"Lara" Maurice Jarre 1965
"Vas-y Pondichéry, oui ! joue-moi s'en, d'la trompète !"
Quand il claqua, et une fois que les formalités de son enterrement furent réglées, nous décidâmes, mon frère et moi, sans l’avis des autres, de mettre la main sur le trésor de Papa. Le trésor, nimbé d'une légende hyper coloniale, recelait ce qu’il avait acquis de plus précieux dans sa jeunesse héroïque, des objets exotiques, sentant le durian et le santal, collectés lors de ses voyages de marin au long cours, embarqué comme cuisinier sur l’Elorn puis sur le Lac Tchad, un pétrolier ravitailleur, une ruine, abandonné aux français par les américains. Ses affaires personnelles, que nous avions toujours eues sous les yeux, se paraient, à présent qu'il était manquant, d’un orbe nouveau. Dans le butin du Quartier Maître Papa, on pouvait trouver ceci :
- Cette photo de lui, prise peut-être, dans un street studio à Saïgon ou à Hanoi
- Une pipe à opium, achetée à Saïgon, façonnée dans la corne d’un buffle dont les motifs sont entièrement peints à la main et représentent une chasse au tigre du Bengale, supportée par un socle en bois de buis noir, sur lequel des bouddhas sculptés semblent tenir la pipe à bout de leurs bras potelés
- Cinq coffres gigognes en bois de santal, trouvés à Pondichéry. L'ouvrage est assemblé en pièces de marqueterie, collées en chevrons. Chaque couvercle entièrement nacré, arbore différents motifs de scènes de chasse : chasse aux oiseaux, chasse aux papillons, aux pangolins, ainsi qu’aux chauves-souris
- Un poignard de sacrifice d’origine berbère, échangé contre un joint de culasse en Kroumirie, utilisé les jours de l’aïd, dont l’étui en bois d’arganier est finement sculpté, d’un côté d’arabesques végétales et de l’autre, d’une scène de chasse au mouton sauvage. La pointe du fourreau est capelée d'un petit sabot en dorure. Le poignard, dont la lame en acier trempé prend naturellement la forme d'un croissant, est muni d’un ingénieux fermoir ouvragé en bronze
- Un premier briquet, dit de confort, le briquet de tous les jours de Papa, un cadeau de mariage de son père, pièce en argent massif, de structure originale puisque concave, affichant sur chacune de ses faces des scènes pastorales, représentant une chasse à courre. J’aimais surtout regarder celle où on voyait un grand cerf trouver refuge dans un étang pour échapper à une meute de chiens galeux
- Un autre briquet dit, d’apparat. En fait, un briquet musical, en toc, dont Papa ne se servait pratiquement jamais, parce qu’à chaque fois qu’il voulait allumer sa gauloise, il oubliait la petite musique qui en sortait systématiquement, ce qui contribuait à l’énerver, lui, mais aussi ses copains du bistrot, qui trouvaient ça trop « fifi ». Alors, comme notre bon papa ne voulait pas passer pour une cocotte auprès des ses copains, comme auprès de ses fistons, il avait relégué son briquet en toc, bien qu’il n’oubliât jamais de remonter le mécanisme tous les soirs, comme il le faisait pour sa montre avant d'aller se coucher. C’est un joli briquet doré et blanc, au réservoir cannelé, imitation Dupont, un briquet quelconque, sans valeur, qui se remonte grâce à une petite clé fichée dans son dos; - et pourquoi l'aile d'un ange ?
Pétrolier ravitailleur Lac Tchad |
Comme pour nous préparer à une longue vie de fumeur, mon cadet s’octroya le fidèle briquet en argent massif, quand moi, je m’adjugeais (quitte à passer pour un fifi), le briquet musical en toc. Man trouvait que la petite berceuse était bien jolie, alors que notre grand frère Richie, lui, la détestait. Il rêvait qu’on lui en offrit un qui pourrait jouer Buffalo Soldier, quand il aurait à allumer un de ses bons "joints tulipe" de beuh ou de marie-jeanne.
Quand Papa est sorti de cette vie, il a emporté le secret de la petite berceuse qui sortait du briquet. Maintenant que le briquet est mort, tout comme Papa, maintenant qu’il a perdu tout son gaz et que sa pierre s’est érodée jusqu’à disparaître, si mal qu’elle ne produit plus de flamme, sa mélodie, elle pourtant, est sauve, tout comme l'est l’âme de Papa, du moins, je veux le croire.
Quelques années après la sortie de Papa, je découvrais, lors d'une séance du club cinéma de notre quartier, un film qui s'intitulait " le docteur Jivago", signé par le réalisateur britannique, David Lean. Le rôle-titre était joué par le grand Omar Sharif - je le sais, parce que du temps de Papa, on avait vu à la télévision l’inoubliable "Laurence d'Arabie", dans lequel déjà, Omar y jouait un rôle surprenant : celui du chérif Ali Ibn Kharish. La notice de la gazette du ciné-club du Beffroi précisait, « Le scénario est tiré du roman éponyme du poète et romancier soviétique, Boris Pasternak, qui fut contraint de refuser poliment le prix Nobel de littérature que lui avait pourtant décerné, à l'unanimité, l’académie suédoise, en ce 28 octobre1958. A cette époque, en URSS, Le docteur Jivago avait déchaîné une tempête contre l’auteur d’un roman jugé anti soviétique ». Ce n’était pas le premier artiste russe à passer à la broyeuse. Avec lui, combien de Fédor Dostoïevski, de Wladimir Maïakovski, de Sergei Essenine, de Dmitri Chostakovitch, de Daniil Harms, d'Ossip Mandelstam, de Marina Tsvetaieva et combien d'autres encore, plus tard ?
Evidemment, je n’avais pas de tels états d’âme politiques alors. Je m’en cognais, Brejnev m'est témoin ! A cette époque, je faisais mes dents, je rongeais l’os que Papa dans sa grande mansuétude m’avait jeté, avant d'aller lui-même manger la neige sale de son petit écran.
Boris Leonidovitch Pasternak |
Lullaby
"la garde de la paix"
Sergueï Prokofiev
1954
A suivre…
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