dimanche 27 novembre 2022

Radio Baxter # 8 Demain, lui, à la vue la plus perçante de la planète…

 

E n z o   C o r m a n n   G é r a r d  M a r a i s  Y o u v a l  M i c e n m a c h e r  J M  P a d o v a n i

"Quelque fois de braves gens comme il en reste  me donne le gîte et le couvert"
Enzo Cormann



      L   e     R    ô    d    e    u    r          1   9   9   1


II

Bartt fut réveillé par un petit groupe de jeunes merdeux qui étaient venus stationner autour de la tente Gehry. Chacun y allait de son commentaire : « - Non mais c’est quoi cette merde, ça se vend ce machin-là ? – Qui peut bien dormir dans ce gourbi, on dirait une manche à air !  - A part le bedeau de Saint- Roch, j’ vois pas. » Ils avaient des gausseries moyenâgeuses. Bartt constata que la matinée avait pas mal d'avance sur la journée. Les merdeux entonnèrent « We are living in a yellow submarine », avant de s’éloigner vers le marché.  Nous étions samedi. Il avait fait le mort parce que la lumière crue du soleil lui avait révélé cette triste réalité :  oui, il était bien ce pauvre type qui avait passé la nuit, allongé dans cette penderie. Mais il y avait du nouveau ; quelque chose qu’il avait reçu de cette nuit sans étoile, comme une mauvaise nouvelle. Dès qu’il avait voulu mettre un pied dehors, il avait constaté qu’une partie de son corps, du cou jusqu’au bassin, était prise dans un étau et dans un carcan. Aller jusqu’aux sanitaires fut, pour lui, un contre sens. Il comprit, que pendant cette nuit maléfique, la tente Gehry et lui-même n’avaient fait qu’un.



 Bartt se dit que c’en était fini de ce voyage idiot, que l'inexpression : « on n’est pas rendu à Loches », en se refondant en une pauvre catachrèse, avait finalement eu raison de lui. Comment repartir avec le même fardeau, avec la même distance à parcourir, quand on a l'impression de s'être fait écrasé par un couillard ? À moins, se dit- il, de considérer que le défit ne concernait que le voyage jusqu’à Loches uniquement, et qu’il était libre, désormais, de choisir son moyen de locomotion : le trébuchet, la catapulte ou bien l’autostop, discipline dont il raffolait et dont il était passé maître. On s'était donné rendez-vous chez le Brigadier, à Martizay, mais Bartt, qui voulait abréger ses souffrances au plus vite, avait décidé, au moins pour sauver les apparences, de surprendre le garçon sur son lieu de travail, à Bossay sur Claise, au château de Ris, où l’équipe pédagogique du CPIE d’Azay-Le-Ferron avait déménagé, le temps de conduire un stage de découverte de la faune et de la flore locale. D'un château à l’autre ! Bartt se disait que le brigadier était le garçon le plus verni de la Terre. C’est alors, qu'il s’apprêtait à faire disparaître définitivement cette erreur/horreur de l’architecture nomade, qu’il fut interrompu par le directeur du camping qui faisait sa ronde matinale habituelle.  Il stationna un moment pour bavarder avec Bartt, qui n’en avait pas du tout envie. Le directeur s’attardait particulièrement et abusivement sur cette installation éphémère ; le baroudeur aurait voulu s’en débarrasser mais l’autre prenait tout son temps, lui narrant les anecdotes les plus cocasses sur la vie du camping et les drôles de zèbres avec leurs drôles de barnums qu’il avait vu défiler depuis son capitanat. Le directeur lui proposa même son concours pour plier son igloo en deux temps trois mouvements, offre que Bartt déclina. L'autre resta incliné comme une sardine jusqu’à ce que le pénitent endosse son terrible sac. Il fit un dernier signe d’adieu et tenta d’adopter une allure convenable et rassurante ; le directeur ne vit qu'un petit vieux claudiquant et s’appliquant à écraser des œufs.

« - Allez y doucement, sinon vous allez vous tuer. Et surtout bonne route pèlerin ! »


Jouez-moi svp

                                                                        

Bartt pleurait. Et de mémoire de pèlerin, c’était bien la première fois depuis longtemps. Mais ces larmes n’étaient pas tant des larmes de douleurs, que tant d'autres, plus amères et qui révélaient une profonde lassitude morale, une soudaine révélation sur lui-même. A peine avait-il pris la tangente, qu’il parvint à hauteur d’un échangeur routier. Passant sous un pont, il se trouva nez à nez avec un graphe qui ornait très médiocrement l’un des piliers. C’était la manifestation de l’esprit de Ludovico Sforza, qui saluait, à sa manière, la longue dérive de Bartt à travers la campagne ainsi que son séjour éclair et douloureux au camping de la Citadelle. Un personnage aux yeux exorbités, à la bouche en cul et coiffé d’une casquette Jardiland, pointait un index pour déclarer "qu'on était bien rendu à Loches ». Bartt avait grimacé, comme pour reconnaître qu’au fond, il était plutôt beau joueur. 



Au lieu-dit « La Chapellerie », ses jambes étaient tellement cimentées aux hanches qu'il jeta définitivement la truelle. Dès lors, il dut changer de tactique et reprendre le rôle cent fois joué, de l'autostoppeur gentil. Il alla péniblement se poster sur la départementale 50, rêvant qu’une âme charitable aurait pitié de lui. La route était désespérément droite et désespérément vide, personne ne passait par là, ni dans un sens, ni dans l’autre. Avachi sur son sac, il scrutait l’horizon, jetant de temps à autre un œil dans la futaie, derrière lui et se vit la mort dans l’âme, en train de planter la tente Gehry au beau milieu des hêtres, des chênes et des pins sylvestres, à la tombée de la nuit. Tel un charmeur de serpent, il fixait le bout de la route. Il entendait les cris aigus d’une buse planant dans l'azur, à moins que ce ne fut le cri d’alarme d’un faucon pèlerin piquant au nadir. Une heure, deux peut-être, sans d’autre compagnie que celle des rapaces, quand un disque jaune apparut tout au bout de la route. L’effet de réfraction de la lumière sur le macadam chauffée à blanc, l'avait dilaté au point que Bartt avait cru qu’un autre soleil prenait la suite. La calandre fuselée d’un mini van, au nez jaune, prenait toute la route et fonçait droit vers Bartt qui brandit timidement son pouce comme pour faire jaillir le feu flemmard de son briquet. Un souvenir le traversa ou plutôt une vision, car Bartt en avait beaucoup, des visions. Il avait fait le pari qu'une voiture passerait et qu'elle serait la bonne ; une seule suffisait sur la départementale 50, aussi rectiligne que la route 66. il crut voir de l’autre côté de la chaussée, la silhouette imposante de Rutger Hauer et de son double, John Ryder, dit « le Hitcher ». La Route, depuis ce genre de film, auquel on pouvait ajouter, "Easy Ryder, Duel et Mad Max", avait toujours été, pour Bartt, l’incarnation du mal absolu. Le ruban effrayant de la route, la solitude de l’individu à pieds ou à l’intérieur d’un véhicule dans un coin de nature désert et hostile quand vient la nuit, l’irréversibilité du voyage entrepris, le rapport de force inégal entre les voyageurs à pieds et les automobilistes tout puissants, jusqu'au combat fatal. 




 « - Get in the back ! » La porte latérale d’un très joli Combi VW, rose et jaune d’œuf, s’ouvrit dans un parfait glissando et Bartt sentit qu'il aurait pu, lui aussi, déployer ses ailes. La fille qui l’invita à prendre place à l’arrière lui souriait. Ce sourire voulait-il dire : « Ne t’inquiète plus Bartt, nous venons de la part de Ludovico Sforza, tu n’as plus rien à craindre, maintenant que nous sommes là. Tu vas être libéré. Es tu content ? » Il jeta un coup d’œil au passage pour s’assurer que John Ryder se tenait toujours à bonne distance ; à son grand soulagement, il avait disparu. Le garçon, qui était au volant, dit quelque chose que Bartt ne comprit pas très bien, sinon qu’il était question de Preuilly sur Claise. Si c’était là, leur point de chute, alors le convoi magique lui faisait faire un bond de près de 60 kms ! Bartt remercia et demanda d’où arrivaient ces deux anges rédempteurs. « From Australia », lui répondit-on. Si ils lui avaient assurés qu’ils provenaient de la Lune, il les aurait crus. Et pendant que la camionnette filait bon train sur cette route perdue du sud de la Touraine, Bartt desserra les lanières de son sac pour en sortir une bouteille de Chinon, qu’il offrit en guise de bienvenue au Pays de cocagne. les australiens jubilèrent sobrement. On oublie pas, si facilement, le lait tiède des jours de fête. Une conversation animée s'engagea, malgré l'anglais primitif de Bartt. A l'arrière, régnait un désordre d'argonautes, plein d'odeurs contrastées. Les voyageurs se sentaient plus que jamais des voyageurs, Bartt se félicitait de sa bonne fortune retrouvée et les kilomètres mangeaient d'autres kilomètres. A Preuilly, il fut rendu, comme prévu, à son pire ennemi, lui-même. Au centre, il trouva un petit café agréable où étendre ses guiboles. Quant à savoir comment les prulliaciens le perçurent : comme du linge mouillé séchant sur une vieille corde à linge.





Sortir de Preuilly ne fut qu’une formalité. L’épuisement de Bartt lui procurait une étonnante lucidité, doublé d’une acuité sensorielle supérieure, un instinct de survie qu’il attribua au fameux second souffle du voyageur. A peine avait-il fait une première tentative qu’une voiture alla se garer en amont, et Bartt n’y avait d’abord pas cru, car la voiture était passé devant lui, sans décélérer et il avait préféré reprendre son affût. Un coup de klaxon dans son dos et il se retourna pour constater qu'une voiture s'était arrêtée sur le bas-côté. Quelle idée d’aller se garer si loin, c’est le coup classique. Le type s'arrête au-delà de la position de l’autostoppeur pour jouir du spectacle du pauvre gars qui doit courir avec son sac lourd comme un âne mort, avant que l’autre ne change d’avis et au moment de monter, il se barre le pied au plancher, le gratifiant au passage, d’un délicat doigt d’honneur. Combien de fois lui avait-on fait le coup ! Mais cette fois, Bartt prit tout son temps pour aller jusqu’à la bagnole, une vieille Jaguar qui aurait eu encore de l’allure si on l’avait débarrassée de la boue et de la poussière. Il balança le sac à l’arrière et monta sans dire merci. Il se présenta tout simplement au conducteur, un type moustachu qui ressemblait à Jean-Pierre Marielle .

-     Bonjour, Bartt, enchanté ! 

-   Jacky ! Je vous ai vu boiter à cent mètres. Ça n’a pas l’air d’aller, dites-moi. Je peux vous pousser un peu plus loin. J’habite à la Couture, un hameau sur la route. Alors comme ça, on voyage ? 

-      C’est loin de Bossay ce hameau ?

-      Ah !  Bossay,  non ce n’est pas loin de chez moi, cinq ou six kms tout au plus. Et moi qui me disais avoir affaire à un globetrotteur !

-      Vous savez, Jacky, n’importe quelle route et même cette route de Bossay-sur-Claise te conduira au bout du monde…

-      Ah ! Oui, c'est vrai, c’est juste à la fois ; c'est… c'est même formidable . C’est de vous ?

-      Non, non. C’est de Carlyle, un poète écossais ; sauf que je l’ai un peu arrangé pour la circonstance.

-       Eh bien, Bartt, je ne suis certainement pas ce Carlyle, mais je vais déjà vous emmener jusqu’au bord du bout du monde. C’est parti !

-      Merci Jacky. 

jouez-moi svp





Si l’aspect extérieur de la jaguar était déplorable, l’intérieur en revanche était aussi rutilant et confortable que le Nautilus. Jacky avait remonté le volume de l’auto radio et repris l’écoute d’une musique jazz qui s’échappait sensuellement des hauts parleurs. Bartt voulut se rendre agréable.

-      Qu’est-ce qu’on écoute ?

-    Ça vous plait ? Ça, c'est de la musique ! Wayne Shorter dans ses œuvres : « Infant’s eye », un standard ! Ne me dites pas que vous ne connaissez pas

Bartt avait fait une réponse évasive. Il pensait à son frère aîné, "l'ajusteur", qui écoutait passionnément les big bands, surtout celui de Count Basie. Somnolant, il regardait la jolie route qui serpentait, essayant vainement d'imiter, de rivaliser avec des millions d’années de puissance et de fantaisie au fil de l’eau. La jaguar circulait entre le coteau et la rivière. La rivière Claise labourait le paysage comme un lombric fouisseur. Le coteau, accouché du labeur humain, n’était qu’un chien dressé uniquement pour réguler le mouvement d'un troupeau sauvage. Jacky tapotait de l’index sur son volant au rythme des saccades du jeu de Wayne Shorter, quand à hauteur de quelques maisons du bord de route, Bartt vit un homme qui marchait tout le long, de l’autre côté. Il s’était arrêté net en regardant la voiture passer à hauteur. Mais dans sa posture de miraculé, Bartt ne voulut penser qu’à Ludovico Sforza, "il Moro". Non, penser un seul instant à John Ryder lui aurait coûté beaucoup trop.





Jouez-moi svp




                                       Crédits : Timber Timbre, Christophe, Wayne Shorter



A suivre

 


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