chaussée, jusqu’à son deuxième étage en mansarde, briser les esgourdes de ce pauvre Daniel, guitariste de jazz amateur, qui ne jurait que par Charlie Christian, avec mon opéra français boursoufflé, et combien les Bizet, les Lalo, les Delibes et les Debussy auront pu interférer dramatiquement dans sa recherche du swing idéal et nécessaire à tout bon sideman qui veut un jour intégrer un jazz band digne de ce nom. Oh oui ! Je comprends, même "si je crois entendre encore", combien l'opéra Les pêcheurs de perles ont pu, éventuellement, lui casser les couilles, comme le disent les jeunes filles en fleurs d’aujourd’hui.
Je rends souvent visite à la bibliothèque centrale sur l’autre rive de la Loire, cette grosse limace, pour y lire les aventures de Don Quichotte dans une splendide édition enrichie des gravures de Gustave Doré mais qui, on peut le comprendre, est exclue du prêt, vu la taille des deux volumes. J’espace mes venues à la bibliothèque dans le seul but de reprendre le livre où je l’ai laissé auparavant, dans un silence quasi religieux, et ces fréquentes visites ont le charme spéciale d’un rendez-vous amoureux, me faisant oublier pour deux petites heures toutes les choses que je ne pourrais m'offrir, comme les hanches de guitare de Nadine, ses yeux verts ouralien et son stérilet magique; on se contente de ce que la vie vous permet d’obtenir, à condition que ça ne sorte pas d'ici. Avant de monter à la salle d’étude pour me replonger dans Cervantès, je passe toujours par le rez de chaussée afin de fouiller dans les bacs de disques. Ecouter Les pêcheurs de perles n’avait pas été vain (ce que je n’aurais su expliquer à Daniel) et s'était même révélé d'un très grand secours en cette circonstance, car en mettant la main sur « Dondestan », le cinquième album de Robert Wyatt, après seulement sept ou huit minutes de fouille (disque sur lequel était crédité le titre "Catholic architecture", entendu lors de l'émission "Métropolis", 9 mois plutôt), il apparaissait que les courants hasardeux de la vie me rapprochaient de Nadir, le pêcheur de l'opéra, plongeant en apnée dans les eaux céladon de sa Ceylan natale pour ramener les perles si rares dans un intervalle de temps équivalent à celui qu'il m'avait fallu pour aller à la pêche au disque. Je l'ai trouvée aussi cette perle dans les collections pléthoriques de l'audiothèque. Après, je me sentais comme un frère de la côte qui aurait fait bonne fortune en remontant cinq caisses de bourbon de contrebande des hauts fonds sablonneux !
Depuis ce jour de chance, Dondestan m'accompagne comme les vers précieux d'un poème inoubliable. Mais il fallait que cette perle contienne encore un autre trésor, soit : la trilogie inaugurale de l'album : Costa - The sight of the wind, - Catholic Architectur. Quand j'ai entrepris d'écrire cet article, j'ai cherché à retrouver l'enregistrement original de 1991, mais aucune des plateformes de service de streaming ne me l'a proposé dans son jus. Il n'existe pas en tant que tel; on lui préfère son clone: "Dondestan revisited" (?) dont j'ignorais l'existence, si bien qu'à chaque fois que je visite ma plateforme de prédilection, je suis tenté de remettre dans l'ordre original tous les titres du pressage historique. On conviendra aujourd'hui, en cet an de crasse 2022, que tout est revisité : Le Paris-Brest, la blanquette de veau, les tomates farcies, ainsi que les châteaux de la famille De Clermont Tonnerre : tout est revisité. J'ai désespéré quand j'ai appris que cette transformation de l'ordre de passage des titres de l'album était la volonté du maestro lui-même, ce qui n'aurait pas dû m'étonner, tant les artistes sont toujours en quête de perfection, mais je l'ai dit : je suis maintenant un vieil homme qui n'aspire qu'à la paix, et à l'instar d'Archimède de Syracuse, je dirais à tous les revisiteurs d'œuvres et de hors d'œuvres patentés : - ne dérangez pas mes cercles !
L'ouïe est peut-être des cinq sens, celui qui est le plus intransigeant, le plus dur d'oreille, si j'ose dire. "Je vous en supplie s'écrie encore Henri Pichette, le Monde recommence Il faut épanouir l'oreille L'oreille c'est l'épouse de l'air". Quand on entend une chose pour la première fois de sa vie, le cerveau l'imprime dans un marbre fait de moelle tendre; il suffit que cette chose vous plaise, qu'elle vous revienne naturellement ou que vous cherchiez à la réentendre, la moindre différence avec l'originale ne pourra échapper à votre mémoire auditive, comme si l'oreille, trop fidèle, ne pouvait supporter la plus petite "trahison". Prenons deux mauvais exemples : quand Jane B s'est mesurée à "Avec le temps" du maître Ferré, c'est comme si la boue du ciel m'était tombée sur la tête. Quand Isabelle Geffroy** a karaoké "Il est cinq heures, Paris s'éveille", de Dutronc et Lanzman, cette même boue est remontée des égouts des villes qui s'effondraient, non pas à cause de la subsidence, comme on s'accorde à le penser, mais à cause d'une solifluxion imparable, provoquée par la quantité de merde qui provenait de la nullité de ces cuistres revisiteurs .
Jouez-moi svp
La trilogie inaugurale agit toujours sur moi comme une formule magique. Chaque fois que je marche seul ou en compagnie de mon chien, que je pars à bicyclette avec la jolie Snow ou que j’entreprends une activité qui nécessite du rythme, comme la peinture, par exemple, Costa, The sight of the wind et Catholic architecture, m'assiste en toute circonstance. (Si j’essayais, une seule fois, de chambouler l’ordre sacré, mon pas se brouillait, mon souffle me pesait, ma main malheureusait). Je n’en reviens toujours pas de m’être retrouvé comme plaqué contre l’abri d’un de ces ilots, semblables à ceux des autoroutes, par le souffle de la poussée dû à la vitesse des mouvements de baguettes de percussions rappelant le staccato de Tony Williams, dès l'entame du morceau. Dondestan, ce bel oiseau, décollait avec ce titre d'ouverture : Costa (Memory of under development) grâce à un ergol artistique plus dense que le fabuleux medley d’Abbey Road, décliné à partir de You never give me your money jusqu’à The end, soit 16 minutes de rêve. Il n’aura fallu que 15 minutes et trois titres à l'homme de Bristol pour atteindre les espaces vertigineux d’une supernova chromatique. Dans le sillage de Costa, The sight of the wind, nous libérait définitivement de l’attraction terrestre; le temps se dilatait, s’étirant comme de l'aligot, accélérant paradoxalement notre approche de Catholic architectur, modèle de sérénité et de perfection sonore. Mais le voyage était encore long avant d’atteindre la lointaine CP Jeebies, soutenue par la plainte triste d'un mélodica, et qui refermait cette étrange constellation. Dondestan pouvait certains jours me porter à la mélancolie et malheureusement, chaque fois que j'étais mélancolique, j'étais frappé d'hyperlyrisme qui me faisait commettre les pires conneries d'usage. Cette fois, j'écrivais carrément une lettre à Nadine dans laquelle je lui avouais ma flamme. La réponse ne s'était pas fait attendre, ferme et catégorique : "J'ai bien reçu ta lettre, merci. Je te réponds de notre amitié et de l'attention émue que je te porte. Ne gâchons pas tout; il faut tenir compte de mes besoins etc... " Comment s'appelait-elle déjà la ribaude de Quichotte ?
Dura lex sed lex
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